Nous sommes « en temps de guerre »

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Nous sommes « en temps de guerre »

17 avril 2020 – Hier soir, dans le 28 minutes de Arte réduit à la portion congrue “codivienne-19”, il y avait une interview-Skype de l’historien Stephane Audouin-Rouzeau, qui fait partie de l’élite historiographique, ou nomenklatura pour les esprits critiques, de notre establishment parisien. Cela écrit avec quelques discrets effets d’ironie sarcastique, simplement pour situer les circonstances, et laissant de côté ce que je peux penser de 28 minutes et des préjugés de mauvais esprit auxquels je pourrais me laisser aller, sans argument ni quelque raison que ce soit, vis-à-vis de Audouin-Rouzeau.

Il reste que ce Audouin-Rouzeau est un spécialiste de la Grande Guerre, président du Centre National de Recherche de l’Historial de la Grande Guerre, au musée de Péronne, avec beaucoup d’autres fonctions et activités (voir son Wikipédia). Son idée, qui constitue la poutre-maîtresse de l’interview, est que, dans cette époque Covid-19,  nous ne sommes pas « en guerre » comme dit notre-Président mais « en temps de guerre ».

Cette idée est opérationnalisée par cette remarque, que l’intervieweur Renaud Dély lui rappelle : « Vous avez dit [à propos de l’époque ouverte par Codiv-19] : “J’ai l’impression étrange d’être plongé dans mon objet d’étude” », c’est-à-dire dans une sorte de remake du « temps de guerre » de 1914... C’est-à-dire la vie du pays français alors que la guerre de 1914 éclate, et non pas les tranchées où les hommes meurent, les routes où les déroutes se font et les lignes où se livrent les batailles. La remarque est beaucoup plus sociale et psychologique que militaire et opérationnelle, beaucoup plus ontologique que stratégique.

Et c’est bien 1914 qu’il faut convoquer, si l’on veut très précisément établir le rapport avec le caractère étrange du “temps” qui fait l’intérêt de la remarque ; c’est-à-dire, pas n’importe quelle guerre mais cette guerre-là, la Grande, qui devait être courte (quelques mois), fraîche et joyeuse, et qui ne cessa de s’allonger (près de 4 ans et demi) dans des conditions terribles et affreuses, dans la terre torturée et le sang des hommes, chaque fois avec un terme ultime en vue, qui se trouvait, une fois atteint, affreusement prolongé en un autre terme ultime et ainsi de suite. C’est bien là l’étrangeté de la chose : ce « temps de guerre » l’est d’une guerre bien précise, et c’est par conséquent également un “temps étrange”.

« On l’a senti quand on est entré en confinement, le temps s’est densifié d’un seul coup, dit Audouin-Rouzeau. Chaque heure compte, apportant des nouvelles, des rumeurs, et puis l’on est entré dans un temps indéfini puisque l’avenir est bouchée pour longtemps et, en quelque sorte, le temps n’existe plus... »

... Ou bien est-ce qu’il existe, mais sous une forme nouvelle, comme une transmutation qui est opérationnalisée par le fait de « l’irruption du tragique dans notre existence », comme le remarque encore l’historien ? Certes, mais alors un temps étrange, absolument étrange, notamment avec ce fait exceptionnel du confinement, disons quelque chose comme l’“esprit du confinement” pour tenter de définir l’étrangeté circa-2020 :

« C’est une sorte de journée qui se répète d’heure en heure, et ce temps autre c’est ce qui fait l’étrangeté de la période que nous vivons, et il est très proche du temps ... de la Grande Guerre... [...]
» Comme en 14, quand les gens pensaient que cela durerait quelques mois, jusqu’à l’hiver, puis arrivés à l’hiver, pensant que cela serait fini à la fin du printemps, etc... Oui, cette question du court-terme est très importante... Comme dans la Grande Guerre, c’est l’ajout de courts-termes successifs qui fait un long-terme. Nous ajoutons des courts-termes aux courts-termes pour aboutir à un long terme. »

L’autre idée fondamentale de Audouin-Rouzeau, c’est l’idée archi-répétée, le lieu commun qui fait ricaner les esprits forts et qui effraient les autres, du “rien ne sera jamais plus comme avant”. Mais le lieu commun prend des allures de bouleversement fondamental, lorsqu’il est exprimé comme ici : « Il y a ce côté effondrement d’un monde qui fait également penser à 1914. »

Ce qui donne du crédit à son appréciation, c’est justement la description du monde qui s’effondre (pour moi, le Système), qui est cette époque qui nous fait, qui me fait absolument horreur et dont je souhaite l’effondrement (Delenda Est Systema). Ainsi, cet homme pense comme moi du point de vue opérationnel (effondrement d’un monde/d’un Système) alors, on s’en aperçoit très vite, qu’il a une vision conceptuelle de ce monde (de ce Système) si diamétralement opposée de la mienne. Pour que se fasse une telle rencontre de jugements conjoncturels de deux esprits aussi opposés structurellement, il faut que l’appel identificateur de l’événement soit impératif, et bien assez pour me renforcer décisivement dans ma conviction.

Ce qui est encore plus remarquable, c’est d’entendre Audouin-Rouzeau évoquer le monde qui s’effondre, exactement à la manière d’un pacifiste vertueux de l’été 1914, qui juge la guerre impossible à cause de l’affirmation durant la période précédant la guerre de la sagesse humaine, de l’attrait du Progrès, de la proximité entre les peuples, etc. (je reprends ses idées), et qui, brusquement, est démenti affreusement par l’événement. Pour aujourd’hui, cela donne cette appréciation :

« Alors que nous croyions à l’Europe, à la libre circulation des biens et des idées, etc., nous avons le retour de l’État-nation, du président national, des frontières, etc. De même, en 1914, on croyait que la guerre ne serait qu’une parenthèse et l’on a bien vu qu’il n’en était rien, qu’il s’agissait de l’effondrement d’un monde. Il est à peu près certain que la parenthèse ouverte il y a un mois ne se refermera pas. Il s’agit d’un monde nouveau... »

“Remarquable”, disais-je, parce que l’analogie ainsi évoquée par Audouin-Rouzeau fait de l’époque qui a précédé Codiv-19 une sorte de “Belle Époque” postmoderne ; ainsi, l’attaque 9/11, l’invasion de l’Irak, la crise de 2008, le “printemps arabe”, la Libye, la Syrie, l’Ukraine, la Grèce mise à sac par l’UE, Trump-2016, les 0,01% et les autres, tout cela ferait l’équivalent postmoderne d’une “Belle Époque” ? « Certes, tout n’était pas parfait », convient Audouin-Rouzeau, mais l’on sent bien que l’argument n’est pas vraiment retenu et l’évocation de cet effondrement remplit l’historien de mélancolie (et nullement de  nostalgie, certes et bien entendu, car il y a un certain caractère pathologique, dont la mélancolie n’est évidemment pas éloignée à mon sens, à ainsi regretter une telle époque). Je ne peux éviter de faire le constat que la mise en évidence de l’existence de différences telles de la perception est aussi, et peut-être à la différence de 1914 et faisant de 2020 un super-1914, un des facteurs de l’étrangeté de ce « temps de guerre » d’aujourd’hui, et peut-être même le facteur principal.

Cet effet de “densification” du temps que signale Audouin-Rouzeau correspond bien à cette perception que j’ai déjà eue, – déjà, bien avant Codiv-19, – de la contraction du temps à mesure que l’Histoire accélère, au rythme de la montée en surpuissance du Système. J’avais noté ce caractère à l’occasion de plusieurs événements, essentiellement devant le constat de l’empilement des événements extraordinaires, jusqu’à évoquer la possibilité d’un doublement ou d’un triplement de la densité du temps, comme dans ce passage du 2 novembre 2017, dans ces pages du Journal-dde.crisis :

« Ce qui se passe est que cet empilement formidable d’événements précipités dans un “tourbillon crisique”, sans qu’aucun ne prenne le pas sur l’autre et impose au monde une marche nouvelle, une catastrophe mobilisatrice, tout cela ne parvient pas “à tenir” dans un espace de temps si réduit d’une seule année telle que la psychologie est habituée à percevoir. Comprend-on ce sentiment que je veux exprimer, comme un étouffement événementiel dans le laps de temps trop court qui lui est imparti… A moins, à moins, c’est la seule issue, – à moins que le temps ne compte double ou triple !
» Ainsi expérimentai-je très précisément et dans le détail, dans le feu sans éclat particulier d’une expérience frustre et sans enjeu, ce que je désigne, d’une façon théorique  depuis plusieurs  années, comme une sorte de “contraction du Temps” résultant de l’accélération extraordinaire de l’Histoire, – les deux étant liés, certes. »

A une autre occasion (lors du pseudo-“printemps arabe”), d’ailleurs référencéedans la citation ci-dessus, avait effectivement été développée l’hypothèse d’une accélération de l’Histoire et de la contraction du temps pour rendre compte du phénomène des événements en cours, cela notamment à la lumière d’une citation du René Guénon du Règne de la Quantité  (Gallimard, 1945, “renouvelé” en 1972)  :

«Comme nous l’avons dit précédemment, le temps use en quelque sorte l’espace, par un effet de la puissance de contraction qu’il représente et qui tend à réduire de plus en plus l’expansion spatiale à laquelle elle s’oppose ; mais, dans cette action contre le principe antagoniste, le temps lui-même se déroule avec une vitesse toujours croissante car, loin d’être homogène comme le supposent ceux qui ne l’envisagent qu’au seul point de vue quantitatif, il est au contraire “qualifié” d’une façon différente à chaque instant par les conditions cycliques de la manifestation à laquelle il appartient.»

Il y a certainement, parmi les remarques intéressantes de Audouin-Rouzeau, cette impression du court-terme, que je verrais (façon de parler pour “ne pas voir”) comme une sorte d’absence d’horizon, comme une vision “enfermée”, ou “confinée” après tout, et qui est effectivement et naturellement très présente au cœur du temps “étrange” que nous vivons. Du fait de l’impuissance des forces humaines que suppose la chose, j’y vois une belle correspondance avec ma perception de l’extrême et écrasante supériorité des événements conduits par des forces supérieures. Ce rétrécissement de notre vision correspond évidemment à l’évidence chaque jour plus éclatante de notre incapacité à contrôler notre destin, à perdre les fils de l’histoire même dans sa versionnon-majusculée, à subir le joug d’une tragédie que nous croyions avoir domptée en en faisant une  tragédie-bouffe. On comprend aussitôt qu’il n’y a rien là-dedans qui heurte ma propre perception et l’appréciation que j’en donne, bien au contraire pour moi qui crois si vivement à l’accomplissement de notre Grande Crise de l’Effondrement du Système que je guette sans répit sous ses initiales de GCES.

Ainsi me suffira-t-il de dire à Audouin-Rouzeau, pour m’en titrer avec une gracieuse pirouette : “bienvenu au club”... Disons, le “club des guetteurs de l’effondrement et autres sentinelles des abysses”.