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17 avril 2008 — Pour un économiste (qu’on nous pardonne l’aspect restrictif de ce début), Paul Krugman montre une remarquable propension pour la psychologie. Il aborde (à nouveau pour lui, qui le fait souvent) le problème de la psychologie des Américains, qu’il juge manifestement épuisée et en crise. (Voir son article du 14 avril dans l’International Herald Tribune, avec comme question, ou titre en forme de question: “pourquoi l’Amérique se sent-elle si mal?”)
(Ce texte de Krugman avec notre commentaire sont à rapprocher du texte de Herbert également avec notre commentaire, dans notre “F&C” du 14 avril. Signe que la psychologie américaniste ou des Américains est aujourd’hui un grand sujet de l’ordre du jour.)
Krugman remarque notamment, avec un certain étonnement d’abord, que les indices statistiques sur la très forte dépression psychologique des Américains n’a pas de rapport évident, automatique, avec la gravité de la situation économique et surtout sociale (chômage), – dans tous les cas, pour le moment. A d’autres périodes où les conditions économiques et sociales étaient plus mauvaises que celles qu’on connaît, l’humeur des Américains était moins dépressive. Krugman écrit notamment:
«The Survey Research Center of the University of Michigan has been tracking American economic perceptions since the 1950s. On Friday the center released its latest estimate of the consumer sentiment index - and it was a stunner. Americans are more pessimistic about their situation than they have been for more than a quarter century.
»Meanwhile, a recent Pew report found that the percentage of Americans saying that they're better off than they were five years ago is at its lowest level in 44 years of polling.
»What's striking about this bleak mood is that by the usual measures the economy isn't doing that badly – at least not yet. In particular, the official unemployment rate of 5.1 percent, though rising, is still fairly low by historical standards.
»Yet economic attitudes are worse now than they were in 1992, when the average unemployment rate was 7.5 percent.»
Quelle est la suggestion de Krugman? Il revient sur une hypothèse qu’il avait faite au début de 2002, à l’occason du scandale Enron. Le 29 janvier 2002, il écrivait que le scandale Enron pourrait avoir une importance plus grande que 9/11 et ses conséquences sur la psychologie américaniste. Cette chronique avait fait sensation, dans le sens du sacrilège évidemment; 9/11 était déjà un événement “sacré” selon les normes officielles. Le 28 juin 2002, il revenait sur ce sujet pour commenter les avalanches de révélations et événements dramatiques dans le scandale Enron depuis janvier. Il écrivait: «... Meanwhile the revelations keep coming. Six months ago, in a widely denounced column, I suggested that in the end the Enron scandal would mark a bigger turning point for America's perception of itself than Sept. 11 did. Does that sound so implausible today?» (Nous-mêmes avions à cette époque commenté l’hypothèse Krugman dans un F&C du 29 juin 2002. Nous la jugions tout à fait acceptable, alors qu’à cette époque la première phase de la guerre en Afghanistan était à son terme et que les rumeurs d’attaque contre l’Irak n’étaient nullement insistantes.)
Aujourd’hui (le 14 avril 2008), Krugman revient donc sur cette hypothèse en observant que les Américains ont perdu toute confiance dans leurs institutions financières.
«Early this decade, when the great corporate scandals broke - Enron, WorldCom, and so on – I expected big-business corruption to become a major political issue.
»It didn't, partly because the march to war had the effect of changing the subject, partly, perhaps, because Americans weren't ready to take a broadly negative view of the system that brought them the previous decade's boom.
»But my impression is that the subprime crisis – with its revelation that titans of finance were dealing in funny money and its tales of failed executives receiving hundred-million-dollar going-away presents – has resurrected the sense that something is rotten in the state of our economy.
»And this sense is adding to the general gloom.»
Nous discuterons moins le fond de l’hypothèse que le fait qu’elle apparaisse et qu’elle soit aussitôt assimilée à ce que Krugman désigne comme un “an American malaise”. En 2002, l’important était bien plus le scandale Enron que ses effets psychologiques directs, qui étaient difficiles à démontrer à cause du climat général né de 9/11, brouillant toutes les analyses psychologiques à cet égard. Krugman partait du scandale pour dire: la psychologie US (la confiance des Américains) est plus touchée par ce scandale que par 9/11. Aujourd’hui, il fait la démarche inverse: il part du constat de la psychologie atteinte pour en chercher les causes; et il revient sur son hypothèse en l’assimilant à celle qu’il fait aujourd’hui.
La chose (la psychologie US) est en ce moment largement exploitée. Rappelons cette remarque que nous faisions plus haut... “Ce texte de Krugman avec notre commentaire sont à rapprocher du texte de Herbert également avec notre commentaire, dans notre “F&C” du 14 avril. Signe que la psychologie américaniste ou des Américains est aujourd’hui un grand sujet de l’ordre du jour”. C’est-à-dire que nous avons tendance à moins considérer l’hypothèse Krugman dans la cause qu’il envisage («[Americans] lost confidence in the integrity of our economic institutions») que dans son objet même: le “malaise psychologique américain”. Comme Herbert, Krugman constate le même phénomène du malaise; mais les deux commentateurs donnent deux explications différentes; il nous apparaît alors fondé d’observer que l’important est bien le malaise lui-même.
Il y a bien sûr une crise psychologique profonde des Américains, et c’est le principal phénomène. En 2002, des événements brutaux et en rapide succession pouvaient en constituer une cause première et l’on pouvait juger que l’attitude psychologique en était la conséquence. Aujourd’hui, l’ordre des choses a basculé. La crise centrale, structurelle, est la psychologie elle-même et l’on cherche les événements qui peuvent en donner une explication conjoncturelle.
Pourquoi un tel intérêt, un tel penchant pour la psychologie? Il nous apparaît évident, aux USA plus qu’ailleurs, que les interrogations des commentateurs, lorsqu’ils se concentrent dans le domaine des événements, essentiellement politiques avec leurs conséquences économiques et sociales, sont aujourd’hui moins dans une impasse que dans une prison. Ces événements catastrophiques et sans autre perspectives que l’aggravation sans fin de la situation se succèdent depuis sept ans et n’apportent plus rien de nouveau.
... Et ainsi le lien est-il fait: la politique est aujourd’hui dans une prison psychologique, dans la prison de la crise psychologique, aux USA bien plus qu’ailleurs. La psychologie (la crise psychologique) a pris le premier rang, elle est centrale, elle règle tout. C’est elle qui déclenche la réflexion et non, comme dans le cas d’Enron-Krugman en 2002, un événement donné, interprété politiquement, qui donne la clef de la réflexion pour apprécier un état psychologique. La situation est très différente de 2002 (Enron vu par Krugman, avec l’hypothèse que Enron est plus grave que 9/11). La crise n’est plus dans les événements mais dans la psychologie, les événements donnent diversement l’occasion à cette crise de se manifester, et, en général, d’une façon extrême et éventuellement inattendue par rapport à ces événements.
Pour cette raison, nous renforçons notre avis selon lequel la situation est aujourd’hui d’une instabilité potentielle extrême aux USA. La psychologie elle-même est par définition un facteur incontrôlable et irrationnel, aux prolongements imprévisibles. La psychologie étant au centre de la crise, comme cause et moteur de la crise à la fois, il est absolument impossible d’appréhender l’orientation, le rythme et l’ampleur de l’évolution de cette crise. La seule certitude c’est ce mot mille fois répété: crise.
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