Oscar en procès, ou l’Iran contre l’hollywoodisme

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Oscar en procès, ou l’Iran contre l’hollywoodisme

C’est une initiative inhabituelle et, après tout, fort intéressante que l’Iran a prise en décidant de confier à l’avocate française Isabelle Coutant-Peyre le dossier du film Argo, de et avec Ben Affleck. Argo est l’Oscar 2013 du meilleur film, et la statuette a été remise en mains propres à Affleck par la First Lady Michelle Obama.

Isabelle Coutant-Peyre est, selon la formule consacrée et utilisée par le Guardian, une personnalité controversée, qui défendit le fameux Ilich Ramírez Sánchez , surnommé “Carlos” et condamné comme “terroriste” par la justice française. Coutant-Peyre s’est convertit à l’Islam et a épousé Carlos, toujours en prison, en 2001. Donc, Coutant-Peyre vient d’accepter de porter les plaintes de la République islamique de l’Iran devant les tribunaux US, contre Argo, selon l’observation que ce film présente une image faussaire de l’Iran. Argo est centré sur des circonstances (l’exfiltration de Téhéran de six diplomates US par la CIA) liées directement à la prise d’otage de Téhéran du 4 novembre 1979, de plus de 50 fonctionnaires de l’ambassade des USA, qui ouvrit une crise majeure, entre l’Iran et les USA d’une part, au sein du monde washingtonien d’autre part. Les otages furent libérés en janvier 1981, après que Carter eût été battu par Ronald Reagan en novembre 19890, essentiellement à cause de cette affaire. (Il est quasiment établi par plusieurs auteurs que la libération à ce moment avait fait l’objet d’un marché entre les Iraniens et les républicains, ces derniers demandant qu’on ne libère pas les otages avec l’élection présidentielle, pour verrouiller la défaite de Carter.)

Le Guardian, donc et notamment, présente cette affaire (le 13 mars 2013), qui poursuit une série d’initiatives de conférences et de rassemblements organisés par l’Iran pour dénoncer la “guerre culturelle” menée par Hollywood. Les Iraniens parlent officiellement d’“hollywoodisme”, terme quasiment idéologique utilisé depuis des décennies pour désigner l’orientation de propagande américaniste des grands studios d’Hollywood.

«Iran has hired a controversial French lawyer to file a lawsuit against Hollywood over a series of films, including Ben Affleck's Oscar-winning Argo, that have allegedly portrayed the Islamic republic in a distorted and unrealistic manner. Isabelle Coutant-Peyre, described by the Iranian media as an “anti-Zionist” lawyer, has travelled to Tehran to meet the authorities in order to lodge a case in an international court against Hollywood directors and producers that officials say have promoted “Iranophobia”. […]“I’ll be defending Iran against films that have been made by Hollywood to distort the country's image, such as Argo,” she said, according to quotes carried by the semi-official Isna news agency.»

Une conférence, The Hoax of Hollywood, au cours de laquelle Coutant-Peyre est intervenue, a été organisée lundi à Téhéran, après la remise de l’Oscar à Argo. La conférence avait pour but d’“unifier toutes les communautés culturelles en Iran contre les attaques de l’ouest, en particulier de Hollywood”. Le Guardian ajoute à ces diverses informations un commentaire d’un journaliste iranien travaillant à New York, et qui est présenté comme ayant “travaillé sur le cinéma iranien”.

«For many in the Iranian regime, it's impossible to fathom that Hollywood is not a state-run entity, as it is in Iran. Iranian officials therefore seriously perceive any cultural products about Iran, like movies, as a political statement and a part of what they call the west's cultural invasion against Iran. […] I think the fact that Michelle Obama awarded the movie's Oscar has intrigued and magnified their suspicions about the involvement of politicians in making such movies, which they consider anti-Iran, or more accurately, anti–Islamic republic.»

• Comme pour souligner ironiquement les limites et les incertitudes du propos, entre narrative officielle et éventuelle vérité profonde quoique courante, un article de Kevin Barrett est publié sur le site iranien de PressTV.com, le 13 mars 2013. (Commentateur US de tendance plutôt dissidente, auteur, avec de nombreux liens politiques nationaux et internationaux d’une tendance antiaméricaniste et antiSystème, Barrett a déjà mis en lignes quelques documents et liens sur la série de conférences “contre l’hollywoodisme”, à Téhéran, – voir sur son site le 10 mars 2013.)

Dans son article et à partir d’une interview de Barbara Honegger (présentée dans l’article), Barrett accuse la CIA d’avoir monté l’opération ayant abouti au tournage de Argo, et Ben Affleck d’être une sorte de correspondant de la même CIA. Barrett estime que la démarche juridique iranienne contre les producteurs et réalisateur du film Argo, si elle conduit à une déposition sous serment des personnes mises en cause, peut conduire au moins à la révélation publique de certains aspects de la réalisation d'un film qu’il considère effectivement comme un montage…

«…One of America's leading experts on covert operations believes that Argo is the propaganda project of an intelligence agency or agencies, and that its purpose is to convince the American people to go along with Israel's plan to drag America into a war on Iran. That expert, Barbara Honegger, was a Special Assistant to the President as well as White House Policy Analyst (1981-83), and worked for over a decade as Senior Military Affairs Journalist with the Naval Postgraduate School, the premiere science, technology and national security affairs graduate research university of the US Department of Defense. The author of October Surprise, she is one of America’s leading experts on ultra-secretive covert operations or “black ops.”

»In a radio interview Tuesday on the Kevin Barrett Show, Honegger stated that filmmaker Ben Affleck might one day be hanged for war crimes and treason – not only for Argo, which she said is designed to pave the road to war on Iran, but also for his role in the 2001 film Pearl Harbor, an earlier intelligence operation designed to pave the road to the 9/11 “New Pearl Harbor.” According to Honegger, Affleck – like his character in Argo – appears to be a covert operator posing as a filmmaker.»

L’affaire Argo, telle qu’elle est présentée par Barrett (et par Barbara Honegger), qu’elle soit vraie ou non, – et l’on peut se douter tout de même que la CIA ne reste pas indifférente devant de telles productions, – montre, après l’affaire du film Zero Dark Thirty (voir Gleen Greenwald, le 14 décembre 2012), un climat fort propice à l’infiltration massive de Hollywood par les influences de la communauté de sécurité nationale US, et particulièrement la CIA encore plus que le Pentagone. Cette sorte d’“influence” a toujours été présente, et parfois ouverte et affirmée (comme pendant la Deuxième Guerre mondiale, essentiellement), mais elle fut toujours perçue comme “extérieure” à Hollywood même si elle était massive. Ce fut le cas même durant l’époque du MacCarthysme et des “listes noires” ; ce furent les patrons de l’industrie de l’hollywoodisme qui adoptèrent eux-mêmes les règles de terrorisation de la profession, de dénonciation, d’inquisition, telles que les autorités “du jour” (en l’occurrence les commissions des activités anti-américaines du Congrès soutenues par le FBI de J. Edgar Hoover) les avaient prescrites. Cette “influence” n’a jamais tendu à apparaître au grand jour comme le fait d’une manipulation de cette sorte, organisée, structurée, etc., comme une opération d’influence et de renseignement extrêmement organisée et se définissant comme structurelle plus que conjoncturelle, impliquant une pénétration effectivement structurelle de l’organisation hollywoodienne, telle qu’elle est décrite dans la présentation Barrett-Honegger. Encore une fois, importe moins ici la véracité du propos que le climat dans lequel il intervient avec le précédent de Zero Dark Thirty, où le travail fut fait à partir de documents qualifiés de “secret”, quasiment fournis à ciel ouvert par l’appareil de sécurité nationale, avec un encadrement de conseillers de la CIA et d’autres groupes, etc.

Si l’on commence par cette digression interprétative par rapport au sujet central de la volonté d’une action en justice de l’Iran, c’est parce que la digression permet de rendre encore plus dramatique le problème fondamental posé par l’Iran. Il s’agit dans ce cas d’une interrogation effectivement fondamentale sur la fonction de la fiction par rapport à la “vérité historique” (si l’expression à un sens), surtout lorsque cette fiction se fait elle-même utilisatrice de matériaux historiques qui ont rapport avec un cas historique, et qu’elle peut donc passer, auprès du public en général, comme une véritable substitution de la “vérité historique”. Le problème n’est pas plus vif, plus immédiat, plus pressant et contraignant qu’avec le cinéma, dont les caractères formels imposent aisément une formidable impression de réalité et font de cet “art” si technique un cas très spécifique par rapport aux autres instruments de communication (et aux autres arts, bien entendu). Dans son livre L’Histoire à l’écran (1992), Gore Vidal a aisément rendu compte, avec autant de la tendresse pour son passé de jeune spectateur fasciné par le cinéma que de la sévérité pour le phénomène paradoxalement “objectif” de la tromperie, de cette influence absolument dominante, sinon déterminante, dans la formation d’une pseudo-“conscience historique” dans le chef du public américain. (Ce public est lui-même totalement pénétré du cinéma, presque comme une influence acceptée comme effectivement comptable de la réalité, – cela, à la différence de nombreux publics non-US, disposant d’un esprit beaucoup plus critique formé par l’expérience historique absente aux USA, beaucoup plus formés culturellement à une certaine distance par rapport à ce média. Cela éclaire encore mieux la démarche iranienne.)

Bien entendu, la démarche iranienne sera perçue, avec d’autant plus de vigueur qu’il s’agit de l’Iran dont on sait la vision déformée dans le bloc BAO, comme mettant en cause la liberté fondamentale de la création, artistique notamment. Mais l’“artistique” devient aisément “pseudo-artistique” dans le domaine qui nous importe et dans les cas envisagée, et l’“art” fait figure de feuille de vigne bien à propos. Au reste, on peut se demander ce que vaut exactement, aujourd’hui, dans nos contrées du vertueux bloc BAO, cette liberté de création. Imagine-t-on possible, à cette aune, qu’un réalisateur de cinéma, en imaginant qu’il dispose de tous les moyens qu’il faut, puisse réaliser sans avatar jusqu’à la condamnation absolue et la mise à l’index infernale, une fiction située dans le contexte des camps de concentration et de l’Holocauste, et ayant pour thème le négationnisme de l’Holocauste ? Il est vrai que, depuis que la loi a pénétré le domaine de l’histoire (justement à propos de l’Holocauste en premier), on ne peut plus envisager qu’une fiction historique, avec les puissants moyens d’invention d’une réalité du cinéma, n’en soit pas affectée, liberté de création ou pas. De ce point de vue, la démarche iranienne ne fait que reprendre de facto à son compte, pour la retourner contre le bloc BAO, une logique qui a effectivement soumis l’histoire et la fiction historique à la loi. On récolte ce qu’on sème, et il aurait fallu s’aviser avant de légiférer du danger qu’il y a à légiférer sur les faits historiques qui sont par définition soumis aux règles de l’historien d’un souci constant d’enquête, d’appréciation et de remise en question. (C’est bien un cas où la modernité expose ses contradictions : cette volonté morale de légiférer en prétendant à l’objectivité juridique est complètement moderniste ; l’institution d’une historicité scientifique soumise à une quête révisionniste qui peut aller jusqu’à la négation de certains faits historiques considérés comme acquis pour rechercher ce qui est présenté comme l’objectivité du récit scientifiquement historique est tout aussi complètement moderniste.)

Une dernière remarque est de constater combien cette démarche iranienne tombe à son heure. Il y a eu des précédents, où l’Iran a protesté (notamment à l’UNESCO) contre certains films et autres, jugés par ce pays comme coupablement anti-iranien. Cela n’avait guère eu d’effets. Cette fois, les choses diffèrent. Il y a certes la forme de la démarche, et d’ailleurs cette forme nouvelle et plus intrusive est en elle-même le signe d’un changement de climat. Il y a donc aussi, et de façon plus importante, le climat actuel, cela qu'on peut présenter comme expliquant en partie, justement, le fait précédent. Ce qu’on a dit plus haut de l’évolution de l’hollywoodisme, avec l’interférence directe possible, intérieure et structurelle, d’organisations d’influence et de subversion du Système, s’inscrit effectivement dans un climat général marqué par l’intensification considérable de la guerre au sein du système de la communication, de l’importance décuplée de l’influence, de la transmutation des antagonismes en faits culturels et civilisationnels, etc. Il n’est d’ailleurs pas tant question, dans notre esprit, de lieux communs comme “le choc des civilisations”, ou les affrontements culturels prendrait une forme dupliquant les antagonismes politiques courants, fabriqués pour nous tromper sur les enjeux. Il s’agit ici d’un affrontement entre Système et antiSystème… Pour le cas envisagé, on comprend bien que l’“hollywoodisme” dénoncé par l’Iran n’est pas, tant s’en faut, tout le cinéma US, mais qu’il est le représentant du Système dans le cinéma US. Il existe une fraction non négligeable de ce cinéma US, y compris de grand public, d’Oliver Stone aux frères Coen pour en citer les membres les plus fameux, qui est extrêmement et radicalement critique du Système, – bien plus qu’en France, par exemple, – au point qu’on peut classer cette fraction dans le cadre de l’activité antiSystème avérée.

L’on voit certes que tout cela n’a pas grand’chose à voir avec l’argument du type catéchisme-Système, du commentateur cité par le Guardian sur les aspects du domaine public et du domaine privé. Cette classification primaire, et qui est particulièrement grotesque pour les USA pour toutes les raisons du monde, fait partie du réductionnisme habituel dans le raisonnement-Système. Bien entendu, la question n’est pas tant de savoir ce que vaut la légalité de la démarche iranienne, si cette démarche a des chances d’aboutir à un jugement favorable, etc. La question est de savoir si cette démarche pourra avoir lieu d’une façon explicite, et l’intérêt serait alors de voir débattre publiquement des méthodes et des buts de l’hollywoodisme, ainsi que de ses accointances éventuelles. Il s’agit bien d’une guerre de communication à dimension culturelle, et non d’une querelle juridique. Il s’agit du Système et de ses fourberies, pas du catéchisme sur le Droit et sur l’idéologie libérale et économiste.

 

Mis en ligne le 14 mars 2013 à 07H00