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3505J’ai été arrêté par cette réponse de Michel Onfray, à une interview d’‘Eléments’ à propos de son dernier livre, ‘L’art d’être français’. (J’écris “le dernier” avec précaution vu sa vitesse de production et de publication ; entretemps, peut-être est-il en train, peut-être a-t-il déjà publié le suivant.) Le propos concerne l’effondrement de notre civilisation, dont je suis moi-même convaincu comme l’on sait pour qui veut bien me lire.
Pour bien situer le propos, il faut ajouter que cette question-réponse vient après une autre dans laquelle Onfray avait proclamé son amour du Cyrano de Bergerac de Rostand, – Cyrano « ... pour lequel j’ai une véritable passion [...] Le panache est la pointe aigu de l’art d’être français mais il est une qualité aristocratique loin d’être la mieux partagée en France »
Voici l’ensemble question-réponse (‘Eléments’ n°191 de juillet 2021) :
‘Éléments’ : « En vous lançant dans la rédaction de ce livre, avez-vous éprouvé le besoin de saisir les derniers feux de cet art d’être français au moment où il vacille sous les coups d’une culture de la dénonciation ? Qu’en reste-t-il ? Vous citez Nietzsche disant que toutes nos valeurs sont aujourd’hui des valeurs de décadence. Dès lors, est-on condamné à défendre cet art d’être français comme s’il s’agissait d’un service inutile, pour parler comme Montherlant ? Au nom d’une “noblesse oblige” mais sans illusion ? »
Michel Onfray : « Oui, c’est tout à fait ça... C’est un exercice de panache ! Une invitation à... ne pas être dupe, mais à ne pas se suicider pour autant ! Le bateau coule, mais pas de panique, de l’élégance. Il faut regarder sans larmes et avec le sourire la beauté tragique de cet effondrement de notre civilisation : c’est l’une des modalités du sublime dans l’histoire. La foudre tombe, elle a provoqué un incendie, le feu progresse chaque jour : Thoreau avait grimpé sur une montagne proche de chez lui pour assister au spectacle d’un immense incendie. Ni rire ni pleurer, mais comprendre comme on dit en citant Spinoza... »
Vous comprenez que c’est, par-dessus tout, celle belle affirmation de stoïcisme qui m’arrête ; ce « regarder sans larmes et avec le sourire la beauté tragique de cet effondrement de notre civilisation : c’est l’une des modalités du sublime dans l’histoire » réunit toutes les conditions qui m’importent. Il faut peser tous les mots et les idées qu’ils recouvrent, – le sourire plus que les larmes, le tragique de la beauté et la beauté du tragique, la condition du sublime dans l’histoire, – et tout cela à propos de l’effondrement d’une civilisation. Ces mots et ces idées expriment une conception qui, pour être plus répandue que l’on pourrait croire au premier jugement, n’en est pas moins haute. Il n’y a rien pour étonner : la grandeur des jugements s’impose d’elle-même, par leur force et leur pertinence, et les retrouver, aussi bien chez tel et tel auteur que chez soi-même par ses propres chemins, nous les confirment sanbs nécessité d’influence ou de plagiat.
Taguieff, avec un rien de sarcasme qui fleure un peu le scepticisme de l’esprit fort, parle du « vieux refrain : “vive la décadence !” » dans un passage de son ‘Les nietzschéens et leurs ennemis’. Il note que
« [l’]e sentiment d’assister à une décadence finale et de vivre l’effondrement d’un monde ne débouche pas nécessairement sur le désespoir ».
“Bien au contraire”, serais-je tenté d’ajouter en m’invitant dans le propos ; et lui, Taguieff, d’enchaîner (lien URL rajouté par moi, bien entendu) :
« L’esthétisation du déclin ou de la décadence se traduit régulièrement par la contemplation d’une “apocalypse joyeuse”, produit d’une transfiguration festive du ‘tædium vitae’. Cioran a noté sobrement : “Dans l’histoire, seules les périodes de déclin sont captivantes”. Cette conception jubilatoire de la fin d’un monde était présente non seulement chez Bourget et Huysmans, mais aussi chez Nietzsche, qui célébrait en 1884 la contemplation esthétique de l’agonie européenne :
» “Un monde qui s’effondre est un plaisir non seulement pour le spectateur, mais aussi pour le destructeur. La mort n’est pas seulement nécessaire, ‘laide’ n’est pas assez dire, il y a de la grandeur, du sublime dans les mondes qui s’effondrent...” »
Taguieff dit cela des déconstructionnistes de la gauche radicale, même certains (voir Derrida) souffrant de la violence et de la malfaisance intrinsèque de l’acte qu’ils posent, aussi bien que d’un Roger Nimier, de la droite buissonnière des “hussards” (« Nous ne nous trouvons pas si mal que certaines choses, révélant leur pourriture, se soient écroulées » [dans ‘Le Grand d’Espagne’]).
Moi-même, qui me trouve depuis longtemps passionné de cette question, suis souvent conduit, notamment à partir d’une référence que j’apprécie beaucoup, celle du philosophe des civilisations Arnold Toynbee, à considérer l’effondrement d’une civilisation comme une sorte d’événement spécifique et absolument nécessaire, une chose en soi absolument inévitable parce qu’il ne s’agit de rien de moins que de la respiration de l’Histoire.
Toutes ces perceptions de l’effondrement, celles du passé comme celles d’aujourd’hui, sont marquées d’appréciations elles aussi d’une réelle hauteur. L’exemple d’Onfray est caractéristique, et l’on comprend que les étiquettes que l’on colle à cette sorte de perception, – collapsologie, catastrophisme, etc., – sont bien trop besogneuses, de classement et de protocole avec une nuance de soupçon sur le sérieux de la chose, pour rendre compte de la hauteur de l’événement donbt elles rendent compte. Ce n’est pas dans n’importe quelle spécialisation et classement des affaires humaines que l’on peut parler, sans aucunement risquer le ridicule, de “beauté tragique” et du “sublime de l’histoire”.
Bien entendu, je souscris d’intuition et d’expérience à ce courant, avec dans ma besace l’opérationnalisation de la chose (“Système = surpuissance + autodestruction”) qui me permet d’évoluer plus à mon aise dans le tourbillon crisique qui caractérise l’époque. Cela permet d’enchaîner sur ces caractères inédits que je ne cesse de rappeler, qui font de cet effondrement un cas historique exceptionnel que je crois sans précédent :
• le fait de se voir spectateur de l’élément, directement et instantanément, à cause de la formidable puissance de ce phénomène qu’est le système de la communication ; suscitant d’ailleurs une difficulté nouvelle pour cette sorte d’événement grandiose et “sublime”, qui est de distinguer quel épisode est directement ou non une partie essentielle de l’effondrement ; mais cette difficulté en voie de se résorber tant est forte la dynamique crisique, qui transforme et transmue de plus en plus jusqu’à tous les épisodes, en la classification de “directement en parties essentielles de l’effondrement” (le Covid, caractéristique à cet égard) ;
• le fait aisément compréhensible de la formidable puissance de cette civilisation de la technique (technologisme, communication), qui constitue une non moins formidable résistance à l’effondrement ; lequel s’effectue néanmoins, à mon avis inexorablement, par le vide qu’elle a engendrée, principalement par la totale disparition du sens résultant de la complète disparition du sacré comme conséquence directe de la monstrueuse puissance de sa technique (d’où l’équivalence surpuissance-autodestruction).
Ainsi sommes-nous conduits, par l’énigme que constitue cet effondrement par ailleurs assurée pour nombre d’esprits, à nous interroger sur les forces mystérieuses qui conduisent le processus passant nécessairement par cet affrontement de deux formidables événements antagonistes : puissance enivrée de la technique contre puissance angoissée du vide-de-sens créé par la technique. C’est, je crois, pour cette raison que nous sommes conduits à utiliser un langage évoquant le surhumain et les grands événements métahistoriques : “beauté tragique” et “sublime de l’histoire”.
La « conception jubilatoire de la fin d’un monde », l’« apocalypse joyeuse” » comme « produit d’une transfiguration festive du ‘tædium vitae’ », qui sont les expressions employées (par Taguieff) pour notre événement ne rendent pas vraiment compte du sentiment que je cherche à définir. Taguieff parle de l’ « esthétisation du déclin ou de la décadence » (de l’effondrement) d’une façon que je serais conduit à ne pas suivre. Tous ces termes semblent renvoyer comme à un jeu, un caprice (“esthétisant”), quelque chose de distrayant, comme une façon de tromper son ennui (ou son dégoût, – tædium vitae), ce qui suppose une approche assez négative. J’y vois plutôt, pour le sentiment que j’en éprouve dans les moments les plus forts, une sorte de “bonheur fou”, le sentiment d’une transfiguration, d’une transmutation, le sentiment d’une splendide victoire sur quelque chose de profondément mauvais, sentiment d’autant plus élevé qu’est grande la résistance de la puissance maléfique qui fait tenir encore cette civilisation, bien que d’une façon dystopique, comme un cul-de-jatte marchant sur sa tête, comme une poule décapitée continuant à courir.
Ces singulières conditions nous conduisent irrésistiblement, volens nolens, à solliciter, consciemment ou plus souvent inconsciemment, l’explication de forces supérieures, ce qui se déduit du jugement conclusif d’Onfray (« Ni rire ni pleurer, mais comprendre comme on dit en citant Spinoza... », et pour “comprendre” se tourner vers l’explication hypothétique des “forces supérieures”), mais selon une piste bien paradoxale pour lui qui ne cesse d’écarter cette sorte d’“explication”.
Il n’empêche... Citer le “panache” à cette occasion est une façon française si bien illustrée par Cyrano d’affirmer une dignité éclatante dont on est paré, qui nous dépasse certes mais à cet instant où on la proclame, nous hausse au-dessus pour défier l’absence de sens des plus grandes bassesses humaines. Citer un « exercice de panache », c’est affirmer la possibilité d’en appeler à ces “forces supérieures” qui vous haussent.
Nous sommes dans une époque où jamais il n’a été moins question de “croire” (selon une “foi” hors de la poigne de la religion), comme l’on dirait selon une consigne venue du Système qui nous prive de sens ; nous sommes dans une époque où nous vivons un effondrement où jamais il n’a été plus nécessaire de croire pour retrouver un sens.
Le reste, notamment la technique de l’effondrement de la civilisation, c’est, comme dirait un général, affaire de quincaillerie (comme Malaparte nous expliquait la « Technique du coup d’État » : l’essentiel reste le coup d’État).
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