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6 septembre 2004 — Écartons les remarques sentimentales, morales et humanitaires, non pas parce que nous ne respectons pas la douleur des gens blessés, le chagrin de ceux qui ont perdu des êtres aimés, l’absurdité de jeunes êtres tués et ainsi de suite ; mais parce que tant d’imbéciles s’en chargent aujourd’hui, sous le masque de “journalisme” ou d’“hommes politiques”, qu’il est inutile d’ajouter notre voix.
Beslan est un carnage, c’est une évidence, avec toutes les horreurs qui accompagnent un carnage. L’important, ici, c’est de comprendre pourquoi il y a eu ce carnage et pourquoi son effet est si grand, alors qu’il y eut, qu’il y a et qu’il y aura des carnages aussi terribles et bien plus encore, que nous ne saluons et ne saluerons pas, que nous ne connaissons et ne connaîtrons même pas.
Il se trouve que le Guardian (l’Observer) nous présente en trois articles l’arc en ciel des attitudes, qui vont du bon sens divinatoire à la crétinerie sophistiquée, qui permettent de mieux comprendre et définir Beslan. (Le Guardian est un bon journal, c’est-à-dire un excellent thermomètre de nos lucidités et de nos stupidités.)
• Un premier article (dans l’ordre où nous les citons), de Max Hastings, nous offre le constat que le terrorisme, ça “marche”, c’est-à-dire qu’il produit l’effet désiré. (« These terrible tactics may actually be working , — Extraordinary terrorist outrages now gain extraordinary attention »). Hastings cite les terroristes russes du XIXe siècle et leurs tactiques qui étaient déjà celles qu’on voit aujourd’hui mais qui n’avaient qu’un écho très restreint : « Consider the description of Sergei Gennadievich Nechayev by the revolutionary Bakunin, writing to a friend in 1869: “I have here one of those young fanatics who know no doubts, who fear nothing and who have decided quite definitely that many, many of them will have to perish at the hands of government but who will not let this stop them until the Russian people arise. They are magnificent, these young fanatics, believers without God, heroes without rhetoric.” ») Puis Hastings en vient au XXIe siècle et constate, à l’aide d’une citation de Lawrence Durell, que ces tactiques sont aujourd’hui irrésistibles. Bref, Hastings enfonce des portes ouvertes mais cela vaut mieux que de s’inventer des forteresses imprenables, insaisissables et invisibles en les baptisant Ennemi de la Civilisation pour pouvoir mieux taper là où l’on déclenchera des réactions incontrôlables, imprévisibles et sans merci qui permettront de perpétuer le mythe que nous aurons ainsi créé.
« There are three obvious reasons for the 21st century terrorist escalation. First, it is much easier to attack undefended civilians than military installations or rulers. Second, the Muslims responsible for most contemporary terrorism are untroubled by even such modest scruples as the IRA possessed. Finally, extraordinary outrages gain extraordinary attention. No conceivable action by the Chechens could have gained them as much attention as the massacre of children.
» The massacre places immense pressure on the Russian government to identify targets for retaliation. Here is the purpose of the terrorist, defined by Lawrence Durrell in Bitter Lemons, a classic account of the 1950s Eoka insurgency in Cyprus: “His primary objective is not battle. It is to bring down upon the community in general a reprisal for his wrongs, in the hope that fury and resentment roused by punishment meted out to the innocent will gradually swell the ranks of those from whom he will draw further recruits.”
» I have always thought this passage above should be framed above the desks of every politician and soldier charged with countering terrorism. If we assume that it is undesirable to accommodate the aims of our enemies, then the need seems paramount to focus vengeance solely upon the guilty. »
• En effet, passons au constructeur de “forteresses imprenables, insaisissables et invisibles” qu’il baptise “Ennemi de la Civilisation”. Dans cet article de Jonathan Steele du 5 septembre, nous trouvons tous les ingrédients qu’il faut, et particulièrement l’expert qui va bien, — il est Russe et il travaille pour l’antenne moscovite du think tank US Carnegie Endowment for Peace, le Carnegie Centre. Le Russe sophistiqué et américanisé (c’est-à-dire exotique et sérieux à la fois) Dmitri Trenin nous fait une analyse intelligente, sophistiquée, impeccable, qui aboutit à la conclusion que Beslan n’est rien de moins que le “9/11 de Poutine”, que le président russe est donc engagé dans une guerre totale, un “second front” du terrorisme. Même si les conseils sont également de bon aloi (négocier avec les Tchétchènes pour tenter de changer la situation), l’ensemble apporte une pierre décisive à la construction d’un nouveau mythe terroriste (les Tchétchènes, “Al Qaïda n°2”) qui va contribuer à terroriser encore plus notre pensée et nos concepts. (Les questions fusent : “comment faire autrement” ? “Comment en sommes-nous arrivés là ?”, etc. Quelques indications ci-dessous, après l’extrait de l’article de Steele.)
« The crisis is the worst in Putin's presidency. It deals a massive blow to his credibility as a tough man with tough policies that can bring Russians security. It has cast new doubts on the effectiveness and professionalism of Russia's police and special forces. It has left Russians feeling more unsafe and defenceless than ever. And it has raised the spectre of unrest across the whole of the North Caucasus.
»
» Like many other experts, he saw the Beslan attack as part of a co-ordinated and sophisticated offensive by Chechen fighters to take the war out of Chechnya. It began in June with an attack by dozens of fighters on several police stations in the neighbouring republic of Ingushetia.
(…)
» The Chechens, aided and financed according to some Russian officials by supporters of al-Qaeda, last week used suicide bombers to blow up two civilian aircraft in midair shortly after they left Moscow. One was flying to the Black Sea resort of Sochi in what Dmitri Trenin sees as a deliberate warning to President Putin who was on holiday there at the time. “The Chechens wanted to say they could organise their own 9/11,” he said »
• Nous ne cachons pas notre préférence pour l’article de Peter Preston, du 6 septembre, parce que le langage et la logique développés sont ceux du virtualisme. Dès le titre, nous y sommes : « Writing the script for terror. » Il s’agit en effet d’un script, d’écrire un script et ainsi de suite, c’est-à-dire l’approche virtualiste qui importe, à l’aide des vieilles et excellentes recettes hollywoodiennes. Écartez résolument la cause que Preston tente d’expliquer, éventuellement celle des Tchétchènes, qu’importe. L’important est qu’il détaille l’affaire de Beslan d’un point de vue où il apparaît que tout le monde est prisonnier d’une manipulation universelle, qu’opère chacun des côtés, plus le journaliste qui rapporte les faits et les images, plus le lecteur et le voyeur de ces faits et de ces images, plus le non-lecteur et le non-voyeur lorsque, comme dans le cas de la fille de l’auteur, on refuse d’acheter le journal de peur d’y voir les photos… « I manipulate, therefore I exist », écrit l’auteur, et l’on comprend que cette étrange devise concerne tout le monde, qu’elle va comme un gant à tout le monde tant c’est la devise de l’activisme virtualiste où notre époque est désormais plongée jusqu’au cou : tous, nous manipulons et nous nous manipulons nous-mêmes, therefore nous existons, — mais sans plus très bien savoir pourquoi et dans quel but, et comment les choses se font...
« Hostage-taking on a grand scale means time, among other things: time for the camera teams to arrive, time for the crisis and pressure to build. Will Putin give in? He can't. It would be the end of him. So it will all come to slaughter and bitter tears. But he'll have to let CNN, BBC and the rest see what happens if he wants to make this terrorism international. And then the world will, too, see what we Chechens can do.
» Someone, that someone, wrote the script. Someone with despair in his heart calculated how it would work out — and break from behind the borders of control that stop us seeing what happens inside Chechnya. Someone wanted to put his case on the international map. Mission accomplished.
» And for his next trick? An old peoples' home, a nursery, a hospital? There is no limit to the targets that may be chosen by terrorists who expect to die but know that they will make a splash in the process. There is no limit to the soft touches that cannot be anticipated or defended. Frontiers are meaningless, because pictures have no frontier. Fear needs no visa.
» Two bleak things follow. One is that - whether or not it exists on any organised level - we shall gradually come to identify a force called international terrorism, a force defined not by the coordination of its strikes or creeds but by the orchestration of its inhuman propaganda. I manipulate, therefore I exist.
» The other thing is self-knowledge for media-makers and media-watchers. If the malignant message is itself a device, a weapon of mass hysteria, how do we defuse it? By a suppression that undermines free society, that gives terror its victory? Or by the realisation that we are not puppets, that we must see and explain for ourselves. That we have a duty of understanding. »