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43261er juin 2019 – Comme promis par d’autres que moi semble-t-il, je reviens sur le texte en Ouverture Libre consacré à la définition du populisme que donne le commentateur radical, excellent saxophoniste de jazz, né Israélien mais ayant abandonné cette nationalité, et résidant au Royaume-Uni, Gilad Atzmon. Je cite deux paragraphes de notre présentation du texte d’Atzmon pour bien remettre en place le contexte où j’aborde ici le problème, la question, le “concept” même de “la nostalgie”.
« [L’explication d’Atzmon] est totalement métaphysique, opposant la linéarité progressiste à la transcendance ‘utopique’ (ou plutôt, peut-être : ‘idéaliste’ ?) … “Dans le contexte de la pensée de gauche, le passé, le présent et l'avenir sont chronologiques et se succèdent dans un ordre consécutif. Dans la philosophie de l'aile droite, les temps changent de position de façon irrégulière.”
» Pour Atzmon, l’‘utopie’ (selon le mot qu’il emploie) offerte par la droite dans sa version du populisme se nomme ‘nostalgie’. Il est évident que ce mot ne peut que faire réagir PhG, dans son ‘Journal-dde.crisis’, ce qui ne saurait tarder... »
Bien entendu, avant même de discuter de la signification du mot devenu-concept dans ce cas, et encore si l’explication est utile ou nécessaire, il y a pour moi cette remarque essentielle que quelque chose nommé “nostalgie” est considérée d’un point de vue opérationnel, pour une signification politique explicite, d’un phénomène absolument d’actualité (le populisme) ; donc un phénomène actif, vivant, évolutif, qui devrait n’avoir aucun rapport direct possible avec ce qu’on entend en général comme étant la “nostalgie”.
Il s’agit d’une conceptualisation opérationnelle d’un sentiment souvent perçu comme extrêmement vague, sinon languissant, un sentiment apparenté à une rêverie sans aucun aspect utilitaire, et de toutes les façons jugé comme négatif et enfermé dans ce-qui-est-déjà-écrit parce que “passéiste”. Bien entendu, je donne là l’entendement pratiqué selon la perception de l’esprit moderne, à laquelle je suis radicalement opposé et dont j’observe le complet naufrage dans la catastrophe civilisationnelle la plus terrible que l’histoire et la métahistoire aient connue, – parce qu’il s’agit d’une catastrophe fabriquée des mains, de la technique, de l’esprit même, je dirais presque en complète lucidité et connaissance de chose, par les architectes et les entrepreneurs du développement de cette civilisation. C’est dire combien je prends au sérieux, au contraire, l’apparition de cette catégorisation de la nostalgie dans la politologie, d’un facteur qui est traditionnellement (?) considéré comme non-action par définition, et qui est utilisé pour caractériser l’action politique, et certainement l’action politique la plus dynamique aujourd’hui, qui met tout le Système sur la défensive.
Par conséquent, l’intérêt pour moi prodigieux, pour moi surtout qui envisage tout du point de vue de la métaphysique historique intervenant directement dans les affaires de l’actualité du monde, de lire ce texte où l’auteur affiche avec aplomb : « Contrairement aux commentateurs politiques, mon explication de ce phénomène politique récurrent est de nature métaphysique. » (**)
Cette prise de position est importante, de la part d’un homme qui fait partie d’une catégorie bien précise, – de ce point de vue, très proche d’in Israël Shamir, – un Israélien, juif, absolument antisioniste et, sur le sujet central de l’habituelle attaque de communication, antijudaïste sans nul doute et absolument pas antisémite comme le tribunal-lobby de la bienpensance s’est aussitôt empressé de le qualifier. Ce qui est important pour nous, dans ce cas et par rapport à la théorie conceptuelle qu’il présente, c’est que Atzmon connaît, je dirais de culture quasiment-innée, la dimension nécessairement métaphysique du sionisme et c’est évidemment dans ce cadre conceptuel qu’il évolue pour proposer cette définition du populisme selon une perception qui échappe absolument à la “politique-réduite-à-la-raison”. Le terme “nostalgie” présenté comme une “utopie” définissant le populisme est une démarche qui échappe à l’empire de la raison, – c’est-à-dire qui use de la raison quand cela importe mais refuse de réduire sa pensée à la seule raison. Il s’agit de la diffusion de la conception métahistorique d’une pensée habituée à la métaphysique par sa culture, à un autre domaine fondamental de notre vie quotidienne. C’est l’indice d’une “métahistorisation” des événements de l’actualité présente, échappant ainsi un peu plus à la banalisation de cette catégorie… On sait l’importance capitale que j’accorde, pour travailler autour de la définition et de la compréhension de la crise catastrophique et sans précédent que nous traversons, à ce lien direct établit entre métaphysique de l’Histoire et événements-courants.
(Même si c’est Atzmon qui m’intéresse ici, je rappelle un autre exemple d’il y a trois jours de cette tendance du politique vers le métaphysique : « On comprend aussitôt que cette phrase est donc essentielle dans le texte de Crooke : « L’escalade contre l’Iran sert plutôt de camouflage pour un conflit civilisationnel et métaphysique beaucoup plus profond. » Il ne nous intéresse pas ici de faire une approche critique, soit du comportement des différents acteurs, soit de l’attitude des Israéliens, soit du fondement du sionisme, soit de la perception “complotiste” que l’on est évidemment conduit à avoir de ces différents facteurs et acteurs. Il nous intéresse ici de constater combien l’analyse opérationnelle, fondée ou pas, est conduit vers les domaines de la métaphysique et de la théologie.
» …De plus en plus d’analyses sur telle et telle situations sont développées de façon à aboutir à des jugements de type-satanique comme explication ultime, qui représentent une autre façon d’échapper au piège dans lequel nous nous débattons et que nous pourrions désigner comme l’impuissance désormais totale de rendre compte de la vérité du monde, – sans parler de cette bulle dérisoire de simulacre que l’on nomme réalité. »)
On comprendra par conséquence, en fonction de cette remarque citée entre parenthèses pour soutenir mon propos, – « l’impuissance désormais totale de rendre compte de la vérité du monde… », – la nécessité où l’on se trouve de rechercher concepts et catégories hors du seule champ de la politique réduite à la raison humaine et à ses avatars
Une autre remarque importante que je suis conduit à faire, c’est celle de s’interroger sur l’emploi par Atzmon du terme “utopie” pour définir sa démarche. On rappellera ici la définition générale que Wikipédia donne du terme “utopie” (**), qui semble correspondre à la perception que je serais conduit à avoir, – c’est-à-dire, d’abord un terme tactique désignant un genre qui s’appuie sur le fictionnalisme impliquant son impossibilité factuelle, pour faire mieux passer une critique sociale que les régimes en place n’eussent point admise si elle avait été présentée en tant que telle.
En observant les divers aspects du mot “utopie”, une seule chose me retient et me fais finalement adopter le terme, mais bien sûr une chose fondamentale : son étymologie, de ce mot formé par Thomas More à partir du grec “aucun lieu”. Effectivement, et cela est si bien trouvé (moi qui ignorais l’origine du mot “utopie”), – songez-y, que la “nostalgie” soit une “utopie”, c’est-à-dire “aucun lieu”, un nulle part qui représente une sorte de “partout” ; c’est-à-dire, dirais-je en poursuivant ma perception de la définition, “aucun lieu“ dans le présent, ni nécessairement dans le futur que ce présent prétend imposer, mais “partout” (tous les lieux) dans le passé dont la nostalgie rend compte en faisant le choix des plus sublimes et donc en substituant au passé mécanique de nos mémoires, le véritable passé, celui qui suggère des accès à l’éternité …
Ce n’est que dans ce sens que la “nostalgie” me paraît une “utopie”, mais alors quelle puissance, quelle ampleur, quelle hauteur !
C’est avec ces réflexions à l’esprit qu’il me semble intéressant et justifié de citer ci-dessous, après les Notes, quelques extraits de ce qui est présenté pour l’instant comme le Tome-III de La Grâce de l’Histoire, essentiellement pour montrer l’extrême importance et la place considérable que je donne à la nostalgie, qu’il m’arrive même de majuscule (“Nostalgie”, – mais j’ai la majuscule facile). L’approche est bien entendu complètement spécifique et certains reprocheront à l’auteur la complexité de ses phrases, voire leur hermétisme. Je me rends bien compte de cette complexité “voire de cet hermétisme” et n’ai aucunement l’intention, ni de m’en expliquer, ni de demander qu’on m’en excuse. Il m’apparaît impossible de traiter le sujet que j’ai choisi autrement que je ne l’ai fait, tout comme il m’apparaît impossible, dans la démarche que je suis, de traiter un autre sujet que celui que je traite. A cet égard, je me perçois entièrement comme in logocrate, comme si les remarques, les reproches, les souffrances que j’imposais à mes lecteurs ne dépendaient pas vraiment de moi. (***)
(*) Rapide définition originelle de la “métaphysique”, qui demanderait à être amendée aujourd’hui par le fait que la métaphysique est mise en contact directement avec des réalités dépendant de la matière, mais sans en être changée en essence pour cela : « La discipline qui considère les réalités entièrement séparées de la matière et la pure activité de l’intellect en acte et de l’intellect en puissance, celle qui est élevée à lui du fait de l’activité, tout cela ils l’appellent théologie, philosophie première et métaphysique, puisque cela se situe au-delà des réalités physiques » (Simplicius, vers 535 : Commentaire sur la 'Physique' d’Aristote, I, 21).
(**) Présentation du concept d’utopie dans Wikipédia :« L’utopie (mot forgé par l'écrivain anglais Thomas More, du grec οὐ-τόπος “en aucun lieu”) est une représentation d'une société idéale sans défaut contrairement à la réalité. C'est un genre d'apologue qui se traduit, dans les écrits, par un régime politique idéal (qui gouvernerait parfaitement les Hommes), une société parfaite (sans injustice par exemple, comme la Callipolis de Platon ou la découverte de l'Eldorado dans Candide) ou encore une communauté d'individus vivant heureux et en harmonie (l'abbaye de Thélème dans Gargantua de Rabelais en 1534), souvent écrites pour dénoncer les injustices et dérives de leurs temps.
» Les utopistes situent généralement leurs écrits dans des lieux imaginaires pour éviter la censure politique ou religieuse : un pays lointain et mythique (Les Aventures de Télémaque, Livre 7, Fénelon, 1699), île inconnue par exemple (L'Île des esclaves, Marivaux, 1725).
» Une utopie peut désigner également une réalité difficilement admissible : en ce sens, qualifier quelque chose d'utopique consiste à le disqualifier et à le considérer comme irrationnel. Cette polysémie, qui fait varier la définition du terme entre texte littéraire à vocation politique et rêve irréalisable, atteste de la lutte entre deux croyances, l'une en la possibilité de réfléchir sur le réel par la représentation fictionnelle, l'autre sur la dissociation radicale du rêve et de l'acte, de l'idéal et du réel.
» Genre opposé, la dystopie — ou contre-utopie — présente non pas “le meilleur des mondes” mais “une utopie en sens contraire”, selon F. Rouvillois. »
(***) Figurez-vous que j’ai trouvé sur Amazon une seule critique sur La Grâce de l’Histoire (Tome-II), en date du 22 décembre 2018 : « La première fois que je jette un livre à la poubelle tant le style de l'auteur ressemble à une diarrhée cérébrale. Le fond est peut-être intéressant mais la forme est épouvantable. » Curieusement, la seule observation qu’attire ce jugement, – outre mon geste de recul devant ce qui est un sacrilège, car on ne jette pas un livre “à la poubelle”, n’importe quel livre, – serait de me demander : “Pourquoi ‘diarrhée cérébrale’” ? ‘Logorrhée’ eut bien suffi.”
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« …Il me semble alors que quelque mystère extraordinaire du monde se trouve à ma portée. Je n’en éprouve aucune satisfaction personnelle, aucune sensation d’accomplissement qui me soit propre, rien de ces vanités humaines qui ne cessent de se pervertir à cet hybris semblable à notre serpent qui persiflait, mais plutôt le détachement de moi pour pénétrer et me fondre dans un milieu inconnu, un espace certes, – à condition d’être sans limites, et par conséquent sans aucun des caractères spatiaux habituels. J’y peux aisément reconstituer les instants de ma vie passée qu’il m’importe de restituer sans le souci des cohérences rationnelles, de chronologie, de causes confuses aux effets pervers ; car ils sont différents, transfigurés, ils sont dotés d’une sorte de perfection tranquille qui les débarrasse de nos atours pressés, anxieux et angoissés, revendicatifs ou satisfaits, orgueilleux ou poseurs. Je m’y reconnais moi-même, tout entier habité par l’âme poétique, avec comme seul désir celui d’élever cette âme, de m’emporter avec elle, d’être elle et de ne plus exister moi-même en tant que tel, et doutant d’ailleurs que cette âme ait elle-même un être, encore moins qu’elle soit mienne en aucune façon, et doutant décisivement qu’il s’agisse de la nécessité de l’objet d’une enquête.
La nostalgie, en vérité, s’exerce sur ce vaste paysage dont nul ne sait les limites, et à ce propos dont nul ne connaît la suite elle est absolument créatrice dans le sens où elle soulève un voile sur les hauteurs prodigieuses et sans fins du monde, sur ce qui est fixé décisivement et définitivement ; elle est l’inspiratrice et la nourricière de l’âme poétique sortie de notre conscience pour nous libérer des exigences de notre conscience ; et, ainsi harnachée, lorsqu’elle se retourne sur elle-même, l’âme poétique dispose de la mémoire à sa guise et elle entend rappeler le souvenir de l’être qu’elle éclaire depuis les origines ; alors, elle, la nostalgie, illumine ce monde passé mais nullement dépassé de toute la grandeur et de toute la beauté de sa grâce...
C’est dire quelle vision m’est donnée du passé et de mon passé, et les deux fondus intimement, et quelle sensation extrême j’éprouve à y trouver la source de toutes choses et l’unité qui nous fait si cruellement défaut dans nos habitudes temporelles (soumises au temps, avec la vie qui passe). Seul le passé détient la clef-du-mystère de la fixation de soi dans le Temps comme si le Temps nous appartenait, et alors disposant de tous les atours pour se libérer du temps-courant. Quelle tristesse j’éprouve pour celui qui, prenant sa posture de moderne, me dit qu’il n’éprouve à songer au passé qu’une impression d’abaissement et de réduction, une impression de trahison de la vie. Quelle tristesse de le voir manquer de si grandioses perspectives, au nom d’une vanité toute entière prisonnière du temps présent qui le pousse, qui le tire, qui le contraint et qui l’emprisonne, – prisonnier du rien, puisque le temps présent ne peut exister, puisque chaque instant du présent est à la fois celui de la naissance du présent et de la mort du présent. Au contraire, la fixité du passé et les horizons sublimes qu’il réserve ne peuvent signifier pour moi rien de moins que la pérennité éternelle ; ainsi le passé est-il devenu pour moi équivalent de l’éternité, et si ce concept sublime et magnifique d’“éternité” a une signification, une existence et une représentation, c’est dans le passé qu’il les trouve.
Vous comprenez alors l’accueil intuitif que j’ai fait à cette expression qui n’avait au départ pour me séduire que la beauté des mots, la sublime grâce de leur assemblage, le rythme apaisé de leur cadence, – cette “nostalgie-infinie”... »
« De la définition qui précède on peut déduire autre chose, à savoir que le passése trouverejeté par le futur, maisassumé par l’avenir. »
(Bien entendu, c’est moi qui ai pris l’initiative d’accentuer par un procédé typographique les membres de phrase rencontrant la conception que je suis en train de développer à partir d’une émotion qui m’est donnée, celle de la nostalgie, qui devient une grâce, qui en se développant rencontre l’essence de ce que je perçois comme une intuition haute.)
Ce que nous dit cette phrase, c’est toute l’essentialité du passé, son indispensabilité pour l’essence des choses, par conséquent sa nécessaire immuabilité hors des contraintes du Temps ; lui seul, et nullement le présent (je veux dire plus encore puisque c’est notre époque elle-même qui fait quotidiennement la démonstration a contrario de cette Vérité prodigieuse de l’essentialité du passé : “et nullement notre présent”) … Lui seul, le passé, est l’essence descriptive de l’avenir, il en est le maître d’œuvre et le concepteur. Le pauvre et futile présent, lui, courant derrière sa raison d’être et sa pseudo-possibilité d’être qu’évoque un système de communication toujours à l’affût d’une tromperie à monter, est en constante négociation de manifestation avec le futur qu’il imagine et espère pour lui, pour le plaisir immédiat de son hybris, dans l’espoir vain d’en faire “son” avenir et ainsi, pour lui-même, d’exister en essence au-delà de ce fugace instant où je vous parle, alors qu’il est déjà tombé dans l’oubli qui précède les retrouvailles de soi dans son passé ou néantise ceux qui ne croient pas qu’on puisse se retrouver dans son passé. La nostalgie, dans tout cela, est une intuition, et je dirais nécessairement “une intuition haute”, qui nous vient du passé dans la seule mesure où le passé est l’assurance de l’avenir.
(La nostalgie nous indique bien plus notre avenir que le présent puisqu’elle est éternité. Elle ridiculise, dans ses propres intuitions dont on devine la filiation, toute prétention du présent à représenter l’avenir. Elle est notre avenir, – et je dirais “notre avenir commun et l’avenir de chacun de nous en même temps”. La nostalgie est à la fois éducatrice, libératrice et rassembleuse.)
Entre “définitivement” et “jamais”, l’on comprend qu’il y a, pour cet être que je fus et que je reste dans ses moments de nostalgie, la transformation précisément de ces “moments de nostalgie” en “moments décisifs” où se fixent des situations puissantes et des géographies incroyables qui transcendent la question de la maîtrise qu’on croit avoir de son propre destin ; cette maîtrise existe-t-elle face au verdict de la grande Histoire qui a imposé son puissant diktatà votre destin et l’a enfermé dans une origine catastrophique ? Ou bien, au contraire, cette catastrophe n’est-elle pas, au bout du terme, lorsque l’expérience s’est faite, tout simplement libératrice de ces contingences qui tiennent le commun des sapiens ? Car justement, dans ces évènements-là, mon enfance algérienne est apparue peu à peu dans mon âme poétique comme un de ces souvenirs que les circonstances élèvent à la hauteur d’une éternité. L’Algérie-perdue, c’est-à-dire l’Algérie qui n’existe plus à jamais, et à jamais fixée dans le temps comme si elle seule pouvait empêcher le Temps de se perdre, l’Algérie-perdue s’évade de la prison du Temps pour donner au souvenir une grâce que soulignera plus tard la nostalgie, qui n’est pas sans rappeler l’éternité ; puisqu’elle n’existe plus dans le temps historique courant (l’histoire-Système) et qu’elle existe toujours en moi, c’est qu’elle existe dans mon âme poétique, l’Algérie-perdue, comme un souvenir qui s’est affranchi du Temps et prétend à rien moins qu’à l’éternité, c’est-à-dire une représentation sublimée et sans rival possible du Temps lui-même. Ainsi le défilé du souvenir de mon enfance algérienne a-t-il une grâce envolée, comme quelque chose d’aérien, quelque chose de protégée des atteintes du temps comme on s’en joue, et protégée comme on s’en moque des commentaires de ceux d’aujourd’hui qui prétendent reconstituer ce temps à leur image ; ainsi parce qu’hors du Temps, le souvenir de mon Algérie-perdue contre leurs misérables démarches “mémorielles”, et souvenir enchâssé de nostalgie “qui n’est pas sans rappeler l’éternité” ; retrouvant l’éternité comme s’il s’agissait de garantir le Temps de toute perte possible…
(Mais comment puis-je parler ainsi, comme si j’étais maître de l’Éternité, reconnaissant son œuvre ? Discourant peut-être d’une manière énigmatique qui éveillerait le soupçon, susciterait la moquerie, justifierait l’incompréhension ? Le vrai, vous dirais-je sans trop m’attarder aux détails, est que ce n’est pas moiqui parle ; cela, on l’entend sans hésiter puis on le comprend et tout est bien. Mon souvenir, cette “expérience transfigurée”, se parle de lui-même ; il sait ce qu’il est et ce qu’il nous donne sans jamais faillir ; il n’ignore pas ce qu’il éveille en moi ; au bout du compte, je lui suis redevable infiniment, et nul ne peut plus en ignorer. Le souvenir est le maître du Temps, la nostalgie est sa messagère, l’âme poétique son havre de paix, d’harmonie, d’équilibre et d’ordre. De cela, je suis comptable infiniment, comme pour l’éternité, et la nostalgie ainsi transmutée en cette “nostalgie infinie” qui transporte mon âme poétique.)
« De façon je crois très significative pour l’importance que je distingue dans ces événements accordés à ces souvenirs, j’accorde à l’épisode de ce que je nommerais pour la sublimité de la chose “l’intuition de Verdun” une place d’intensité égale à celle qu’occupe mon-Algérie ; comme elle, “l’intuition de Verdun” doit tout à cette nostalgie née du temps-courant mais rapidement échappant à son flux, et par conséquent libérée de sa fluidité trompeuse, de la temporalité du temps-courant érigée en simulacre comme l’on porte un masque. Il en a déjà été beaucoup question, – de Verdun, dans tous les cas, – dans le Premier Tome de La Grâce, notamment dans sa conclusion où la manifestation opérationnelle de cette intuition est décrite.
(Un autre livre, Les Âmes de Verdun, publié après plusieurs visites du site de la bataille qui va au-delà des champs habituels, donne encore plus les détails des circonstances de la chose. “L’intuition de Verdun” est, pour moi, une construction nostalgique hors du commun, quelque chose qui dépasse les moments que le temps-courant lui a accordés, quelque chose qui s’inscrit directement dans le Temps métahistorique ; plus encore et pour rester dans ce que mon témoignage a de plus vif, quelque chose qui dépasse mon destin tel que je le concevais jusqu’à mes soixante ans passés puisque c’est à 62-64 ans que cette intuition m’a accordé sa grâce... Je n’ai rien vu venir de l’événement mais je suis allé au-devant de lui, avec quelques compagnons, comme poussé par une force secrète et extérieure à moi. [Et “à nous”, dirais-je, car je sais que certains de mes compagnons ont ressenti une intervention de cette sorte, – peut-être pas tous, peut-être tous dont certains à leur insu, je ne sais… ] Pour moi, pour mon compte, il s’agit d’une architecture des circonstances élevée à la gloire de l’Éternité avant même que je n’entre dans les dédales inouïs de la chose, et ainsi importe-t-il d’en fixer la grandeur et la gloire d’une façon que certains jugeraient peut-être trop “terre-à-terre”, ou en auraient jugé ainsi s’il n’y avait eu ces précisions.)
Le Mystère et la Beauté de “l’intuition de Verdun” sont que ce souvenir prend la même consistance d’éternité que celui de ma jeunesse alors qu’il est tellement plus vieux et plus proche à la fois, et somme toute dans le cadre d’une époque dont on n’attendrait plus de souvenir parce que c’est une époque qui ne sait plus ce qu’est le souvenir, qui s’est amputée volontairement du passé pour mieux pouvoir affirmer qu’à chaque instant tout commence avec elle, à l’instant présent et rien d’autre. A vrai dire, que m’importe cette affaire d’une époque si complaisamment étalée dans la dérision de son hybris réduit à lui-même, comparée à la grandeur du souvenir dès lors qu’il apparaît évident, comme premier et éclatant enseignement de la chose, que le souvenir grandi et magnifié en un signe de l’Éternité n’accorde guère d’importance à l’époque où il surgit ; cette époque qui n’est qu’un lieu de passage, une porte aussi vite fermée qu’elle s’est ouverte, une porte ouverte à tous les vents et à tout-va...
(Je l’avoue, cela ne m’empêche nullement de considérer qu’après tout l’événement de “l’intuition de Verdun” ressemble également à un regard d’une acuité sans pareille, chargé de mépris, adressé à cette époque dont je parle, qui est singulière et elle-même à nulle autre pareille dans sa façon d’être, par son absence d’ontologie, par son néant, par son rien ; du mépris sans aucun doute dans ce regard si profond, de la dérision également, cet antidote impitoyable pour la néantisation que nous offre l’époque… Puisque cette époque n’est rien sinon du néant, nous allâmes à Verdun et, là-bas, nous vîmes un signe du Ciel qui nous parut ainsi plus éclatant encore. Par ce qu’elle est et au moment où elle se produit, par mon âge et par l’âge du monde plongé dans ses convulsions ultimes, ‘“intuition de Verdun” démontre comme l’on fait d’un théorème, et démonte comme l’on fait d’un simulacre que cette époque est maudite, qu’elle n’est que le labyrinthe ultime qu’a dessiné le Démon pour tenter d’échapper à la confrontation également ultime. L’“intuition de Verdun”, outre ce qu’elle est, tranche également comme si elle était la transversale du monde.)
On voit bien, pour tout dire et le dire simplement, et brièvement enfin, que “le temps ne fait rien à l’affaire” ; qu’en vérité la Nostalgie, si je l’élève au rang qui lui est dû en l’ornant d’une majuscule, est ce qu’elle est dans mon âme poétique parce qu’elle est l’incontestable et inoubliable triomphatrice du temps-courant... Hors cela qui n’est pas rien puisque c’est l’essentiel certes, on comprend, pour le domaine plus terrestre de la chose, tous les aspects favorisant la manufacture d’un souvenir qui prend cette dimension d’éternité telle que je la ressens. Je veux dire par là que, parfois, les circonstances terrestres, ce qu’ils nomment “circonstances historiques”, deviennent dans certaines dispositions des circonstances générales de la manufacture du souvenir des outils essentiels, comme l’est le burin de Rodin pour tordre la matière selon la métaphysique qu’il veut lui inspirer. En effet, la bataille de Verdun, la place de cet événement dans l’histoire et la place que je lui assigne dans ma conception de l’Histoire, l’interprétation que j’en offre, l’origine de cette démarche qui est un contact physique avec la nature et la nature devenue commémoration de Verdun, dans le silence et la solitude d’une nature grave et d’une harmonie très grande, et alors d’une beauté à ne pas croire, et alors me revient à l’esprit ce que disait Daniel-Rops de Rodin encore lui (« Dans cette lutte prodigieuse entre la matière rétiveet la volonté créatrice... » ).
La “matière rétive”, nous y sommes, est dans ce cas de Verdun la nature originellement dénaturée de la plus affreuse façon par la bataille, accomplie comme l’on commet un forfait capital qui est proche du pêché, cette nature furieusement torturée, déformée, pulvérisée, anéantie par la malédiction du “déchaînement de la Matière”, du Verdun de l’année 1916 ; puis, depuis ce Temps terrible et diabolique, et jusqu’à nous, et comme nous invitant à dépasser le temps courant, la nature de Verdun peu à peu apaisée, renée comme dans un printemps que lui offre la grâce du Ciel, sublimée par elle-même, éclatante, triomphante, la nature qui chante enfin la gloire du monde ; et développant comme un asile d’une nature si harmonieuse offerte aux “volontés créatrices”, où je me suis ressenti si parfaitement moi-même, comme l’on retrouve les perspectives et les envolées de son temps passé, où j’ai trouvé mon aire et mon harmonie du monde ; et de ma “volonté créatrice” transformant la “matière rétive”, et faisant d’un monde physique une métaphysique sans lui ôter ses caractères fondamentaux, sublimant la matière, l’élevant, la faisant “antimatière poétique” en la faisant métaphysique.
(Où l’on voit, comme suggéré plus haut et ici avec nécessité de redite pour que l’insistance donne forme à la démarche, que rien n’est dit sur la matière ; où l’on voit, en d’autres mots plus décisifs, que la Matière-majusculée que nous-mêmes avons proposée comme instituée dans notre terrible époque est le Mal jusqu’à être le Tout de cette terrible époque ; où l’on voit alors, et cela est décisif, que la Matière-majusculée, si elle est le Tout de cette terrible époque, n’est pas toute la matière. Encore et encore, avec toute la force qui me reste, que me laisse le fond de mon âge finissant, je proclame cette fondamentale distinction comme étant l’un des phénomènes les plus importants de la conception générale que je me fais du monde. Il me faudra bien revenir sur cette problématique, sur le fond, – je l’espère, plus loin dans ce Tome III de La Grâce si le Temps me laisse un peu de sa grâce ; il faudra bien se plonger dans l’épreuve incroyable et inestimable de la définition de la matière dans toutes ces nuances essentielles que je ne fais que survoler. Au bout du compte, le Tout de cette ambition dépendra du temps qui m’est encore laissé…)
Verdun où nous allâmes, Verdun comme nous le vîmes, Verdun comme nous l’embrassâmes, mes compagnons et moi qui, après cela, ne furent plus jamais les mêmes ; même si certains l’ignorent, qu’importe, ce ne fut rien de moins que notre propre bataille de Verdun, sans la brutalité du bruit de l’explosion, sans la violence du fer qui jaillit, et coupe, et tranche, sans le grondement du feu qui néantise, qui ramène le monde à l’origine de sa vacuité ; ce fut notre propre bataille de Verdun pour y installer notre souvenir, pour justifier notre nostalgie… Qu’importe si tous n’ont pas ressenti la chose de cette façon unique, il se trouve que tous nous étions, chacun pour tous, appelés à faire notre part de besogne et cela fut fait. Je vous rapporte la mienne.
Il s’impose alors à moi le constat que Verdun est un havre, une épopée fixée et apaisée dans les plis et les méandres du Temps, qui s’est posée et repose dans la douceur infinie de l’âme poétique. Verdun est une matière unique, qui ne s’embarrasse d’aucune majuscule tant elle est ouverte sur des horizons inespérés, qui n’est absolument plus rétive en rien, qui est l’accommodement même du monde et qui se fond dans l’univers devenu cosmos comme l’entendait les Grecs, comme l’harmonie principielle ennemie du chaos ; une matière absolument désincarnée et ainsi sortie de sa bassesse même de matière, c’est-à-dire pour Verdun la libération par l’envol sortie de la catastrophe qui s’était manifestée par la substance pulvérisée et par l’informité de la matière torturée, déstructurée, pulvérisée et devenue entropie de la bataille...»
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