Novalis (1772-1801) et notre innocence perdue

Les Carnets de Nicolas Bonnal

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Novalis (1772-1801) et notre innocence perdue

Cet immense esprit est contemporain des grands génies allemands, dont j’ai récemment rappelé quelques éclairs. Fasciné par le moyen âge, Novalis rêvait de temps originaux. Son Henri d’Ofterdingen est le plus beau roman initiatique du monde – et enfantin, car il règne chez lui une lumineuse sensibilité enfantine… je l’ai rapproché de Tolkien dans un chapitre de mon livre sur le maître anglais – d’origine saxonne. Ce qui m’a étonné c’est qu’en téléchargeant ses fragments pour els redécouvrir, je me suis rendu compte que le livre avait été emprunté dix fois en un demi-siècle, dans une librairie canadienne. Mais où va-t-on ?

On écoute cet enfant sur les hommes primitifs :

« L'homme primitif est le premier voyant spirituel, tout lui paraît esprit. Que sont les enfants, si ce n'est des hommes primitifs ? Le frais regard de l'enfant est plus illimité que le pressentiment du voyant le plus pur. »

Novalis parle du déclin de notre sensibilité moderne :

« Il ne tient qu'à la faiblesse de nos organes et à une certaine impuissance d'émotion spontanée, que nous ne nous apercevions pas dans un monde féerique. Tous les contes symboliques ne sont que des rêves de ce monde patrial qui est partout et nulle part. Les puissances supérieures qui sont en nous, et qui un jour comme des génies réaliseront notre volonté, sont à présent des muses, qui sur nos routes si pénibles nous raniment à l'aide de douces réminiscences. »

Novalis a rêvé d’un orient féérique, comme d’autres esprits à cette lointaine époque :

« La sieste du royaume spirituel est le monde floral. Aux Indes les hommes dorment encore, et le rêve sacré est un jardin qu'entourent des flots de miel et de lait... »

Tout cela est dans Esthétique et littérature (II).

Voyons les Considérations morales, III. Le poète des Nuits évoque sa rêverie métapolitique :

« Un temps viendra — et il ne tardera pas à venir — où tous seront convaincus qu'un roi ne peut exister sans république et une république sans roi ; que les deux sont aussi inséparables que le corps et l'âme et qu'un roi sans république comme une république sans roi, ne sont que des mots sans signification. C'est pourquoi, en même temps qu'une république véritable, est toujours né un roi et avec un roi véritable est toujours née une république. Le roi véritable sera république, et la république véritable sera roi... »

Il nous met en garde contre le culte moderne de la supériorité :

« Toute supériorité mérite l'ostracisme. Il est bon qu'elle s'y condamne elle-même : tout absolu doit sortir de ce monde. Dans le monde il faut vivre avec le monde. On ne vit que lorsqu'on vit selon les hommes avec lesquels on vit. Tout le bien dans ce monde vient du dedans (et ainsi du dehors par rapport à lui), mais il ne fait que traverser comme un éclair. La supériorité mène le monde plus avant, mais il faut aussi qu'elle s'éloigne bientôt. »

L’Etat nous détruira (Tocqueville, Nietzsche, etc.). Voici ce qu’il aurait dû être l’Etat :

« L'homme a cherché à faire de l'Etat l'oreiller de la paresse ; et cependant il faudrait que l'Etat fût tout juste le contraire : c'est une armature de l'activité tendue. Son but est de rendre l'homme absolument puissant et non absolument faible, d'en faire, non le plus paresseux mais le plus actif des êtres. L'Etat n'épargne pas de peines à l'homme, mais augmente, au contraire, ses peines à l'infini ; mais non sans augmenter ses forces en proportion. La route vers le repos ne passe que par les domaines de l'activité qui embrasse toutes choses. »

Notre époque mène aux complications qui, dirait Heidegger, ne mènent nulle part :

« II me semble que de nos jours se généralise une tendance à cacher le monde extérieur sous des voiles artificiels ; à avoir honte devant la nature nue, et à ajouter, par le secret et le mystère, je ne sais quelle obscure force spirituelle aux choses des sens. La tendance, certes, est romantique ; seulement, elle n'est pas favorable à la clarté et à l'innocence puérile. Ceci est surtout notable dans les relations sexuelles. »

Comme Kierkegaard, mais avant lui, Novalis célèbre l’innocence initiatique, qui rime avec ignorance. Pagnol dira justement que l’honneur comme les allumettes, ne nous sert qu’une fois. Le jeune maître :

« Chaque vertu suppose une innocence spécifique. L'innocence est un instinct moral. La vertu est la prose l'innocence la poésie. Il y a une innocence fruste et une innocence cultivée. »

Un aphorisme :

« La vertu disparaîtra et deviendra innocence. »

Une célébration de la morale contre la manie de légiférer :

« Dans la morale de Fichte se trouvent les considérations les plus importantes sur la morale. La morale ne dit rien de déterminé; elle est la conscience; un simple juge sans lois. Elle ordonne sans intermédiaire mais toujours spécialement. Elle est toute entière résolution. Les lois sont absolument opposées à la morale. »

Puis le jeune homme, fasciné par la mort-résurrection, la célèbre :

« La vie est le commencement de la mort. La vie n'existe que pour la mort. La mort est à la fois dénouement et commencement, séparation et réunion à soi-même toute ensemble. Par la mort la réduction s'accomplit. »

Novalis célèbre un christianisme à lui, médiéval et païen, bien plus  « ouvert » et « jeune » que le miasme qui en a repris les épithètes :

« Abstraction absolue, anéantissement du présent, apothéose du futur, ce monde essentiellement meilleur, voilà le fond de la loi chrétienne, et par ceci elle se rattache, comme la seconde aile principale, à la religion de l'antiquité, à la divinité de l'antique, au rétablissement de l'antiquité. Toutes deux regardent l'univers comme le corps d'un ange, qui flotte éternellement, et éternellement jouit du temps et de l'espace. »

Parfois la vision se fait magique, annonçant Nietzsche ou même 2001 (voyez mon livre sur Kubrick, j’ai aussi parlé de Novalis) :

« Le nouveau-né sera l'image de son père, ce sera un nouvel âge d'or aux yeux sombres et infinis, ce sera un temps prophétique, miraculeux et guérisseur de nos blessures, un temps consolateur et qui brûle des flammes de la vie éternelle, un temps de réconciliation. »

La célébration du sauveur se fait familiale et fructivore :

« Ce sera un sauveur, un génie véritable, qui sera frère des hommes, en qui l’on croira mais qu'on ne pourra voir, et qui cependant sera, sous mille formes, visible à ceux qui croient, qu'on mangera et qu'on boira comme le pain et le vin, qu'on embrassera comme un amant, qu'on respirera comme l'air, qu'on entendra comme on entend une parole et un chant, et qu'on accueillera, au milieu de voluptés célestes, comme la mort parmi les suprêmes tourments de l'amour dans les profondeurs du corps enfin calmé... »

Et Novalis d’attendre une résurrection de l’Europe :

« Rome est en ruine pour la seconde fois. Le protestantisme ne cessera-t-il pas enfin et ne fera-t-il pas place à une Eglise nouvelle et durable ? Les autres parties du monde attendent la réconciliation et la résurrection de l'Europe, pour se joindre à elles, et devenir citoyennes du royaume des cieux. »

Le comte de Maistre écrit alors :

«Il faut nous tenir prêts pour un événement immense dans l'ordre divin, vers lequel nous marchons avec une vitesse accélérée qui doit frapper tous les observateurs. Des oracles redoutables annoncent déjà que les temps sont arrivés.»

On attend toujours…

 

Sources

Novalis – Fragments, traduits par Maurice Maeterlinck (archive.org)

Maistre – Les Soirées, onzième entretien