Oligarques, Yemen et déstructuration

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Oligarques, Yemen et déstructuration

Nous allons rapprocher deux événements en cours, en les appréciant du point de vue de la dialectique-Système (et de la dialectique-antiSystème), c’est-à-dire principalement avec les référence structurelles, – structuration, déstructuration, et au-delà une logique de dissolution-entropisation (notre formule dd&e). Il nous paraît en effet absolument inutile de comprendre, – si cela est possible, – ces diverses affaires/“crises”/etc. en termes politiques, géopolitiques, stratégiques, etc., avec les différentes manigances qui vont bien entendu avec (pétrole, matières premières, investissements, etc.). Sans doute tout cela existe-t-il, puisqu’il s’agit effectivement de la texture même des relations internationales, surtout dans un temps crisique ; mais tout cela existe dans le même état que ces relations internationales pour ce qui est du rôle à jouer, de l’importance à leur attribuer, etc., – à l’heure où ces relations internationales sont absolument en lambeaux, elles-mêmes totalement déstructurées dans un simulacre d’apparences, dissoutes dans la déformation jusqu’au négationnisme des narrative triomphantes et ainsi de suite.

• Le 24 mars 2015, le Saker-US publiait une analyse sur la bataille entre Porochenko et Kolomoïski, les deux oligarques ukrainiens. Il donnait le premier vainqueur, attribuant essentiellement cette victoire probable au fait que les USA avaient retiré leur soutien à Kolomoïski («Is Uncle Sam “tossing” Kolomoiskii?»). Par contre, le 26 mars 2015 sur FortRus, J. Hawk commentait la nouvelle de l’offre faite par Porochenko à Dimitri Yaroch, chef de Pravy Sektor et allié de Kolomoïski, de devenir ministre de la défense. Hawk estime que Porochenko a largement pris le dessus sur Kolomoïski et qu’il entend l’isoler plutôt que le détruire, – d’où son offre à Yaroch, que ce dernier aurait tout intérêt à accepter... Hawk termine son commentaire en situant la position de Porochenko, comme nullement soumise aux USA. Si les USA suivent ou “appuient” Porochenko, c’est parce qu’ils suivent l’homme fort du moment et nullement parce qu’ils en ont fait “l’homme fort du moment”... («Incidentally, I would not attribute any of it to the US or any other outside force. Poroshenko is doing it on his own. [...] The US and the EU are, at most, recognizing the reality on the ground, and that reality is Poroshenko as the clearly dominant force in Ukrainian politics. For better or worse. What that “clearly dominant force” will do is another question, of course.»)

• Notre référence va nettement à la deuxième version des oligarques réglant leurs comptes sans interférence majeure, et conduisant eux-mêmes leur galère. Nous nous croyons confirmé par l’excellent article sur «... la guerre des oligarques», que publie Jacques Sapir sur son site RusEurope, le 26 mars 2015. Sapir décrit ce conflit et nous rappelle opportunément que la chute de Ianoukovitch est due essentiellement, plutôt qu’au vaste complot stratégique du bloc BAO qui ne vit rien venir, à “la guerre des oligarques”, et notamment au “complot des oligarques” (des ex-amis oligarques de Ianoukovitch) contre lui : «Ce “complot des oligarques” à joué un rôle important, à la fois parce qu’il a permis de faire dévier le mouvement de Maidan qui, au départ, était anti-oligarchique et anti-corruption, mais aussi parce qu’il a joué un rôle important dans la séquence des événements qui ont poussé le Président Yanoukovitch à fuir Kiev.»

Engagé sur cette piste, Sapir va plus loin puisqu’il en arrive à une longue analyse d’une situation dynamique en cours d’accomplissement, qui est le démantèlement d’une nation (l’Ukraine) qui serait évidemment exemplaire du phénomène de déstructuration. S’il nuance toujours son propos d'appréciations d’un optimisme que nous jugerions un peu convenu, on sent parfaitement cette pression déstructurante comme caractère principal de la situation... «Les événements des ces derniers jours à Kiev montrent les tendances à la désintégration du système politique», Faute de le faire... [...] seule la guerre, et à terme le démantèlement de l’Ukraine, resteraient des options.»)

• Si l’on bascule vers le Moyen-Orient, plus précisément la péninsule arabique, on arrive à la “crise” du Yemen, celle-ci dépendant de tant d’autres événements et enchaînements qu’on peut proposer l’expression de “sous-crise”... Comme d’habitude, les USA ont été pris par surprise par le déroulement très rapide des évènements ; le directeur du Centre national de contreterrorisme (US), Nicholas Rasmussen, déclarait le mois dernier devant le Congrès que les succès militaires très rapides des militants Houthi et d’AQAP avaient pris les USA par surprise, un peu comme les islamistes d’ISIS il y a un an en Irak et en Syrie («La situation s’est détériorée beaucoup plus rapidement que nous ne l’attendions»). Dès cette époque, les Saoudiens étaient largement engagés dans le soutien de certains éléments intérieurs au Yemen et leur intervention était envisagée, ainsi que celle de l’Égypte qui rassemblait ses forces pour la possibilité d’une intervention destinée à sécuriser l’accès vers le Canal de Suez, entre le détroit d’Aden et la Mer Rouge.

Malgré les marques de soutien et l’appui technique et logistique massif de leurs forces, les USA ne sont pas les maîtres d’œuvre de l’intervention contre les Houthis au Yemen ; c’est l’Arabie qui mène la danse, ayant obtenu sans difficultés ce soutien des USA qui se trouvent de plus en plus en position d’obligés vis-à-vis d’une Arabie qui conduit seule sa politique de “fou furieux”... L’expression est empruntée à Norman Finkelstein (voir le 26 mars 2015), qui met justement en évidence qu’au Moyen-Orient, l’essentiel de la politique générale qui est plutôt une dynamique déchaînée de déstructuration est générée par trois acteurs dits-“fous furieux” («[I]l se passe des choses insensées dans la région, c’est une évidence: vous avez les fous furieux de Daesh [l’État islamique] en Syrie et ailleurs, vous avez les fous furieux saoudiens, et bien sûr, vous avez aussi les fous furieux israéliens..»)

• L’opposition de l’Iran et de la Russie à l’intervention saoudienne, marquée par des prises de position officielles, notamment à l’ONU, a des raisons stratégiques, et des raisons d’opportunité sinon d’opportunisme, mais elle s’appuie également sur l’affirmation du principe de souveraineté. Cela renvoie indirectement à une analyse générale qui décrit la déstructuration de l’ordre régional au Moyen-Orient, depuis le “printemps arabe” et ses diverses manipulations, et essentiellement avec le conflit de Syrie activant divers autres foyers conflictuels. Cette position des deux pays (Iran et Russie) renvoie à une ligne classique, de type principiel, qu’ils opposent constamment et avec un succès mitigé au courant déstructurant animé par les “fous furieux”. Comme les oligarques aujourd’hui en pleine activité antagoniste en Ukraine, l’activisme moyen-oriental des “fous furieux” au Moyen-Orient, qui a pour lui la surpuissance intrinsèque, déstructurante et dissolvante de ce courant inspiré de la politique-Système, donnent à tous ces acteurs secondaires, à tous ces serviteurs au départ de la matrice américaniste, une spécificité d’action qui contrarie certes les acteurs principiels (Iran, Russie...) mais aussi et surtout réduit prodigieusement l’influence de leur inspirateur américaniste initial, plongé dans le marasme d’un pouvoir central (Washington) qui se dissout avec un enthousiasme roboratif dans le désordre, la paralysie et l’impuissance. Dans ce cas, on retrouve la remarque récemment (le 25 mars 2015) rappelée de Immanuel Wallerstein :

«Nombre d’analystes dans les débats et polémiques actuels tendent à assumer que les manipulations sont activées par les élites de l’establishment. Chaque côté tient pour acquis que les exécutants de bas niveau sont manipulés par les élites de haut niveau [...] Cela me paraît être une fantastique incompréhension contradictoire de la situation courante, qui est celle d’un chaos en pleine expansion comme effet de la crise structurelle de notre système mondial moderne. Je pense que les élites ne parviennent plus à manipuler leurs obligés de bas niveau, [leurs “marionnettes”]. Je pense que les exécutants de bas niveau sont en train de défier les élites [qui prétendent les manipuler] , ils font leurs propres affaires, leur propre stratégie pour leurs propres intérêts, et ils manipulent eux-mêmes les élites qui prétendent les manipuler. Il s’agit d’une politique à partir du bas plutôt qu’une politique à partir du haut...»

Ainsi envisagerions-nous une analyse assez parallèle entre la situation ukrainienne et la “crise du Yemen”, avec des actions suscitées principalement par les acteurs nationaux et régionaux les plus déstabilisants, les USA (et le bloc BAO) suivant cette évolution, en l’appuyant plus ou moins puisqu’il s’agit prétendument de “leurs marionnettes”, de leurs vassaux qui sont censés travailler pour leurs intérêts (les intérêts des USA/du bloc). Mais il y a longtemps que les dirigeants-Système des grandes forces du bloc BAO, abîmés dans leurs crises intérieures, paralysés par leur propre désordre et par la communication, ont perdu jusqu’au sens même de leurs intérêts, qu’ils font du suivisme pour ne pas donner à faire croire qu’ils ont perdu le contrôle des choses (de leurs “marionnettes”) et qu’ils font une politique réduite à “l’ombre de son ombre” et sans la moindre spécificité sinon celle d’embrasser la “politique” de ce qu’ils ne peuvent plus diriger. Et comme leurs “marionnettes” sont soit des extrémistes (des “fous-furieux”), soit des “chefs de guerre” ou des chefs de gang, – et souvent les deux en même temps, – ces dirigeants-Système des grandes puissances civilisées du bloc BAO embrassent des “politiques” à mesure, le plus souvent extrêmes et sauvages.

Le résultat poursuit une tendance générale qui peut être observée aujourd’hui quasi-universellement, qui est une tendance à la déstabilisation entraînant la déstructuration des situations en place. Comme on l’a déjà vu à plus d’une reprise, cette déstructuration touche des situations plus ou moins installées par le Système, et dans tous les cas favorisées par lui, ce qui fait de ces dynamiques déstructurantes le contraire de ce qu’est d’habitude la déstructuration, selon le phénomène habituel de l’inversion (vertueuse dans ce cas). Dans les deux situations envisagées, la déstructuration affecte une situation nationale (l’Ukraine) imposée par le Système et ses divers relais depuis février dernier ; dans le cas du Yemen, c’est la situation développée notamment par le “fou-furieux” saoudien, dont la politique est délibérément déstabilisante depuis 2010-2011, qui est mise en cause par les évènements du Yemen, et menacée de déstructuration.

Comme on le comprend également, la prise en main par les “marionnettes” de la manipulation qu’il subissait d’habitude, comme l’indique Wallerstein, ne rencontre aucune opposition réelle parce que les “manipulateurs” (les manipulateurs dans le chef de l’establishment des pays du bloc BAO) n’ont strictement rien de constructif et de convaincant à opposer en fait de politique. Ils n’ont plus d’influence parce qu’ils n’ont plus d’autorité, et ils n’ont plus d’autorité parce qu’ils ont perdu, par leur impuissance et leur paralysie, toute légitimité à occuper une telle position où ils pourraient prétendre orienter et diriger (dito, “manipuler”) leurs diverses “marionnettes”.

Bien entendu, la cause profonde de cette situation, comme dans tous les cas de cette espèce qu’on identifie dans le gigantesque désordre qui s’est partout installé, se trouve dans l’état même du bloc BAO totalement sous l’empire du Système ; c’est-à-dire une civilisation qui a imposé sa surpuissance à l’univers et qui n’a rien à lui offrir en fait d’orientation civilisationnelle se trouve confrontée à son vide total de sens. Cela, accordé à une situation que nous observons continuellement en nous référant à la thèse esquissée par Arnold Toynbee sur la fin de sa vie, que nous prolongeons et élargissons [voir notamment le 15 octobre 2013 sur “Le crépuscule de LA civilisation”, complété par le Glossaire.dde sur “l’idéal de puissance”], fournit l’explication objectivement évidente de notre situation actuelle faite à la fois de paralysie-blocage et de désordre en constante augmentation, où les sous-fifres du Système gavés des moyens de la surpuissance (technologie et communication) prennent effectivement le pas sur leur “parrains” agonisants et incapables de ne plus rien produire que ce “rien” dont ils sont les productions ultimes. C’est cette idée qu’on retrouve par exemple dans la conclusion d’un texte récent de Thierry Meyssan sur la pathétique impuissance de la CIA à contrôler et même à comprendre ce qu’elle a elle-même créé, – savoir, l’exotique ISIS/EI/Daesh :

«Les États-uniens et les Européens sont incapables d’admettre que des peuples qu’ils ont colonisés ont rattrapé leur retard technique alors qu’eux-mêmes n’ont pas rattrapé leur retard en civilisation. Ils se trouvent confrontés à leurs limites et ne peuvent plus influer sur le cataclysme qu’ils ont involontairement suscité.» (Réseau Voltaire, le 16 mars 2015.) On peut mettre dans le même sac l’Ukraine et ses joyeux oligarques, gavés de $millions fraîchement imprimés et roulant dans leurs puissantes 4x4 aux vitres teintées que vient de leur faire livrer la même CIA ...


Mis en ligne le 28 mars 2015 à 11H51