Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.
1298Il s’est absenté il y a six ans déjà. Je pense bien souvent à lui, donc j’en reparle dans ces lignes. J’ai été le dernier à le prendre en photo. Ma femme Tatiana aussi nous prit en photo, je semblai plus fatigué que lui à la veille de sa mort. Comme dit Shakespeare après Azincourt,
Let life be short, else shame will be too long.
Que notre vie soit courte, sinon la honte en sera longue.
Car on ne se bat plus, on attend la mort comme des couards. Par un noble hasard, je n’ai pas contacté Jean Parvulesco, c’est lui qui l’a fait en 1990, via les fameuses éditions l’âge d’homme et surtout un article que j’avais écrit sur Mitterrand le grand initié – titré plus sobrement alors Mitterrand mage noir ! J’avais alors sur les conseils d’un admirateur feuilleté un de ses livres les plus aboutis, les Mystères de la villa Atlantis, où il évoquait des sociétés secrètes folles, égyptiennes et noires ; de l’OSS (et non de l’OAS…) sans le deuxième degré, celui qui tue l’âme française.
Il voulait me voir, il voulait se confier. Il était alors, et il sera toujours, à la recherche de disciples. Il y a des gourous – ou des upa-gourous – qui comme cela recherchent leurs disciples. J’ai l’impression que toutes proportions gardées c’est ce que fait d’ailleurs Jésus au début ; on fait venir la foule, qui se charge de venir toute seule, mais on se doit d’aller chercher ses disciples à la porte des écoles ou d’ailleurs.
A Paris nous nous voyions vers six heures du soir, à la Rotonde, dans un décor art-déco. Nous étions voisins : en dépit d’une grave maladie à l’œil, liée pensa-t-on alors, à quelque magie noire, je vivais des heures assez heureuses au début des années 90, du côté de Passy. Nous nous voyions dans le Paris géodésique et ésotérique qu’il aimait tant, tout près de la rue Bois-le-vent, si bien nommée. Lui aimait parler, moi j’aimais écouter : je n’ai pas la santé de l’acteur, ou bien du politique. Et comme Le Pen, que je voyais aussi à cette époque, Jean était inépuisable en effusion verbale, et jamais ennuyeux. Parfois je le contredisais, et il se laissait facilement contredire. Il changerait de sujet, pas de situation.
C’est qu’il était pour quelques-uns des médias bien placés (Boutang, Germain-Thomas) l’homme de la droite subversive, illuminée et galactique. Sa fascination pour Mitterrand était grande, pour l’Allemagne impériale, pour les géants du cinéma, comme Rassam, à qui il devait sans doute de somptueuses soirées dans des restaurants de luxe. Scénariste mythomane et pique-assiette dans l’âme, Parvulesco se rêvait Casanova, espion, maçon sublime, conspirateur, père Joseph, grand pèlerin, auteur acclamé, rédacteur de lettres confidentielles lues de lui seul. Quand on faisait partie de son cercle, on faisait partie de son monde. J’ai eu moi-même l’honneur d’être deux ou trois fois cité par lui comme si j’avais été un personnage de fiction avec lequel d’ailleurs il était redoutablement peu d’accord, comme s’il pressentait que je ne partageais aucune de ses lubies, le luxe ou la luxure, l’empire, les combines, les néogaullistes, la nouvelle vague et l’extrême-droite, tout le reste. Ce qui nous rassemblait, c’était notre sympathie génétique et notre condition d’écrivains maudits de société secrète engloutie. J’avais aussi une certaine, une secrète attirance pour l’est, le monde slave, l’orthodoxie, dont j’ai épousé une fidèle. Mon futur m’attendait en Espagne, comme son passé l’y avait projeté, lorsqu’il écrivait pour la revue de la Phalange à la fin des années cinquante, après son passage plein d’inconnues dans l’OAS. Et je la retrouvais d’une façon prémonitoire en lui, cette Espagne éolienne et hauturière, certain que l’occident c’est ce qui doit tomber, et tombera toujours. Ce n’est pas pour rien qu’un de ses fans m’a nommé un écrivain post-punk. De post-punk j’aurai même eu la jeunesse, finalement, aussi sale et sans déguisement. J’ai aimé dans Parvulesco cette nostalgie des années libertaires 70, ces soirées décalées et invisibles, cette nostalgie d’un monde culturel à l’agonie sous les contrechocs de l’industrie de l’information. C’était un vénitien consommé et très inconscient de l’omnipotence du satanisme à notre époque de recyclage aigri. C’est que pour lui l’hôtel ou le restau de luxe était un avatar des lieux initiatiques de Virgile.
Iam subeunt Triuiae lucos atque aurea tecta.
En 93, tout a changé : je suis allé en Inde d’où je lui écrivais. L’Inde était encore un peu l’Inde. Ce n'était pas Slumdog dollar. Son texte sur Goa dans la spirale est fantastique. Mais de retour en France les années ont recommencé à passer. On l’aura vu dans l’arbre, le maire et la médiathèque, filmé par son protecteur Rohmer face au bizarre photographe ou plouc crétin qui avait détourné l’attention de l’héritière l’Oréal. Jean lui évoque le Mitterrand d’extrême-droite sans guère le convaincre ; mais j’ai compris qu’en réalité il ne convainquait personne ou presque. Quel dommage ! Et les milliards de l’Oréal !
Il avait le nez creux pour sentir, soulever les complots, les combines, l’air du temps. Il croyait comme un fou en l’Europe, l’euro, et Kohl et Mitterrand. Il s’y voyait déjà… Et lorsque je le revis en 2002 ou 3, je lui montrais les prix que nous payions pour un café ; et qui en avait profité ; il détourna tristement la tête. La logistique ne serait jamais son fort. J’en retirais l’impression que comme une petit illusionniste de café mystique, il cherchait à capter une atmosphère, à s’en rendre maître ; ou qu’il voulait de tel mystère en être l’organisateur Je l’ai vu prendre les armes pour Seguin, puis pour Chirac, enfin bien sûr pour Sarkozy. Il semble qu’on l’ait vu à une émission du regretté Taddeï, aux côtés de l’inénarrable et bizarre Villepin. De quoi aura-t-il pu bien leur parler…
Infandum, regina, iubes renouare dolorem.
Nationaliste, il l’était ; mais pas français en tout cas. Grand d’Europe, il était impérial et prêt à boire toutes les bières pour cet empire… En attendant il espérait me voir progresser, et il se verrait bien mon suzerain. A cette même époque je commençais à publier et très vite (attendez un mois ou moins…) sans aucune joie. Que de déceptions, des échecs, du ressentiment. L’échec d’une vie que de se faire publier, de vouloir se faire connaître. Lui m’avait choisi comme vassal un soir de restaurant au milieu de sa cour et de son éditeur d’alors, qui n’a jamais su le vendre. Mais je ne voyais rien venir de bon dans ces livres publiés. Lui-même publiait n’importe quoi, des resucées de ses journaux de ces terribles et nauséeuses années 80, oubliant sa prose poétique, son souffle épique et lyrique, sa phraséologie baroque, sa remarquable architecture syntaxique (Cioran, Ionesco, lui : les derniers écrivains français sont daces…). On restait dans des plats libertins refroidis, avec du sexe de marquise en chaleur à cinq heures, de la cruauté flasque, de la conspiration dégénérée en combines et surtout un nombre effroyable de coquilles qui montraient que ni lui ni son éditeur ne voulaient faire leur travail. Les dernières années il s’est remis à très bien écrire et on l’a enfin corrigé. Cela n’a rien donné au plan des ventes, me confirmant dans mon intuition des vingt ans : ce n’est pas l’auteur qui est mort, c’est le lecteur. Plus personne n’a l’audace ou la patience ou bien l’humilité et la culture pour être lecteur. J’ai épousé une lectrice ukrainienne qui est devenue ma traductrice et ce n’est pas un hasard. Je n’écris maintenant que pour elle ou pour moi, et les fantômes qui m’entourent. Ce qui se passe avec le numérique est horreur pure, anéantissement du monde, mais lui ne le voyait pas. Je l’avertis de cette menace en rédigeant mon Internet nouvelle voie. Nous sommes quand même allés voir Matrix auquel d’ailleurs il ne comprit rien (sinon la prise de pouvoir par les blacks) ; une autre fois il raffola de Eyes wide shut. Ce film est taillé pour lui en effet. Venise, la conspiration du sexe et de l’argent, l’illuminé au visage masqué… En y repensant nous avons vu ensemble les deux films les plus essentiels de l’époque ; il adorait aussi le candidat mandchourien. Il était de bon conseil, de même qu’il voyait peu de films. Peu avant son envol, je lui dis qu’il était abondamment cité dans la dernière bio de Godard, signée de Baecque, que j’avais rencontré un beau soir à la cinémathèque, avec Barbet Schroeder. Il n’en avait pas entendu parler. Et pourtant, on garantissait qu’il était alors bien le gourou de Godard, vedette américaine d’A bout de souffle. Quel destin aurait dû être le sien…
Credo equidem, nec uana fides, genus esse deorum.
Je me suis demandé comment avec son talent, son ambition aussi, avec son carnet d’adresses des années 70 il n’avait pas mieux tiré son épingle du jeu. J’ai rencontré Gérard Brach lorsque j’écrivais mon bouquin sur Annaud. Ou au Pérou (mais oui !), un certain Steve quelque chose, qui avait travaillé avec Schroeder sur les Joueurs. Les deux compères m’apprirent que certes on le connaissait mais qu’on ne l’avait pas pris au sérieux, et je l’ai d’autant moins mis en doute que je crois que c’est ce qui m’est arrivé aussi. On passe comme ça, à la surface de tout, en bleu, brillance, et puis c’est tout. Tout de même il aurait pu se rapprocher des catholiques, avec son culte marial et son papisme fidèle. Mais son univers était fait comme un nid d’oiseaux : occultisme, christianisme, socialisme magique, érotisme tantrique, gaullisme anarchiste, fantastique anglais, géopolitique russe. Je n’ai jamais su l’ordonner, il me semblait qu’il reflétait mon propre désordre, comme son échec annonçait le mien que j’avais décrété à vingt ans. La vie post-apocalyptique, c’est une jeunesse ratée qui dure. La sienne de vie aura duré longtemps après sa dure jeunesse. Comment savoir s’il a vraiment traversé le Danube à la nage pour sa faire attraper par ces pauvres serbes de l’autre côté de la rive ? Il a écrit une très belle page que j’ai reprise dans mon Lancelot, et où il s’inspire de Buchan pour évoquer la course à pied. Le crosscountry est un programme métapolitique dans cette Angleterre post-vénitienne et nominaliste qui le fascina tant. Pour lui comme pour Buchan le monde est une idée pas une réalité. C’est pour cela qu’il parlait sans convaincre, ne cherchant qu’à séduire.
Pierre-André Boutang, le fils de l’helléniste maurrassien qui exaspérait Bernanos, lui donna un jour sa chance à la télé, et pour une heure. Il parla bien, échappa au public. Pour les idées et surtout pour la réussite médiatique (on était avant la tyrannie absolue et folle d’aujourd’hui), Jean fut mon maître à penser et surtout à dépenser… Il aimait aussi beaucoup ce film intitulé l’Ultime souper, où l’on voit des gauchistes empoisonner tous leurs ennemis politiques pour se retrouver bien seuls. Le nouvel ordre mondial est gastronomique. Il vous empoisonne. Ces artilleurs culinaires ne savent même faire que cela.
Et puis il y a le Jean Fauché comme les blés ; je ne parle pas pour toutes les sommes qu’il m’emprunta, et qu’il empruntait à d’autres au point de s’en faire des ennemis, sans parler des restaurants qu’il fallait éviter passée une date de crédit dépassé… Parvulesco, un grand nom d’emprunt, comme dirait de Gaulle. C’est d’ailleurs sur la géopolitique et l’alliance avec la Russie qu’il était le plus sérieux, le plus réel. Le plus concret organisateur de la victoire à long terme si les occidentaux et l’OTAN ne parviennent à nous détruire tout entiers d’ici là ! J’ai pensé que son livre sur Poutine ferait fureur. Même pas. Vingt après la chute du mur, pas de visa pour nos frères, et l’Eurafrique à l’ordre du jour. Il a écrit un effrayant et si beau texte sur l’arraisonnement de la fontaine Saint-Michel à ce sujet – si j’ose dire.
Le secret de son génie je ne l’ai pas foré. Ou je ne veux pas le dire. Il y a son style incomparable ; parfois mal maîtrisé, parfois comme surhumain.
Il m’a parlé de ses sorties dans l’astral, de ses rencontres avec Evola, de ses lubies d’église tantrique. Et après ? Un style parfois sublime, égal des plus grands, d’un Chateaubriand cardinal, d’un Bossuet magicien, et encore. Est-il parmi nous, veille-t-il ? Mes plus proches sont morts, Beketch, lui, Jean Phaure ; je suis seul sur mon rocher, priant devant la mer, comme un héros de Gracian. J’ai vu les quatre âges : celui de Phaure, calligraphiant à la main sa poésie orientale et hindoue ; celui de Jean, tapant à la machine comme Hemingway, et conspirant ; celui de Serge (qu’il exaspérait par son style et son gaullisme) m’initiant à la paresseuse et cool écriture sur l’ordinateur au journal Minute ; et celui du SMS, le signe dévoré s’effritant et flirtant avec le néant.
Pour lui vivre sa vie c’était la raconter. Et c’est d’autant plus vrai qu’il inventait ce qu’il n’avait pas vécu tout en cachant ce qu’il vivait et qui était très présent et religieux et très concret. Epouses (il fut veuf : je ne le sus qu’à sa mort), enfants, vie réelle, il en eut, et plus que nous tous, fils des âges mort-nés de la postmodernité. Mais ce n’était pas son sujet, cela n’entrait pas assez dans la combine. Il préférait me jouer le « roi délire » en attendant le café. Je regrette de ne pas assez l’avoir fait boire ; il aimait le Champagne, c’est alors qu’il se livrait dans ses conversations fulgurantes que l’on nommait ridotti à Venise, la clé secrète de son œuvre. Il fut le dernier convive de pierre du siècle des Illuminés, le maître au cilice au siècle du silicium. Un amateur de cabale au Canada.
Je lui ai donné un rôle dans mon épopée héroïco-comique Les Maîtres carrés, disponible en ligne sur le site de la France courtoise (France-courtoise.info). A bientôt, cher Jean à la voix d’oracle et à la destinée d’acrobate.
Et vous tous, lisez ou relisez les Mystères de la Villa Atlantis. C’est comme si Dumas, le plus important des romanciers français, avait soudain eu du style.
(Alhambra de Grenade, août 2016)