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6 novembre 2005 — Les Britanniques sont, sur les sujets sensibles, lorsqu’il s’agit des Etats-Unis, assez lents et surtout très prudents et très discrets. A un moment, pourtant, cette prudence et cette discrétion ne sont plus de mise. Quant à la lenteur, on doit s’en passer lorsque le temps commence à presser. Avec tout cela, on définit le cas du JSF et ce moment où l’attitude britannique commence à ressembler à une panique convenable.
Avec ce qu’il faut de doigté britannique, les récentes (30 novembre) déclarations du chef des acquisitions au MoD, Lord Drayson, signalent qu’on entre dans la zone des tempêtes au bout de laquelle une décision devra être prise. (Ces déclarations sont également signalées et commentées dans un article de Defense News du 5 décembre.) Cette décision se réduit à une alternative :
• Les Américains doivent transférer aux Britanniques les codes-source et certaines technologies fondamentales pour leur permettre de disposer de leurs propres JSF en toute souveraineté.
• Ou bien, les Britanniques devront chercher autre chose…
Le premier cas est largement exposé par Richard North dans un récent document, dont nous parlons abondamment aussi bien d’une façon générale, dans un récent “F&C” que d’une façon plus précise sur cette question des codes-source du JSF, dans une récente “Analyse”. North est très pessimiste sur la possibilité que les Américains acceptent les exigences des Britanniques.
Le deuxième terme de l’alternative est l’abandon. Impossible dit-on partout. Voire: le mot n’a pas cours, ni chez les Français, ni chez les Britanniques. En attendant, les Britanniques commencent à prendre leurs précautions, avec toutes les précautions d’usage oserait-on dire, — mais le fait est bien là. (Curieusement, comme on verra plus loin, les deux “précautions” s’annulent. A force d’être habiles avec les Américains, les Britanniques ne le sont plus du tout avec eux-mêmes…)
Il s’agit des déclarations de Lord Drayson. Le haut fonctionnaire britannique fait son annonce avec une précaution ironique et dans des termes qui marquent toujours prudence et discrétion. Il n’empêche : ce qui est dit est dit car nous approchons du moment que nous nommerions “le chas de l’aiguille” ; lorsque, dans le cas si complexe qu’on a jusqu’ici débattu, tout se réduit à l’alternative finale et au cas le plus simple : oui ou non. Les grandes choses sont ainsi faites, malgré la prudence et la discrétion : au bout du terme, l’alternative est réduite à sa plus simple expression. C’est le cas de la souveraineté nationale, qui ne se satisfait ni des “un peu”, ni des “en partie”, ni des compromis. On en dispose ou on n’en dispose pas. Pour les Britanniques, le JSF est devenu complètement un cas de souveraineté nationale.
Lord Drayson annonce donc un “plan B”. Officiellement, cela signifie que les Britanniques vont envisager une alternative avec le JSF, “au cas où”. (Soyons sérieux : ils l’ont déjà fait en secret car la chose est toujours faite, par précaution. L’important ici est que cela soit dit.)
Drayson : « I am not getting into details about a Plan B, but I am saying there has to be a Plan B. I have no sense we need an alternative plan today, and I am not saying we need to pull any levers on Plan B today, absolutely not. But we need to make sure we have done the work needed to ensure we have an option...
« I spent many years working in America. I like them and respect them, but one of the things they really respect are people who have worked out what their alternative is to a negotiated agreement. … It’s very important for us not to travel in hope on things. Be businesslike, realistic and ensure we have thought through our plan B. »
Les déclarations de Drayson sont renforcées par celles qui ont été faites récemment, devant une commission des Communes, par le Commodore Simon Henley, qui dirige les programmes à la Defence Procurement Agency. Pour Henley, « nous devons disposer des technologies nécessaires pour permettre un usage autonome des JSF. Nous devons avoir un contrôle souverain, ne serait-ce que pour des raisons opérationnelles. »
Quel est ce “plan B” de Lord Drayson? On en connaît les termes depuis longtemps, et ils ont été répétés.
• Une version navalisée du Typhoon, dont BAE laisse dire, encore aujourd’hui, qu’il est prêt à la développer. Imaginer une version embarquée de ce monstre qui a de la peine à exister en version terrestre conventionnelle normale relève pour l’instant de la plus haute fantaisie. Au mieux, cela nous mènerait autour de 2015-2020 pour un prototype monstrueux, au prix de sommes pharaoniques, pour quelque chose qui ne marcherait pas. Pendant ce temps, les porte-avions britanniques vogueraient avec des cocottes en papier embarquées.
• Un autre avion US. Il n’y en a qu’un, le F/A-18E/F, qui est une poussive amélioration d’un YF-17/F-18 conçu dans les années 1973-78. Les Britanniques auraient ainsi complété le remake de la minable aventure du F-111 qui représente la plus honteuse décision d’abdication de sa propre souveraineté, considérée d’un point de vue général, qu’ait connue le Royaume-Uni. (Abandon en 1964 du brillant projet britannique TSR-2 quasiment achevé en faveur du TFX/F-111 américain. Celui-ci marche mal, coûte plus cher que prévu, connaît d’innombrables problèmes, dans un cadre où les Britanniques sont traités comme quantité négligeable. [Cela ne nous rappelle-t-il rien?] Finalement, les Britanniques se reportent sur le F-4 Phantom américain, avion déjà vieux, beaucoup plus conventionnel et aux qualités assez moyennes par rapport au brillant TSR2.) Pire encore : avec le F/A-18E/F, les Britanniques retrouveraient les problèmes de souveraineté rencontrés avec le JSF, un coût très élevé, avec l’animosité des Américains en plus… Une alternative pire que le choix initial.
• Reste l’“option du diable” (selon nombre de Britanniques): le Rafale français, qui est opérationnel en version embarquée. “Option du diable” pour toutes les raisons qu’on connaît, très polémiques et politiques, très passionnelles, qui marquent les relations franco-britanniques ; tout cela, encore plus sensible dans ce domaine de très haute importance des avions de combat. Un choix Rafale signerait, par son côté symbolique très puissant, l’acte de décès des special relationships dans le domaine technologique et militaire, qui est l’essentiel de ces relations. Signalons que, pour North, c’est la seule alternative réelle dans le cas de l’abandon du JSF: « Having already retired her ship-borne Harriers, there is no ready replacement. The only possible alternative is the Rafale, which has been selected to equip the new French carrier. »
Voilà les termes de ce terrible imbroglio britannique qui est en train de parvenir à son terme, à son “moment de décision”. Certes, Drayson nous dit bien de quoi il s’agit : le “plan B” est un moyen de pression sur les Américains pour les conduire à céder, pour l’instant rien de sérieux... De précaution en précaution, l’une annulant l’autre, Drayson qui se dit fin tacticien montre une étonnante faiblesse tactique (mais, on le comprend, les Britanniques ont tellement peur de déplaire aux Américains). Annoncer la chose de cette façon, c’est ôter, aux yeux des Américains, tout crédit à ce moyen de pression puisque c’est dire que ce “plan B” n’en est pas un en vérité mais un simple moyen de pression… Drôle de sens tactique de la part de Drayson qui dit bien connaître les Américains. Dans tous les cas, il ne connaît rien à la dissuasion : pour être crédible, comme pour la dissuasion, le plan B doit être absolument sérieux dès le départ.
Nous, nous pensons ceci : dans leur grande finesse et leur incomparable vanité (qui peut désirer autre chose que cette unique septième merveille du monde qu’est le JSF?), les Américains ne croient pas et ne croiront pas jusqu’au bout une seule seconde que les Britanniques peuvent abandonner le JSF. Ils ne feront donc aucune concession majeure. Ils alimenteront l’évolution de la situation vers le moment ultime, le “chas de l’aiguille” où, pour les Britanniques, un “oui” aux Américains signifiera l’abandon complet de la souveraineté nationale, et où, pour la première fois en vérité, ces mêmes Britanniques devront considérer sérieusement le “plan B” ou abdiquer. Le moment du “chas de l’aiguille” se rapproche vite, désormais.
Comme nous l’écrivons par ailleurs, 2006 sera l’“année du JSF”.
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