Orlov et la “dissolution du rien”

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Orlov et la “dissolution du rien”

On connaît Dimitri Orlov et son blog Club Orlov. Il est de ces chercheurs qui scrutent le destin (notamment) des USA et le juge catastrophique. (Pour nous, pour notre interprétation certes, cela signifie qu’il “scrute le destin du Système” et que ce destin est catastrophique.) On le classerait donc dans la catégorie des pessimistes, si l’on n’était dans une époque où triomphe l’inversion dans la “pensée officielle”, ou pensée-Système. Comme nous sommes effectivement dans cette époque où triomphe l’inversion, il donne à sa plus récente chronique du 6 janvier 2015 le titre de «2015 : Grounds for Optimism» La raison générale de cet optimisme est d’abord le constat qu’il fait de la conscience qui se répand de l’effondrement accéléré de la perception de l’Amérique comme “puissance bienveillante”, et la montée à mesure de la perception d’une force destructrice, – une force déstructurante et dissolvante, selon notre classement. L'optimisme aujourd'hui, c'est le pessimisme sur le sort de notre monde.

Ainsi Orlov écrit-il : «This may seem like an odd line of reasoning to pursue given what everyone else seems to be saying. Some are thinking that 2015 will be a repeat of 2014 with a few incremental changes (always a safe bet, but makes for boring reading) while others are warning of the potential for a nuclear confrontation between the US and Russia (always a possibility, on par with an asteroid strike or a supernova in our galactic vicinity). But this is all more of the same. The interesting question to ask is, How has the ground shifted in 2014, if indeed it has?

»To my mind, the really interesting development of 2014 is that the world as a whole (with a few minor exceptions) has become quite lucid on the topic of what the United States, as a global empire, is and stands for. It is now very commonly and completely understood that: 1). The United States is an evil empire, attempting not so much to rule the world as to disrupt it to its short-term advantage. 2). The United States is failing, as an empire and as a country, and no amount of fraud, mayhem, torture and murder is going to save it. 3). The United States is still quite powerful and can cause massive damage on its way down. This damage must be contained, while plans are drawn up for an international arrangement that will arise upon its demise.

»Looking back on 2013 and before, such sentiments were already being expressed, but on the fringes and quietly. The difference is that in 2014 they became commonplace knowledge, and their expressions thundered from presidential podiums. What's more, there just isn't that much of a counterargument being voiced. I don't hear a single voice out there arguing that the US is a benevolent force that is on the up-and-up, would never hurt a fly and is the permanent center of the universe. Yes, some people can still think that, but it's hard to see value in such “thought.”»

Orlov développe les divers constats qu’il a faits ces derniers mois, qui le conduisent à de telles conclusions. Il cite des exemples de son chef où des informations évidemment autocensurées par la presse-Système et développées par le réseau/internet reçoivent un intérêt considérable qui témoigne effectivement de cette “conscience de la Chute”. («Fringe messages must, by definition, stay on the fringe. And yet last year something snapped: a few times I ran a story in an attempt to plug a gaping hole in the US mass media's coverage of events in the Ukraine, and the response was overwhelming, with hundreds of thousands of new readers showing up. What's more, a lot of them have kept coming back for more.») Ces remarques ne font que nous conforter dans l’idée de l’effondrement et de l’ossification de la presse-Système, et dans le fait que l’internet n’est plus, dans le système de la communication en général, un système marginal pour sa crédibilité, mais qu’il est en train de supplanter la presse-Système dans le rôle central, – si ce n’est fait, – et cela est fait à notre sens depuis un certain temps, notamment avec le coup décisif que la communication sur la crise ukrainienne a porté à la presse-Système totalement encalminée dans sa narrative. (Il y a eu un effet immédiat de discrédit de la presse-Système à cette occasion, mais nous pensons qu’il y a également un effet en profondeur qui est en train de s’exprimer et qui nous fera découvrir assez rapidement que la presse-Système en tant qu’outil utile du Système n’existe plus.)

Sur la fin de son texte, Orlov termine son constat initial de cette perception qu’il décrit de l’effondrement des USA, de cette débâcle de la communication, – là aussi, l’Ukraine est le coup de grâce, – par la description des causes de cet effondrement qui est l’objet de notre perception mais qui aussi, évidemment, une vérité de situation. Ainsi met-il en évidence combien les tendances à l’hyperpuissance des USA nourrissent les causes de l’effondrement imminent, retrouvant ainsi parfaitement notre équation surpuissance-autodestruction qui concerne les USA, mais les USA en temps que centre d’exécution, de moteur du Système. (Orlov a même l’esprit de citer le JSF, ce qui est un bon signe.)

«1). Economic inequality has to increase continuously, until the whole thing crashes, because that is the only way to continue propping the financial bubble while the real, physical, productive economy is actually shrinking... [...]

»2.) Worldwide chaos must be driven up because that's the only way the US military can justify its existence. It is a very expensive military, but not a particularly effective one. (Just the new F-35 fighter cost over a trillion to develop—and yet it is a complete dud of a project and may never even go into production.) But in spite of this lavish spending the US military is incapable of scoring a decisive victory in just about any conflict, against any adversary, no matter how weak and impoverished, and their end result is always some sort of ongoing low-grade conflict that can flare up again at any time...

»3.) As another American (Dwight Eisenhower) once put it: “If you can't solve a problem, enlarge it.” But it stands to reason that you do have to solve a problem once in a while; you can't just go on enlarging every problem you see ad infinitum...»

Nous ne connaissions pas cette remarque d’Eisenhower (“Si vous ne pouvez résoudre un problème, élargissez-le...”) qui semble marquer un certain bon sens de logisticien en plaçant un problème spécifique dans son contexte, auquel semble répondre la remarque d’un général de l’US Army au général belge Briquemont durant la guerre en Bosnie (voir le 4 février 2014) : «Nous, aux USA, on ne résout pas les problèmes, on les écrase.» On peut ainsi distinguer l’évolution, moins des USA d’ailleurs que du Système lui-même, entre te temps où il montrait encore quelques nuances sinon ce qu’il jugeait être des habiletés, et le temps (notre temps) où il est décidément entré dans sa phase de surpuissance. Le temps d’aujourd’hui est celui où l’on n’épargne plus rien, où l’on réduit tout à sa dissolution extrême pour aller vers l’entropisation, – bref, où l’“on écrase”.

... Mais c’est aussi, répétons-le et répétons-nous, le temps absolument assuré de l’inversion. Ainsi, nous en venons à notre titre (la “dissolution du rien”) en élargissant, là aussi, le contexte pour sa compréhension. Le “rien” dont nous parlons et que nous désignons également comme un “négationnisme” (nier la vérité de la Grande Crise), c’est celui dont Joseph de Maistre parlait à son frère Nicolas dans une lettre de 1804 où il lui rappelait l’époque de 1785 à Chambéry ; nous le citions le 3 janvier 2012 : «Je me rappelle ces temps où, dans une petite ville de ta connaissance […] et ne voyant autour de notre cercle étroit[…] que de petits hommes et de petites choses, je me disais : “Suis-je donc condamné à vivre et à mourir ici comme une huitre attachée à son rocher ?” Alors je souffrais beaucoup : j’avais la tête chargée, fatiguée, aplatie par l’énorme poids du rien…» Nous expliquant de cette citation et mettant l’accent sur cette expression magnifique de “l’énorme poids du rien”, nous observions à propos de ce “négationnisme” si particulier à notre époque :

Ce courant (de «l’énorme poids du rien») «est cette attitude courante d’ignorance de la puissance et de l’universalité de la crise, qui s’exprime dans le refus de la crise centrale, par ignorance ou indifférence, par réaction d’hédonisme réfutant l’ampleur catastrophique des évènements; par réductionnisme et fractionnisme conduisant à la parcellisation de la crise (pour n’accepter qu’une crise sectorielle qui permet d’autant mieux de nier la crise générale); par une sorte de “provincialisation” de la pensée réduisant les évènements au plus proche (ce qui renvoie au Chambéry-1785 du comte mais qui n’est aujourd’hui jamais plus fort que dans les salons des capitales de l’empire du Système, où l’art du réductionnisme et du fractionnisme semble porté à l’extrême). Par-dessus tout, “cette attitude courante d’ignorance de la puissance et de l’universalité de la crise” reflète le pur et simple négationnisme de ce qui semble être l’écroulement d’un monde dont on ne comprend pas qu’il puisse s’écrouler, dont on n’imagine pas qu’il puisse en exister une alternative...»

Bien entendu, c’est ce “rien” dont la chronique d’Orlov salue le processus de dissolution, au point où il se trouve, et effectivement au rythme d'une vitesse accélérée depuis l’Ukraine (voir notre texte du 2 janvier 2015). Nous-mêmes, et également à l’ombre (ou à la lumière paradoxale, – inversion toujours) de cette affreuse et infâme crise ukrainienne, nous observions une évolution semblable, le 24 mai 2014 :

«Depuis ces constats du début 2012, la situation psychologique (perception) et intellectuelle (jugement) a évolué à une rapidité effectivement stupéfiante. Nous constatons que nous souffrons beaucoup moins de “l’énorme poids du rien”, la cohorte des négationnistes actifs de la crise générale diminuant très rapidement. (En général, ce négationnisme est remplacé, chez les plus extrêmes, par le silence à propos de la crise générale, ou par l’hystérie dans le chef des promoteurs des politiques extrêmes type neocons-R2P [voir le 21 avril 2014] aboutissant à chaque initiative à une amplification des conditions de la crise.) D’une façon générale, la vérité de la crise générale d’effondrement du Système est de plus en plus reconnue, quoiqu’en des termes différents selon les points de vue et les “partis”. La prise de position de Immanuel Wallerstein est du plus grand intérêt à cet égard, parce qu’elle constitue un bon exemple d’une affirmation rationnelle d’une perception désormais très active de la vérité de la situation.» (Le processus touchait même et touche même, selon notre perception, l’énorme machine de l’UE, – voir le 13 novembre 2014.)

... Encore une fois, la nième fois dans ce sens, cette remarque qui nous vient à l’esprit : quel diable les a poussés dans cette folle aventure ukrainienne où ils sont obligés de mettre à nu leur imposture ? Mais la réponse est évidente, puisque nous citions tel “diable” et qu’il s’agit du Système ; parce qu’en Ukraine comme dans tous les actes de cette sorte, c’est le Système qui régente, ordonne, dirige tout dans son ivresse de surpuissance. Ainsi Orlov peut-il être optimiste, 2015 sera pire que 2014 pour la mise à nu de la catastrophe que nous subissons, mais surtout, pour la catastrophe que le Système s’inflige à lui-même. (Et, dans les grands jours de “gai savoir”, lorsque l’événement rencontre la conviction née de l’intuition, il est vrai qu’en mettant nos peines et nos souffrances un instant de côté, nous pouvons changer notre “nous subissons” par un “nous observons”, et alors, observer avec une nuance de gaieté la Bête se dévorer elle-même à grandes bouchées gloutonnes...)

Notre psychologie collective est aujourd’hui en pleine mutation, engagée dans l’œuvre salubre de la “dissolution du rien”. La riposte du Système n’étant que de produire toujours plus de surpuissance dont les effets sont de plus en plus d’autodestruction, avec la conséquence justement d’accélérer la “dissolution du rien”, le rythme des événements va lui aussi s’accélérer, comme notre psychologie accélère dans la réalisation de l’immense événement en train de se faire sous nos yeux... Disons, sous nos regards enfin décillés.


Mis en ligne me 7 janvier 2015 à 08H55