On the road

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On the road

18 février 2009 — Obama a appris à agir à pas comptés, qui permettent de marcher, le pied léger, avec une apparence imperturbable dans la tempête. L’Histoire ayant aujourd’hui cette vitesse exceptionnelle qui nous confond, ne craignons pas de parler d’événements subreptices d’une bataille terrible et colossale en quelques semaines comme s’il s’agissait de longs mois, voire d’une année ou deux. D’ailleurs, BHO se fait churchillien, avec une conviction qu’on demande tout de même à peser, lorsqu’il proclame que son “plan de stimulation” enfin sacralisé en une loi de la Grande République annonce “the beginning of the end” (précisons aussitôt pour éviter tout excès jubilatoire précoce, – “le commencement de la fin” de la crise, pas des USA).

La loi a été signée à Denver, Colorado, comme l’on sait. Cette grande “victoire” de BHO a été saluée par une chute-record (plancher record pour une décennie) de Wall Street, – comme il se doit? Tout cela ne fait que refléter l’humeur générale, comme l’on s’en doute. «Amid persistent concerns among investors about the Obama Administration’s ability to turn around the US economy the global markets fell again. At close of trading the Dow Jones index had dropped almost 300 points, nearing its lowest level for a decade.» (Selon le Times de Londres, de ce 18 février.)

Outre sa valeur et sa signification en tant qu’événement (mais pas le premier: Wall Street a déjà réagi de la sorte lors de l’inauguration d’Obama), cette chute-record a une signification symbolique et psychologique. Elle mesure le fossé qui a commencé silencieusement à se creuser entre Obama et l’américanisme institutionnalisé, – Wall Street ici, Washington là. Cela n’est pas sous forme d’esclandre, d’affrontement ouvert, cela se manifeste de façon subreptice, insensible, presque inconsciente. C’est ainsi, aujourd’hui où l’Histoire se passe des hommes pour imposer sa marque puissante, que se forgent et se préparent les grands événements.

Un “fossé” avec Washington? Là aussi, c’est une interprétation, mais il nous semble qu’elle acquiert de la substance. Après son escapade de Denver, Obama poursuit son équipée dans l’“Amerique profonde”, On the road comme dirait Kerouac, loin de Washington. Direction : l’Arizona, dévastée par la crise de l'immobilier.

«After signing the Bill in Denver – part of a concerted White House strategy to get Mr Obama out of Washington to sell his economic agenda directly to the American people – the President headed to Phoenix where he will address the soaring number of mortgage defaults. Arizona has one of the highest home repossession rates in the country.

»The housing crisis is at the heart of the US recession – much of the debt crippling the banking sector is mortgage-related. Last year 2.3 million homes were repossessed across America – an 81 per cent increase on 2007. Another three million are threatened in 2009, meaning that without a drastic rescue about eight million more Americans will lose their homes. By the end of 2008 more than 9 per cent of US mortgages were delinquent or in the process of being repossessed.»

Certes, il s’agit là d’une “stratégie concertée” (ou d’une tactique, nous préférons ce mot). Ce dont nous parlons c’est de la signification profonde de la chose, qu’Obama ne réalise sans doute pas, – peut-être ou peut-être pas, qui sait? – cette signification en train de se développer à mesure que la “stratégie” est appliquée. Cela est d’autant plus important qu’en même temps qu’il tourne le dos à Washington, Obama s’apprête sans doute à d’autres batailles en plus du nouveau plan de sauvetage des banques, probablement un nouveau “plan de stimulation”… «The Bill – the biggest government intervention in the US economy since the 1930s New Deal – was passed by Congress in only three weeks, although with almost unanimous Republican opposition. A spokesman for Mr Obama, when pressed, did not rule out a second stimulus Bill.»

La formulation de ces remarques est caractéristique. Le “plan de stimulation” a été voté avec une remarquable rapidité (trois semaines), – ce serait donc une “victoire” et une affirmation de l’autorité d’Obama? Pourtant non, la bataille a été terrible, avec l’opposition farouche des républicains. Et il y a cette “stratégie” d’Obama, de se tourner vers le pays, vers les citoyens.

Par ailleurs, Obama ne manque pas d’accentuer insensiblement sa pression dans un sens qu’on n’ose évidemment qualifier de “protectionniste”, parce qu’il nous importe d’observer les usages, mais qu’on pourrait caractériser, d’une façon plus policée, d’évolution vers du “fair-trade” en se détachant du carcan du “free-trade”. Il s’agit de son intention réaffirmée d’une promesse de campagne électorale qu’on avait crue oubliée, de rouvrir des négociations pour parvenir à un réaménagement du traité de libre-échange ALENA (NAFTA). (Selon Reuters, le 17 février, d’après une interview sur Canadian Broadcasting Corp, avant la visite d’Obama demain au Canada.)

«President Barack Obama said on Tuesday he still wants to reopen the North American Free Trade Agreement, despite a warning from Canada that this would be a mistake, but he said he did not want to end up curbing trade. [...] Obama had alarmed Canada during the Democratic primaries last year when he advocated renegotiating NAFTA, and he reiterated this goal on Tuesday while recognizing these were sensitive economic times.

»“As I've said before, NAFTA, the basic framework of the agreement, has environmental and labor protections as side agreements. My argument has always been that we might as well incorporate them into the full agreement so that they're fully enforceable,” he said in the interview with CBC television. However, he also said: “I think there are a lot of sensitivities right now because of the huge decline in world trade.” […]

»When Obama raised the issue of toughening up NAFTA on the campaign trail a year ago, Canadian Prime Minister Stephen Harper said if Washington “made the mistake” of opening the agreement, Ottawa would bring other issues to the table for renegotiation. Later in the year Harper said Canada's energy exports to the United States would enable it to negotiate from a position of strength.»

Il est assez surprenant de voir Obama ressortir cette affaire ALENA, qui avait fait grand’bruit lors des primaires, avec intervention de l’ambassadeur canadien à Washington. La question d’ALENA est évidemment importante pour les relations avec les deux autres pays signataires (Mexique et Canada), et aussi pour la sensibilité de l’opinion publique US, et des salariés US à son égard. Mais c’est aussi et en plus une affaire symbolique de première dimension pour l’establishment washingtonien. C’est, dans la sphère américaniste, le symbole du libre échange et de la conformité aux règles du système, l’acte symboliquement fondateur (conclu en 1992, activé en 1995), vu de Washington, de ce que l'on nomme le Washington consensus du début des années 1990, – Washington consensus, désignant cet ensemble de politiques occidentalistes sous férule américaniste, des accords GATT à la globalisation sous toutes ses formes, à la coopération des interventions militaro-humanitaires, etc. Le moins qu’on doive observer est que l’intervention d’Obama contribue à encore nuancer son statut et sa position vis-à-vis de l’orthodoxie. D’autre part, on comprend que cette attitude concerne la préoccupation d’Obama vis-à-vis des conditions sociales en général, des réactions du public vis-à-vis de la crise, de sa propre assise dans le public.

Conduit pas les événements

Nous sommes loin d’affirmer qu’il se passe quelque chose, avec des perspectives potentiellement déstabilisantes ou radicales. Nous observons des événements qui, mis en corrélation d’une façon nullement sollicitée, commencent à dessiner une orientation, – cette orientation, elle, signifiant “quelque chose”, très précisément. Il est manifeste qu’Obama ne cesse de mesurer l’énorme poids de la crise, la difficulté à la contrôler, d’autre part l’énorme poids négatif de Washington agissant comme un boulet qui attire vers le fond, la dynamique destructrice du système; dans ce cadre, qu’il soit tenté par son penchant “populiste”, mis en évidence durant la campagne, cela n’a rien d’étonnant.

Mais attachons-nous à ceci, qui est le degré de conscience de ceux, dont Obama, qui machinent ce processus. Il y a évidemment une “stratégie concertée”, et lorsque nous disons préférer le mot de “tactique” c’est parce que nous n’y voyons aucun dessein de rupture, ni de volonté de changer radicalement les choses. “Tactique”, certes, pour convaincre et contraindre Washington à le soutenir (Obama), d’abandonner cette guérilla comme celle que les républicains ont pratiquée. On observera que nous parlons d’une situation qui a été notablement brève, qu’on pourrait regarder comme une “victoire” du président sur Washington; pourtant, non, BHO la ressent diversement, sinon inversement, puisqu’il lance sa soi disant “stratégie” qui est faite pour réduire Washington. C’est dire, à cette lumière, si la psychologie inconsciente est à l’œuvre, si les uns et les autres sont sensibles à l’atmosphère, au rythme, bien plus qu’aux faits.

Par conséquent, il n’y a aucune volonté d’affrontement, encore moins de rupture, mais une manœuvre tactique; par contre, il y a une psychologie exacerbée et, plutôt, un comportement inconscient fait d’une réaction psychologique constamment exacerbée aux événements.

Bien sûr, nous ne pouvons manquer de mentionner notre leitmotiv. Ce qui inspire le sens de tout cela et qui ouvre des possibilités de développements inattendus, c’est la crise avec sa vitesse et son rythme, elle aussi et elle au-dessus de tout. La conscience aigue de la crise chez Obama et dans son équipe participe effectivement à la mécanique en marche, mais là aussi inconsciemment, comme s’ils étaient tous “sous influence” de ce terrible événement, qu’ils en tenaient grand compte, – peut-être trop grand compte, et ainsi accélérant le processus, – sans pour autant percevoir toutes les implications possibles.

Ce qui nous semble du domaine des possibilités, c’est qu’en agissant comme il le fait, et sans d’ailleurs une seconde le lui en faire reproche (certes non!) de quelque façon qu’on juge de la chose, c’est qu’Obama apparaisse de plus en plus comme s’il prenait parti; pour l’heure, cela n’est rien mais cela pourrait devenir un facteur essentiel en cas d’aggravation de la situation, de la montée des tensions, surtout d’une tension entre la population et sa représentation washingtonienne. Dans ce cas, et sans l’avoir voulu une seule seconde répétons cela à chaque instant, Obama se retrouverait de plus en plus dans une position “partisane” contre Washington.

Actuellement, Obama manœuvre avec habileté, même si cette habileté est déployée à propos d’un épisode qui est objectivement pour lui un échec; car sa “victoire” de son (premier?) “plan de stimulation” a surtout montré son incapacité, ou mieux encore l’impossibilité objective, de réussir à mettre sur pied une coalition d’unité nationale (bipartisanship). Dans ce cas, l’habileté tactique peut conduire à des engagements stratégiques inopinés et inattendus, si les événements ont une vitesse et un rythme très affirmés. Les qualités d’Obama, de sang froid, de capacité de calcul politique, de conviction qu’il y a en politique plus de cartes à jouer que celles que vous donne l’establishment, même si c’est pour renforcer sa position au sein de l’establishment, peut évidemment conduire à une situation de rupture avec cet establishment. La chose n’est pas nouvelle, ni le schéma inédit. Ce qui est nouveau et inédit, c’est la vitesse des événements et, par conséquent, la possibilité qu’une tactique habile et calculatrice puisse être prise de vitesse et, pour ne pas s’effondrer, être obligée de suivre le cours des événements en se transformant en véritable stratégie de rupture; avec, au terme, la possibilité d’une radicalisation, on voit dans quel sens. Il est d’ailleurs possible, de ce qu’on sait de la psychologie du président, qu’Obama s’y adapte, fasse de ce qu’on verrait d’abord comme une mauvaise fortune une occasion inespérée à saisir; il est possible qu’il suive un jour le conseil de Martin Wolf et qu’il s’inspire d’un modèle historique connu.

Ce qui rend ce schéma acceptable comme possibilité concevable, c’est, en plus du rythme et de la vitesse des événements, leur ampleur majestueuse et historique, – leur perspective de durée et leur “souffle” historique en quelque sorte, cette capacité qu’ils ont de maintenir une tension qu’on croirait exceptionnelle, à son plus haut niveau, sans désemparer. C’est une partie formidable qui s’engage, même si les choses n’apparaissent pas de la sorte, même si les acteurs centraux ne s’en doutent pas une seconde, sauf lorsqu’ils rêvent la nuit, inspirés par l’air tonique du Colorado.