Où est la crise si ce n’est dans notre pauvre tête malade?

Faits et commentaires

   Forum

Un commentaire est associé à cet article. Vous pouvez le consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 619

Où est la crise si ce n’est dans notre pauvre tête malade?


10 juillet 2006 — Avec les abracadabrantesques Européens dans la roue des washingtoniens en bons porteurs d’eau qu’ils sont, la folie occidentalo-américaniste se poursuit. Chaque jour montre notre acharnement à construire des crises là où il n’y en a pas, à abandonner une crise que nous avons fabriquée pour une autre que nous nous empressons de fabriquer, à “comprendre” les crises que nous avons fabriquées selon nos seules obsessions alors qu’elles concernent d’autres gens que nous-mêmes, tout cela appuyé sur des fabrications virtualistes lunatiques comme “la guerre contre la terreur” et sur des conceptions diplomatico-militaires délabrées qui cumulent aveuglement et obsolescence.

Exemple : la “crise de Corée du Nord”. Quelle crise, exactement? Est-ce une vraie crise géopolitique ou une crise de plus de nos trouilles sécuritaires érigées en philosophie de vie et en sens de la civilisation? Réponses des intéressés.

La Corée du Sud réagit vivement. Contre qui? Contre le Japon, rien de moins. Cela confirme l’analyse du journaliste Donald Kirk qui juge que la crise va très rapidement regrouper plusieurs nations d’Asie continentale contre les tendances néo-militaristes du Japon. Lecture édifiante (par AFP, du 9 juillet), pour une fois qu’un communiqué officiel (de la présidence sud-coréenne) a une signification… (On notera l’accusation à peine voilée qui devrait contribuer à nous faire réfléchir [nous soulignons ce qui nous paraît essentiel dans la phrase] : « The possible launch of a Daepodong missile had been widely publicized in advance » ; si ce n’est accuser le Japon et les USA d’avoir fabriqué la crise…)

« South Korea has called for a calm response to North Korea's missile tests, accusing Japan of heightening tensions through its hawkish remarks. “There is no reason to fuss over this from the break of dawn like Japan, but every reason to do the opposite,” said a statement from the office of President Roh Moo-Hyun's spokesman. “There is nothing good in heightening tensions on the Korean peninsula and worsening inter-Korean relations. This will not help at all to settle the nuclear issue or the missile issue,” it said Sunday.

» “It is the president's view not to raise a shrill voice but to respond calmly,” it said. “The possible launch of a Daepodong missile had been widely publicized in advance. It was aimed at nobody and did not lead to a state of emergency in either our country or other countries.” »

Le président sud-coréen est-il un imposteur qui prive ses citoyens d’une juste trouille? Voici ce que nous disent les Sud-Coréens. Ils sont bien tranquilles, confirme le Los Angeles Times, dans tous les cas pour ce qui concerne les entreprises de Kim. Mais si l’on tient absolument à ce qu’ils craignent quelque chose ce serait le Japon et, éventuellement, les USA… Méditez les remarques de cette ménagère comme vous et moi, madame Kwong, qui déclare simplement qu’en cas de guerre menée par les USA et le Japon contre la Corée du Nord, « nous serons bien entendu du côté des Coréens du Nord… » Nos stratèges en séminaire mesurent-ils le poids d’évidence de ce “bien entendu”? Mesurent-ils l’aventure que serait une riposte armée contre Kim?

« “The same old story!” groaned Bae Min-su, a 41-year-old restaurateur who had woken up early on July 5 to watch the match. The same collective shrug was expressed by millions of other South Koreans. Though the United States and Japan quickly elevated the missile launches to the status of crisis, for South Korea it was just another predictable annoyance among many from a bothersome neighbor. None of the television stations here broke away from the soccer match. The first full reports on the missile launches weren't broadcast until nearly 6 a.m., during a break in the game.

» On the surface, it would seem that South Koreans should be more attuned to the developments in North Korea than anyone else. They are the ones who live in the shadow of the demilitarized zone, where North Korea has enough artillery dug into bunkers to rain 25,000 shells on Seoul in an hour.

» Bae's in-laws fled the communists during the Korean War, and many customers at the family's restaurant, specializing in Pyongyang-style cold noodles, have relatives in North Korea. “You'd be surprised, but nobody is really talking about North Korea and the missiles,” Bae said. “They don't care. They're more worried about Japan than North Korea.”

» In fact, the big concern in recent days has been a war of words with Japan over a South Korean ship that conducted an oceanic survey of a disputed cluster of rocks known here as Dokdo, off the east coast. And the big summer blockbuster film here is expected to be ‘Hanbando’ (‘Korean Peninsula’), opening next weekend. Its futuristic plot pits the two Koreas against Japanese forces who are trying to stop their reunification.

» At Bae's restaurant, customer Kwon Jeong-eon said that North Korea's missile tests would help the two Koreas defend themselves. “I'd like to see the North Koreans become stronger, especially for when we are united,” said Kwon, a homemaker in her 40s who had just polished off a bowl of the slippery buckwheat noodles known as nengmyeon. In the event of a war between North Korea and the United States or Japan, she said, “we would of course be on the same side as the North Koreans.”

» Among student groups, the views were more extreme. “North Korea's missiles are the last fortress of peace to deter a U.S. invasion. We should celebrate,” a group called the Citizens Movement for the Withdrawal of U.S. Forces in Korea proclaimed on its website. »

Kim le clown? Ou Kim notre miroir?

Signalons également, pour poursuivre la discussion, un article vitupérant de l’analyste Edward N. Luttwak, pour nous entretenir du «  North Korea's clown provocateur » (dans le Los Angeles Times, le 7 juillet). Quelques paragraphes bien sentis pour ridiculiser Kim le clown et ses pétoires qui ne tiennent pas plus de 42 secondes (ou dix minutes, selon la presse sud-coréenne). (Luttwak est un analyste ô combien respecté à Washington, un dur de dur de la dialectique pentagonesque, qui fait profession d’originalité, voire d’indépendance d’esprit. Voire…)

Qui est le plus ridicule dans cette occurrence après tant d’autres? Qui est le clown provocateur (voir l’allusion de la présidence sud-coréenne) de l’autre quand l’on se tourne vers les Sud-Coréens? Ces remarques du Los Angeles Times nous disent tout de notre autisme occidental, inspiré par la schizophrénie de Washington : « On the surface, it would seem that South Koreans should be more attuned to the developments in North Korea than anyone else. They are the ones who live in the shadow of the demilitarized zone, where North Korea has enough artillery dug into bunkers to rain 25,000 shells on Seoul in an hour. »

Plutôt que laisser entendre que l’indifférence des Sud-Coréens aux horribles gesticulations de Kim relève de l’inconscience, voire pire (complicité ? trahison ?), ne pourrions-nous pas essayer la conclusion de l’évidence que c’est parce que ces développements ne sont pas si horribles que cela? Est-ce parce que les fous du Pentagone ont plusieurs milliers d’armes nucléaires à leur disposition que nous craignons qu’ils nous les lancent sur la figure? Est-ce que nous entrons en transes similaires à celles du début juillet chaque fois que l’USAF tire un Minuteman III pour raison de test ? (Quoique… A y penser, peut-être devrions-nous commencer à nous inquiéter, — nous voulons dire, avec de plus fortes raisons que dans le cas de Kim.)

La projection systématique de nos obsessions et de nos servilités explique aujourd’hui l’essentiel des crises du monde. Elle crée leur substance même. L’obsession du faux-empire washingtonien, qui renvoie à la bonne conscience américaniste nécessaire à l’auto-absolution de son comportement, est une machine à fabriquer les menaces et les crises. L’obsession européenne de l’alignement sur Washington est une machine à fabriquer le conformisme de nos diplomaties de vieilles nations civilisées, donnant ainsi quitus aux divagations washingtoniennes. L’Occident est emporté dans un prodigieux exercice d’abêtissement comme s’il s’agissait d’une ultime ivresse. (Le fait est que nous sommes doués.)

Où voit-on qu’il y a là-dedans une place quelconque pour la réalité de la situation coréenne? L’empire occidental sur le monde n’est établi aujourd’hui que pour tenter de soigner la pathologie née de la confrontation entre nos utopies et la réalité du monde. Tout, depuis 9/11, doit s’analyser selon cette vision médicale. (Avant 9/11, l’illusion pouvait encore faire ; 9/11 s’est avéré un choc suffisant pour achever le déséquilibre d’une psychologie américaniste déjà dévorée par la maladie.) Toutes les crises du monde sont aujourd’hui le produit direct de notre esprit malade. Bien évidemment, cette pression épouvantable engendre des effets qui, eux, sont bien réels. Le terrorisme, l’Irak, l’Iran, la Corée, tout cela a été fabriqué par l’Occident.

Revenons à notre antienne : à quelque chose malheur est bon. Ce gigantesque mouvement de déstabilisation et de déstructuration qui n’a comme but concevable que le néant entropique précipite les situations potentielles d’une réalité libérée par cette brutalité. (Est-ce cela, la “destruction créatrice”?) La “crise” actuelle accélère en réalité le processus de réunification des deux Corées, elle accroît les poussées de désengagements des USA de Corée du Sud et multiplie d’autant la confusion à Washington, elle met à jour les ambitions militaristes d’une classe dirigeante japonaise qui s’avère autant un clone des conceptions du Pentagone que l’est la direction israélienne. Il est évident que la situation pathologique actuelle échappe à toute guérison et que la seule chose à souhaiter est une accélération de cette maladie engendrant l’accélération du déséquilibre du malade. L’important est de faire place nette pour laisser le petit enfant du conte nous crier enfin : “le roi est nu”. La chose est en bonne voie.