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912Le 31 janvier 2015 sur Russia Insider, le commentateur Riley Waggaman s’intéresse à cette question, – «Who Controls US Foreign Policy?» (titre de son article). La chose qui lui inspire cette interrogation est bien connue de nos lecteurs, puisqu’il s’agit de l’interview de George Friedman, dans Kommersant, en décembre 2014. (Nous redonnons les références sur notre site : successivement le 22 décembre 2014, le 21 janvier 2014, le 22 janvier 2015 [entièreté de l’interview de Kommersant présenté par nous en traduction française], le même 22 janvier 2015, comme commentaire de l’interview complet.)
Waggaman commence effectivement par la présentation de ces déclarations de Friedman, dont il dit qu’elles ont retenu “une considérable attention de la part des experts”, et dont il tire une première hypothèse d’analyse de la politique extérieure des USA selon laquelle cette politique serait menée par une “minorité silencieuse” tandis qu’une “majorité volubile” de dirigeants apparents tiendraient le devant de la scène en débitant la narrative qui leur serait dictée par on ne sait qui ... Le président Obama fait-il partie de la “majorité volubile” et n’aurait-il appris que récemment (par exemple, s’il a lu l’interview de Friedman) que les USA, ou certains parmi les centres de pouvoir washingtonien, ont été les organisateurs du putsch de Kiev, comme il l’a glissé tout aussi récemment dans son interview à CNN ? ... La “minorité silencieuse” représente-t-elle l’“État profond” (deep State) dont parlent d’autres commentateurs ? En attendant, voyons ce que nous dit Waggaman...
«George Friedman’s December 2014 interview with the Kommersant newspaper in Moscow, republished in English on Russia Insider and other alternative media, has attracted considerable attention among pundits. The founder and CEO of Strategic Forecasting Inc., or Stratfor, an information and analysis service, made a number of remarkable assertions on the origins of the present confrontation with Russia over Ukraine which the chatting classes simply could not ignore. Among the gems, we find Friedman’s matter-of-fact statement that the United States was behind the coup d’etat of February 21, 2014 which overthrew the democratically elected government of Viktor Yanukovich and brought to power the extreme nationalists and pro-Western forces of the Maidan. He tells us that in doing so the United States was merely looking after its national interests and serving its hundred-year-old policy of preventing any nation from becoming a hegemonic power on the European continent, which Russia was showing a potential and an intention to achieve.
»The origin of U.S. misgivings over Russia, the determination that Russia had to be contained or disrupted or distracted by new security threats Friedman identifies with the Syrian conflict a couple of years ago, when Russia demonstrated it was capable of exerting significant influence and acting contrary to American plans in the Middle East, an area of strategic importance.
»His reputation for heading a “Shadow CIA” (Barron’s description of Stratfor) made Friedman’s stress on Realpolitik drivers for U.S. foreign policy appear to be the voice of Washington, telling us the real story of what is going on. In Friedman’s analysis, there is no personal dimension. Obama is bound hand and foot; he is doing what any American president would have to do in the face of rising Russia. There is no “Tsar Putin,” no “mafia state.” Instead Friedman says simply: “It's a matter of the fundamental divergence of the national interests of two great powers.”
»Friedman’s statements are all the more intriguing to commentators on Russian-American relations, because they run roughly in parallel with the explanations of the conflict which that consummate practitioner of Realpolitik, Vladimir Putin, gave repeatedly in his major public appearances from October to December last year. The problem with taking Friedman as the ultimate insider is that what he is saying runs smack into the conventional wisdom of the chief actors in Washington responsible for formulating and approving our foreign policy, as well as for explaining it to the nation: the President, the presidential administration, the Secretary of State and his assistants, the U.S. Senate. That wisdom states flatly that Realpolitik, balance of power thinking are shop-worn remnants of the 19th and early 20th centuries. In this view, we have moved on to values-based foreign policy, otherwise known as Idealism or Liberalism.
»This dogma was so entrenched that when the Russians made their move in the spring of 2014 to change European borders ‘by force’ (if we believe the Washington narrative) and take back Crimea, it sparked a debate among the court philosophers of our foreign policy establishment. Was Realpolitik making a comeback and putting in question the End of History beliefs of the Neoconservatives, the key promoters of Idealism?»
Après avoir posé cette question de savoir si l’intervention de Friedman ne correspond pas effectivement à une affirmation d’une “école” réaliste US des relations internationales, après avoir évoqué les débats qui ont eu lieu aux USA à ce sujet (quoiqu’en fait de “débats”, on doive plutôt parler de quelques incursions publiques des très rares experts, tels Stephen F. Cohen et John Mearsheimer, qui n’acceptent pas la narrative officielle), Waggaman termine en posant une autre question : qui contrôle véritablement la politique étrangère US ? Il semblerait indiquer que, pour lui, l’intervention de Friedman montrerait que les “réalistes” sont beaucoup plus présents que les “idéalistes” (terme qu’il applique aux neocon et autres R2P) ; dans tous les cas, il affirme qu’il souhaiterait qu’ils le soient et il regrette que le langage de Friedman ne soit pas celui de la majorité des dirigeants washingtoniens («It would be very reassuring if the President, John Kerry, Samantha Power and Susan Rice spoke like George Friedman.»)
»...It raises the question of who really is in control of U.S. foreign policy. Is it the silent minority who believe in an interest-based policy, or is it the voluble majority who insist that democratic, free market values must drive policy, that peaceful relations are only possible between states that the U.S. qualifies as democratic and that other regimes must be overthrown. And why does this matter? It is important because the Realist school, by its nature, looks for compromises in a context of ever changing alignments between states, whereas Idealism, with its emphasis on universal values, leaves no room for compromise and flux.»
»It would be very reassuring if the President, John Kerry, Samantha Power and Susan Rice spoke like George Friedman. However, they do not, and this is one of the reasons why serious observers of the present confrontation like Mikhail Gorbachev are expressing alarm over the possibility of the present Cold War moving into new directions, namely a hot war between the U.S. and Russia, with unforeseeable and possibly catastrophic consequences.»
Ce texte de commentaires des déclarations de Friedman est intéressant mais aussi surprenant à plus d’un égard. Plusieurs remarques doivent être faites, qui nourriront la réflexion à ce sujet.
• Comme on l’a dit, Obama semblerait faire partie de cette “majorité volubile” qui emploie des arguments idéalistes, et qui ne dirigerait éventuellement pas la politique extérieure des USA. Interrogé par Sputnik.News (le 2 février 2015), Paul Craig Roberts a estimé qu’il était très possible qu’Obama n’ait pas été informé. («It is possible that Obama was told that Yanukovych was corrupt and a Russian stooge and that the Ukrainian people rose up against him and drove him out of office. [..] So, Obama could have been caught off guard by events, but the neoconservatives in control of Obama's government's foreign policy were not caught off guard.») Mais ses supputations, lorsque Paul Craig Roberts tente de les détailler, restent elles-mêmes très confuses, notamment pour ce qui concerne les déclarations qu’Obama a faites lors de son interview à la CNN, – et cela montrant qu’on se trouve dans un véritable imbroglio d’où il est très difficile de sortir la désignation précise d’une responsabilité quelconque ... Dire qu’Obama n’était pas au courant, ce qui est assez précisément notre point de vue parce que nous avons suivi cette logique et cette interprétation depuis le début de la crise ukrainienne sans jamais trouver quoi que ce soit de sérieux pour nous démentir, ne nous dit pas qui était au courant (à part les protagonistes que tout le monde connaît si bio,), et surtout s’il y avait une organisation précise à cet égard. (A propos de ces déclarations d’Obama à CNN, on peut également avancer l’hypothèse, tout à fait plausible, qu’elles ont été faites pour que le président ne paraisse pas complètement dépassé et non-informé après les déclarations de Friedman qui commencent à être connues, diffusées et commentées.)
• ... Mais les déclarations de Friedman, justement, que Waggeman présente comme une vision “réaliste” par opposition aux “idéalistes”, ne représentent que de la communication et nullement de l’action. Nous avons déjà écrit que, pour nous, Friedman jouait le rôle d’une sorte d’interprète, chargé de justifier d’une manière réaliste, après-coup, une politique qui ne peut certainement pas être qualifiée de “réaliste” (le 22 janvier 2015 : «Le travail de Friedman est [...] de fournir le sur-mesure qui, après coup, donnera du sens à tout cela, de façon à habiller la politique des USA (politique-Système) d’une cohérence qui justifie effectivement d’identifier la chose comme une “politique étrangère”. Cette démarche renvoie aux habituels habillages pseudo-intellectuels construits après-coup pour continuer à donner une apparence de sérieux, de réalisme et de cynisme impérial, à un extraordinaire désordre de conception et d’action...»
• S’il y avait une politique “réaliste” des USA, cela se saurait et cela se verrait ... En effet, il n’y aurait jamais eu de putsch à Kiev, avec tous les avatars qui ont suivi, parce que, d’un point de vue “réaliste“, cette politique-là (si on peut employer le terme de “politique”) est extrêmement dangereuse, inconséquente, sinon tout simplement folle à cause de la proximité de la Russie qui est la puissance nucléaire qu’on sait, et dont on sait également, si l’on est “réaliste” justement, qu’elle n’acceptera jamais la présence d’un gouvernement hostile, éventuellement avec des forces US sur son territoire (sans parler d’une adhésion à l’OTAN), en Ukraine... Ainsi l’“explication” de Friedman comme la mise au point d’Obama ne sont que des concessions épuisées faites aux exigences d’une appréciation générale qui ne cesse de perdre son équilibre, par conséquent de la pure communication et nullement une réponse à l’énigme du “qui dirige la politique extérieure...”, etc.
• Par ailleurs, Waggeman rappelle la fameuse communication de Nuland, fameusement dite-“Fuck the UE” (voir le 7 février 2015). Dans cette communication, Nuland discutait avec l’ambassadeur US à Kiev pour savoir lequel des dirigeants de l’opposition il faudrait faire installer comme Premier ministre. En aucun cas, cette discussion ne laissait penser que Nuland suivait des instructions (venues de Kerry, éventuellement approuvées par le président), mais bien qu’elle décidait elle-même en consultation avec l’ambassadeur du choix à faire. Même si ce n’est en aucun cas probant, cette sorte d’indication, surtout en l’absence de son contraire (l’absence de la moindre indication que l’affaire ait été contrôlée au plus haut niveau), renforce notablement l’idée qu’il s’agit là d’une complète initiative de la sous-secrétaire d’Etat chargée des affaires européennes (Nuland), qui se trouve devant l’opportunité de manipuler comme il lui plaît cette situation ukrainienne puisque ce pays fait partie de sa zone de responsabilité et que nul n’en a cure au moment (janvier 2014) où elle a cette communication. Pour autant, on n’a nullement l’impression d’un plan de très grande envergure dont Nuland serait une exécutante et encore moins l’inspiratrice, mais bien de l’exploitation d’une simple opportunité, – et cette opportunité, c’est l’agression, l’élan dans une aventure dont personne ne soupçonne les dimensions et que personne ne contrôle, – bref, le désordre, et par conséquent la réponse à la question que pose Waggeman est celle de l’évidence même : effectivement, “personne ne contrôle la politique extérieure des USA” (“la politique extérieure” du bloc BAO, pendant qu’on y est).
... Bref, nos lecteurs ne trouveront rien de bien nouveau, avec l’impression du déjà-lu dans ces colonnes, dans cette affirmation de l’absence totale de contrôle de la politique extérieure des USA. C’est le fondement même, d’ailleurs, de l’appréciation que nous avons de ce que nous nommons politique-Système, qui est devenu de plus en plus la représentation accomplie et irrésistible de ce que nous nommions initialement la “politique de l’idéologie et de l’instinct”, en passant clairement dans le domaine de l’opérationnalisation du Système. Dans cette situation, les neocons sont nécessairement les gagnants parce qu’ils n’ont rien à gagner que l’accomplissement d’un schéma nihiliste, déstructurant et dissolvant, où une politique sans autre effet que de semer le désordre d’elle-même, quelles que soient la rhétorique pompeuse et bombastique qui l’accompagne, – et à cet égard, ces neocons parfaitement esclaves de ce qu’ils croient conduire. (Voir notre texte du 20 octobre 2014.) Mais s’ils sont “nécessairement les gagnants”, les neocons ne sont en rien une explication ; il sont des outils, des “idiots utiles”, etc. – mais de qui, ou plutôt de quoi ?
... Ce qui est nouveau, par contre, c’est que depuis quelques deux-trois années dans les premiers signes, depuis plusieurs mois sans aucun doute d’une façon appuyée, particulièrement depuis le début de la crise ukrainienne, de plus en plus de jugements qui tentent vainement de percer l’énigme de cette politique folle, hystérique, déchaînée, lancée comme un bolide sans but et dont on croirait faussement qu’il a un but, parlent d’une situation générale caractérisée par une politique “incontrôlée”, et nécessairement, d’abord et avant tout la politique extérieure (ou de sécurité nationale) US. A ce point des jugements, les références vont à des forces très puissantes que les bureaucraties, les directions politiques, etc., ne parviennent plus à contrôler, – ce qui fait que tout, de toutes les façons, va toujours dans le même sens de l’accentuation du désordre et du paroxysme. La question de l’identification, de l’origine, du but et du destin final de ces forces n’est guère abordée, elle reste dans l’imprécision des non-explications données à des situations échappant à la raison ; non-explications, parce qu’hypothèses d’explication laissées dans le vague, parce que toute enquête sérieuse à leur propos aurait pour effet de mettre à mal, d’abord, le dogme de la raison en nous faisant découvrir combien cette raison est subvertie par la dictature de la modernité, avant de nous lancer dans un domaine inconnu et de grande hauteur dont nous avons perdu le sens de sa fréquentation.
Nos lecteurs savent qu’à ce point, là encore, notre proposition est de se tourner vers la vision de la métaphysique de l’Histoire pour chercher une explication qui doit nécessairement sortir des standards historiques habituels, ou des incursions dans la fausse-métahistoire faites en général pour trouver de bonnes raisons de n’y pas trop demeurer longtemps. (Voir notre Glossaire.dde, les 25 juin 2014 et 1er décembre 2014.) Cela fait que demeure et ne cesse de grandir l’intuition que nous nous trouvons dans un moment-clef de l’Histoire, dont nul être humain n’a la clef, qui réserve nécessairement des bouleversements dont la forme et le sens nous échappent, mais dont notre devoir est de tenter de les suivre, de les accompagner, de les distinguer et de tenter de saisir leur grandeur et leur hauteur. Aujourd’hui, l’intuition et la foi (dans les sens du latin fides exprimant aussi bien la droiture de la pensée que la conviction) sont des instruments qui nourrissent bien mieux la pensée que tout ce que notre raison-subvertie peut offrir comme piètres substituts.
Mis en ligne le 3 février 2015 à 16H14
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