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112712 avril 2008 — «We are at war», tel était la première phrase du grand document sur la nouvelle stratégie des USA, en 2002. Mais il s’agissait d’une stratégie de guerre préventive. Dans le cas du JSF, c’est la guerre défensive, c’est même la panique, – bien entendu, la guerre préventive de la communication puisque c’est sur ce terrain que le conflit se joue. Du coup, admirablement à propos, le Pentagone annonce dans son appréciation bi-annuelle du coût de ses grands programmes (Selected Acquisition Repoprt, ou SAR, du 7 avril) une réduction de 0,3% du coût global du programme JSF, de $981 million, de $299.8 milliards à $298.8 milliards. Cela semble contredire les rapports du GAO du 11 mars qui firent tant de bruit en annonçant une augmentation réelle du coût général du programme de $37 milliards sur deux ans ($336 milliards fin 2008). La légère réduction du coût du programme est due à la différence entre l’augmentation (à peu près $11 milliards) de divers postes et la réduction (à peu près $12 milliards) de certains autres.
Nouvelle presque parallèle, le 8 avril (dans le Daily Digest de Air Force Association, le 9 avril), l’annonce que le prix “officiel” par exemplaire du JSF a augmenté de 27% par rapport au prix “officiel” jusqu’ici pratiqué dans la communication DoD/Lockheed Martin. (Les estimations plus réalistes situent aujourd’hui, officieusement mais presque “officiellement”, le prix par exemplaire du JSF à $122 millions.) Cette augmentation est présentée avec des perspectives par ailleurs lumineuses qui rendent la nouvelle presque joyeuse:
«Air Force Maj. Gen. C.R. Davis, F-35 program manager, said April 8 the average procurement unit cost of the F-35 will be just under $70 million in today’s dollars. This represents the average cost of the 2,443 airplanes to be built for the US military services only and does not include the price benefits that will derive from selling the fighter to eight “level one” partner countries and many more after them.»
Les calculs de la SAR pour déterminer les prix des grands programmes (on parle du JSF mais d’autres programmes sont concernés) sont d’une extraordinaire complexité. On en a un aperçu dans un article de Aviation Week & Space Technology (AW&ST) à paraître le 14 avril (accès payant), certainement la meilleure présentation du document faite jusqu’ici. (L’article a été notamment écrit par Bill Sweetman, qui avait marqué sur le blog de AW&ST, le 9 avril, son incrédulité ironique autant que son incompréhension totale du détail du décompte du SAR dans cette affaire, entre un SAR qui vous annonce que le coût général officiel baisse un petit poil et que le coût officiel de l’avion grimpe de 27%. Nous avons tenté de traduire son commentaire ironique: «Je crois que nous étions tous en train de regarder par la fenêtre les avions voler durant les cours de math. C’est mon excuse dès lors que mon prof de math n’est pas co-auteur de mes articles.»)
Nous avons décidé de vous faire grâce de tous les détails de AW&ST pour tenter de comprendre les méthodes et le “rationale” des calculs du SAR. Nous nous contenterons de citer le passage où un général de l’USAF, dont on comprend qu’il veuille garder l’anonymat et dont on devine qu’il n’est pas un ami du JSF selon la ligne officielle du Pentagone, fait un commentaire sur l’évaluation du SAR. La chose est dite clairement: les augmentations portent sur des coûts réels actuels, dûment constatés, la réduction porte sur des coûts futurs, à partir de projections dont la méthodologie a changé dans un sens sympa…
«“Inflation rate numbers go all the way out to the end of the program,” says a senior Air Force general. “They can lower the estimate of inflation all the way through production, which could be 15-25 years. A lower material estimate is probably real but it’s still in the future, and what labor rates are being used—current, future or both? And support costs are way the hell out there. So what you’ve got is four reductions based in the future. But the elements for increase—nonrecurring procurement, actual manufacturing for SDD and revised propulsion—is almost $11 billion in real cost growth offset by $12 billion in estimates.
«“This is why you can’t put much credence in SAR estimates either way—whether they go up or down—because there’s so many ways to game the system because of future uncertainties,” the USAF general says.»
Cette incrédulité est partagée par les deux auteurs de l’article, dont Sweetman, sur des points importants. Sur le poste le plus important des réductions estimées par le SAR (qui est notamment une des clefs de l’estimation du GAO), AW&ST estime que les estimations du SAR sont extrêmement douteuses au contraire de celles du GAO.
«The SAR numbers nevertheless added up to a net program savings because of the countervailing cuts in projected procurement costs.
»The biggest single reported change in the JSF SAR is a $7.45-billion savings due to a “revised estimate of support costs.” However, this is not what it seems because, within the JSF budget, the Defense Dept. has moved $9.15 billion from support to nonrecurring procurement costs. The underlying cost of activities that are still classified as support has therefore increased by $1.7 billion. This is consistent with the GAO’s statement that F-35A operations and support costs are expected to be on a par with those of the F-16, rather than being lower, as was previously claimed.»
Le JSF est aujourd’hui traité comme l’Irak. Le DoD suit la même philosophie de la “représentation” par la communication et utilise les mêmes techniques pour redresser son image virtualiste si gravement endommagé ces derniers mois. Devant la montée des périls (dito, la réalité), le Pentagone a décidé qu’un “surge” était nécessaire, à l’image de ce qui fut entrepris en Irak en décembre 2006-janvier 2008.
On comprend aussitôt que la bureaucratie qui produit le SAR a été mobilisée dans ce sens. Elle est sous le contrôle de Gordon England, le n°2 du Pentagone, main de fer et farouche partisan du JSF (notamment contre le F-22). Le SAR a donc été utilisé comme le “surge” l’a été pour l’Irak, pour redresser “l’image virtualiste” de l’avion comme nous désignons la chose. La bureaucratie a fait son boulot. Comme on l’a vu, elle a frappé là où elle le pouvait, c’est-à-dire sur les estimations futures, choses qu’on malaxe à plaisir et selon les consignes, qui sont évidemment minorées dans un sens favorable. La comptabilité utilisée est extrêmement complexe, quasiment incompréhensible. On cite cet autre extrait de l’article de AW&ST, d’un officiel de Lockheed Martin, très satisfait du SAR mais dont l’appréciation pour exprimer cette satisfaction montre une certaine incompréhension des procédures, des comptes et des imbroglios des “gourous financiers” du Pentagone… «“This becomes the report card for the year for management of program costs,” says a Lockheed Martin official who is trying to sort out the combined findings of “all the different financial gurus in the Defense Dept. When you can offset and get ahead of the variables, it shows that management of the program is working.”» Bonne chance pour les “variables”, camarade.
Le SAR d’avril 2008 marque une nouvelle étape dans la destinée de notre phénomène. Le programme JSF était déjà “out of control” pour les autorités de tutelle (politiques, militaires, etc.). Par les exigences politiques (England) imposées à la bureaucratie de présenter le programme JSF sous un meilleur jour (le “surge“), ces exigences politiques traduites en un processus de rationalisation mathémathique qui rompt tout contact avec la réalité, le JSF est devenu également “out of control” pour la bureaucratie elle-même, et LM également, qui ne comprend rien aux calculs de cette bureaucratie tout en applaudissant à leur résultat.
Bien évidemment cette nouvelle étape ne clôt nullement la polémique. On dirait même: au contraire. Le scepticisme exprimé dans l’article de AW&ST, hebdomadaire qu’on ne peut considérer comme hostile par principe au Pentagone, mesure l’accueil fait aux nouveaux calculs des coûts du programme, surtout quand cette annonce se double curieusement de celle de l’augmentation “officielle” du coût de l’exemplaire. Ces deux annonces simultanées illustrent aussi bien l’éclatement de la bureaucratie dans diverses directions d’estimation que l’absence complète de coordination entre les différents services.
La publication du SAR a été accompagnée de commentaires peu obligeants pour les estimations du GAO. Le major général C.R. Davis, qui dirige le programme, a fait ce commentaire: «[GAO] did not do any of their own estimates. They took other services’ and agencies’ estimates of the program and added those numbers together [some up to four years old]. They added $38 billion [in growth] to our program estimate of $298 billion. There is no basis to that estimate.» Ces critiques confirment les intentions polémiques du Pentagone à l’encontre du GAO, et l’on traduit aussitôt la chose par le constat que le GAO a visé juste et touché là où ça fait mal. Quant à la justesse de la comptabilité, on observera que les observations du général de l’USAF cité par AW&ST ont plutôt tendance à confirmer les évaluations du GAO puisque sur les postes concrets des dépenses en cours, il y a effectivement l’augmentation que constate le GAO, ces augmentations étant comblées par des estimations sur l’avenir. Quant à l’historique des choses, on rappelera que les évaluations du Pentagone pour ses propres programmes ont toujours été romantiques à force d’optimisme utopique, c’est-à-dire partisanes et faussées dans le sens qu’on imagine; celles du GAO ont toujours été marquées par la rigueur et, le plus souvent, la justesse.
Le rapport SAR confirme paradoxalement la fragilité du programme JSF. Il confirme que la bataille se fait sur le terrain de la communication et du virtualisme, ce qui est effectivement la marque de notre époque. Il confirme qu’il n’y a plus de “parole officielle” digne de ce nom mais que la “parole officielle” est celle qui est le moins digne de confiance, sinon d’intérêt. Il confirme, ô combien, que nous n’en avons pas fini avec le JSF.