Orwell en Ukrisis

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Orwell en Ukrisis

16 avril 2020 (11H10) – Régis Le Somier, grand reporteur indépendant de guerre, ancien de ‘Paris-Match’, a fait un reportage en Ukraine, du côté ukrainien, pour ‘Figaro-Magazine’, et il en a acquis une célébrité mondiale (dans la presse indépendant et dissidente, quoiqu’il en veuille et quoi qu’il en coûte) en observant lors d’une émission sur CNews le 9 ou le 10 avril, expérience vécue : en Ukraine, « les Américains sont à la manœuvre ». Il indiquait par là une présence très structurée d’Américains divers, je veux dire du type anciens “forces spéciales” ou “forces spéciales“ en cours, la tout mâtiné sans doute de divers manœuvriers de la CIA, – le tout ‘Made in USA’ auprès, autour et « in charge » de diverses unités ukrainiennes ou pro-ukrainiennes.

On le retrouve ce même 10 avril lors de l’émission ‘En toute vérité’ d’Alexandre Devecchio, sur Sud-Radio. Le Somier est là, avec une autre (ancienne) reporteuse (oui ?) de guerre, Isabelle Lasserre. On laisse de côté les livres respectifs que venaient présenter ces deux invités et on signale l’accueil extrêmement, majoritairement scandalisés des commentaires de téléspectateurs, surtout contre Lasserre comparée ici ou là à BHL, pour le côté très “engagé” côté-salons parisiens des diverses interventions.

(Soit dit en passant, cela montre le côté très informé, très engagé aussi, de la plupart des auditeurs-commentateurs. La narrative officielle n’est pas toujours respectée, semble-t-il.)

Bref, on passe là-dessus, où il y a à boire et à manger, et souvent un goût amer. Enfin, je voulais surtout entendre Le Somier, par rapport à ce qu’il avait dit sur CNews. Finalement, pendant deux ou trois minutes à partir de 12’20” sur la vidéo, cela valait d’attendre.

J’ai repris le passage intéressant, pas tellement pour un côté engagé, mais du fait de ce que nous dit ce passage, y compris avec les commentaires ou les précisions que Le Somier omet d’apporter alors que son propos y invitait pourtant. Je mets sous forme de dialogue, même si réduit à un mot ou à une onomatopée de Devecchio, dans le but presque esthétique de restituer la respiration de l’intervention du reporteur de guerre, dont on sent bien qu’il marche sur des œufs d’une impitoyable narrative, et sous les yeux vigilants de la bienpensance. (Cette “marche sur des œufs” est beaucoup moins le cas de Lasserre du côté-des-salons parisiens, toute en souplesse voulue et en certitudes confortées, tout cela de nature dirais-je, hors les genres et quasiment militante, et y croyant  je pense... Passons outre.)

Je leur passe la parole, ajoutant que Le Somier est passé en Ukraine avec trois jeunes gens désireux de s’engager au combat au côté des Ukrainiens, les trois certainement de gauche et même d’extrême-gauche dont un anarchiste, dont deux qui s’étaient déjà battus au côté des Kurdes.

Alexandre Devecchio, Radio-Sud : « ... Régis Le Somier... Vous nous disiez que vous étiez au contact de personnes qui venaient faire la guerre alors qu’elles n’étaient pas peut-être concernées par le conflit...

Régis Le Somier : « Je me suis intéressé à ces combattants parce que ce qui est intéressant de voir, c’est que l’Ukraine attire comme la cause des Kurdes a pu attirer, parce que ce sont des causes qui paraissent justes... Ce que nous disent ces combattants, c’est que ce sont des causes qui sont moralement acceptables pour eux ... C’est-à-dire finalement qu’ils acceptent que .. Ils sont parfaitement conscients que, du côté ukrainien, euh, il y a le fameux bataillon Azov qui, lui, est réputé d’extrême-droite, ce qui n’est pas leur came  [leur “tasse de thé”, dirais-je, bon prince et petit doigt en l’air] ... Mais qu’il y a aussi des anarchistes qui combattent côté ukrainien...

» Cette guerre, elle est complètement folle !

Alexandre Devecchio, Radio-Sud  :  « Ca rappelle la guerre d’Espagne...

Régis Le Somier : « Exactement, alors il y a cette correspondance un peu romantique, avec cette vision qui les habite d’être des brigades internationales, si vous voulez, et à la fin c’est un peu la douche froide... Quand ils arrivent à intégrer ces unités, et là il y a une décision, je dirais de centralisation des volontaires internationaux, et alors on se rend compte, et nous on l’a expérimenté, on se rend compte que ce sont les Américains qui encadrent tout ça, et donc la vision romantique de donner son sang pour l’Ukraine, elle est un petit peu tempérée par une réalité militaire et une prise en mains, on le sent bien, par ces Américains qui vont encadrer ces volontaires et qui veulent... en gros, si vous voulez, ça se finit .. C’est un peu de la chair à canon...

Alexandre Devecchio, Radio-Sud :  « hmm...

Régis Le Somier : « Alors voilà, je me suis intéressé à ça, parce que cette guerre elle est complètement folle, hein ! .. Heu ... heu ... Quand on voit le côté russes, ces Tchétchènes qui partent au combat en criant ‘Allah Akbar !’... Ils font partie du clan Kadyrov que Poutine a mis au pouvoir, alors si vous voulez il y a toujours cette donne un peu radicale chez eux ... Et puis ils combattent, et puis à la fin, sur les édifices, ils sont en train de mettre des drapeaux avec le Christ-Roi !...

Voilà, si vous voulez, ils combattent pour Poutine, avec des étendards qui sont des étendards orthodoxes en criant ‘Allah Akbar !’ au combat ... Et puis de l’autre côté, moi ce que je vois, que j’ai constaté, c’est cette foison idéologique des gens qui viennent... Avec des backgrounds d’extrême-gauche, d’anarchistes, etc., et puis à côté il y a quand même quelques néo-nazis dans le bataillon Azov... Alors, on est quand même dans une espèce de folie humaine ! »

D’abord, dirais-je, – “Tiens, des Américains ? Et pas pour faire tapisserie, sacrebleu...” Et encore : “Mais que font-ils en Ukraine ? Le romantisme de la guerre d’Espagne-2.0, type-Hemingway ?” Pas vraiment, me semble-t-il. On note simplement, parole de sage du reporteur, que le romantisme au standard 1936-39 se transforme avec eux (les Américains), en 2022, en “chair à canon” qui est notamment celle des jeunes révolutionnaires romantiques, cocus, trompés et sans savoir par qui et pour qui.

Tout cela est dit et entendu dans une sereine indifférence ; pas un pour s’écrier : “Les Américains ! Que font-ils donc là ? On m’avait parlé de la résistance héroïque des Ukrainiens : qu’ont donc à y faire les Américains en personne ?”. Cela en dit beaucoup pour définir la situation présente, qui implique que la Russie n’affronte pas l’Ukraine mais l’armée ukrainienne solidement encadrée et constamment renforcée, directement, par l’OTAN/les USA ; et pour faire bref, j’ajouterais enfin sur ce propos des hordes américanistes en Ukrisis : on y reviendra.

... En attendant, on découvre ce tweet du “vieux sage” M.K. Bhadrakumar qui devient de plus en plus engagé et enragé, – tweet avec un développement à suivre éventuellement ?

« Il se passe quelque chose. Les États-Unis ne veulent pas que leur général [lieutenant général Clouter, US Army] apparaisse devant les caméras de télévision ! Sullivan a parlé jeudi de la levée des sanctions si l'accord entre la Russie et l'Ukraine est conclu ! Et les Russes prennent leur temps pour débusquer les gars de l'OTAN dans le labyrinthe souterrain d'Azovstal. »

Ce qui doit être apprécié plus en détails à partir de l’interventions de Le Somier, c’est la revue de détail de cette diversité effectivement étonnante. J’adopte pour ce travail deux perspectives.

1) La diversité des “perceptions-conscientes”

D’un côté, ce camaïeu des idéologies dont la couleur dominante me semble bien du standard droitdel’hommiste de toutes les nuances de gauche-idéologique jusqu’à l’une ou l’autre droite piégée par le bout du nez. Surprise, surprise pour les volontaires des “brigades internationales” : d’abord « les Américains à la manœuvre », on l’a vu ; mais surtout la fréquentation, en frères d’armes, du “fameux” bataillon Azov, qui est soit « réputé d’extrême-droite », soit avec « quelques néo-nazis » ; on n’en dira pas plus sur ce cas, quoiqu’il y ait beaucoup, beaucoup à dire sur l’infestation néo-nazie/‘ukronazie’... Disons qu’on passe dans la narrative en glissant, euh, un peu confus, comme si l’on vous prenait braguette ouverte (je parle pour le genre masculin phallocrate) – mais ce qui est dit est dit, n’est-ce pas, – anarcho-gauchistes romantiques avec frères d’armes néo-nazis tendance-SS. L’impression est que les gentils volontaires des néo-brigades internationales ne s’attendaient pas vraiment à de telles fréquentations. Nous tournons en rond dans un simulacre qui est bien de nos temps-devenus-fous.

De l’autre côté, les Tchétchènes de Kadyrov au côté des Russes, nous assurant qu’“Allah Akbar” en brandissant l’étendard orthodoxe de Christ-roi. De ce côté-là, et comme répondant en miroir inversé à l’absence confuse de conscience de la fréquentation des Azov & Cie, chacun sait parfaitement qui il fréquente et pourquoi il le fait. Les Kadyrov’boys savent qu’ils se battent pour Poutine et la Russie autant que pour “Allah Akbar”. De ce côté, pas trace de simulacre, on joue franc-jeu, et je crois qu’il s’agit d’un point d’importance.

Tout cela nous éloigne décisivement du modèle initial : en 1936, le côté républicain accueillait des gens conscients de ce qu’ils allaient faire et avec qui, y compris au long des luttes internes qui se développèrent (j’ai une petite tendresse, je le confie, pour la performance en fourberie de Staline, aidant les républicains avec des armes, mais aussi des contingents du NKVD chargés de liquider ceux des amis qui s’avéraient de trop dangereux adversaires de la “la Ligne du Parti”, tels les anarchistes du POUM de Barcelone, prestement étiquetés “fascistes”, – l’étiquetage était déjà pratiqué). Le côté franquiste, lui, ne se cachait pas d’être nationaliste et fasciste, ni également de ses divisions internes rapidement apparues (le nationaliste-carliste Franco n’avait guère d’estime pour le “Viva La Muerte” de la Phalange de José-Antonio, jugé et exécuté en 1936 par les républicains ; il liquida cette tendance qui n’avait plus son chef en 1937, par agglomération dans le mouvement carliste et privation d’identité). Quant aux aides extérieures, elles suivaient la logique des idéologies qui s’affrontaient.

Orwell fit un séjour en Espagne, comme observateur puis comme combattant avant d’être grièvement blessé et démobilisé, puis de rentrer en Angleterre après un passage en France. Il avait trouvé en Espagne une certaine cohérence révolutionnaire qui le séduisit, avant de découvrir les horreurs des divisions internes. Je crois qu’il n’aurait rien retrouvé de “sa” guerre d’Espagne dans Ukrisis, sauf peut-être le mépris que lui inspirèrent les intellectuels de gauche de l’establishment soutenant Staline contre le POUM, quand il rentra à Londres. C’est en effet une des rares similitudes avec aujourd’hui : la nécessité du mépris pour le conformisme bienpensant des intellectuels de gauche allant jusqu’à infecter la droite conformiste. Pour le reste, là où il y avait en 1936 rangement des idéologies (gauches extrêmes d’un côté, droites extrêmes de l’autre) et cruauté des concurrences hors de tout simulacre, on trouve en 2022 désordre et confusion plongés dans le simulacre, à cause du simulacre, par rapport au simulacre. En 1936, les idéologies s’affrontaient, en 2022 le simulacre règne.

En 1936 régnait “la diversité des perceptions conscientes” ; en 2022 règne l’inconscience du simulacre, – ce qui conduit à la suite...

2). La diversité du simulacre

Il y a un autre point de vue qu’on peut adopter devant cette diversité d’Ukrisis qui, consciente ou inconsciente, simulacre ou pas, est bien réelle et très significative. Elle n’a aucune valeur politique ni la moindre valeur de référence. Elle est confusion et désordre, d’où aucun enseignement politique, aucun jugement dans ce domaine ne peuvent être tirés. Elle reflète parfaitement le désordre et la confusion de ces temps-devenus-fous.

La seule attitude de mesure et de bon sens possible est de hausser l’enseignement et le jugement au niveau de la bataille suprême de la GrandeCrise. Nous décrivons cela, selon nos conceptions longuement et souvent exprimées sur ce site (notamment dans la rubrique ‘Glossaire.dde’), antiSystème versus Système. Les références opérationnelles sont alors à trouver du côté de ce qui est structuré contre ce qui est déstructuré ; de ce point de vue, l’observation des forces dans la bataille est très nette :

• Ce qui est structuré est du côté russe, où l’enjeu et l’esprit parviennent à complètement dissiper les différences ethniques et religieuses, jusqu’à les faire devenir complètement accessoires. Les Tchétchènes hissant le pavillon orthodoxe du Christ-roi tout en criant “Allah Akhbar” : la religion passe au second plan et devient un moyen opérationnel, le tout étant relié par une force et une forme identitaires communes, quelles que soient les considérations morales que nous avons à l’esprit, bien entendu contre les Tchétchènes de Kadyrov, bien entendu bien entendu contre les Russes de Poutine, deux sortes en vogue du répertoire diabolique. Il s’agit pour moi de considérer la dynamique structurante qui est, dans ce cas, complètement antiSystème.

• Ce qui est déstructuré est en face, où la bataille est présentée en termes moraux et idéologiques, sans la moindre recherche d’identité bien entendu (impossible à constituer). Il y a les volontaires internationaux, pleins d’idées généreuses, tombant sur des cadres américains brutaux et méprisants, les traitant comme autant de « chair à canon » ; et puis il y a les groupes type-‘Azov’ avec les habituels « quelques néo-nazis » de la narrative bienpensante. Mais la vérité-de-situation est que ces groupes sont totalement étrangers les uns par rapport aux autres, rendant compte d’idéologie incroyablement inconciliables, acceptables les unes pour les autres, etc., dans un champ où domine l’idéologie puisque sans identité structurante commune.

A cet égard, il y a un document intéressant sur ‘Southfront.org’ : un fusillier-marin (501ème bataillon de ‘Marines’) ukrainien qui s’est rendu aux Russe à Marioupol, lors d’une reddition de groupe de son unité. Il est interviewé par les Russes et, même si les conditions peuvent faire penser à une certaine contrainte, l’entretien est assez long, sans violence ni crainte apparente, assez détaillé et bien exprimé pour le prendre comme un témoignage. Le soldat explique son attitude et l’idée revient souvent de l’abandon de son unité par les autorités (d'ailleurs acté par un message amer du commandant de l'unité avant la reddition). Lorsqu’il parle d’Azov, il dit notamment :

« Ils ont leur propre politique, nous avons notre propre politique. Comme l’on dit, nous avons notre propre État séparé, ils ont le leur... »

... Et cela dit tout, comme si l’on parlait de deux pays étrangers : complète déstructuration, absence d’identité, c’est-à-dire le service opérationnel tel que le conçoit le Système, auquel on reste plus ou moins soumis et qu’on abandonne si et dès que les circonstances vous le permettent. La soumission au Système, dès qu’elle se relâche, vous pousse vers le domaine de l’antiSystème.

Ces quelques mots servent à mon goût de bonne conclusion, loin de toutes les considérations opérationnelles, morales, idéologiques, qui forcent à des débats toxiques et hystériques. L’important ici n’est pas de savoir qui l’emportera, qui a le “bon droit“ selon les jugements de la bienpensance, qui est le moralement-“gentil” et toutes ces sortes de choses qui corrompent et profanent absolument le jugement de l’esprit (donc font le jeu du Système en étant sa tactique principale). L’important est de trouver une voie, dans ce désordre et cette confusion, pour retrouver l’enjeu structurant de la GrandeCrise, dans la GrandeCrise.