Paranoïa saoudienne… et le reste

Bloc-Notes

   Forum

Il n'y a pas de commentaires associés a cet article. Vous pouvez réagir.

   Imprimer

 383

Pepe Escobar, le fameux chroniqueur des avatars du bloc américaniste-occidentaliste depuis 9/11, s’attache à la fameuse et discrète “réunion secrète” entre le prince saoudien Turki al-Faisal et des interlocuteurs militaires anglo-saxons de l’OTAN. Il s’agit de cette réunion révélée par le Guardian, dont nous avions rendu compte le 30 juin 2011. Escobar publie ses observations sur Atimes.com, le 7 juillet 2011.

Deux points sont intéressants dans l’analyse d’Escobar. Le premier concerne la signification qu’il faut donner à la réunion de la fin juin du point de vue de l’attitude politique de l’Arabie ; le second concerne un aspect fondamental de l’attitude de l’Arabie, – ce qu’Escobar désigne comme la “phobie iranienne” de l'Arabie, et dont il laisse entendre qu’elle n’est rien de moins qu’une “paranoïa”. “Le reste”, pour nous, concerne le point fondamental de la politique US dans la tourmente de la chaîne crisique, et les relations des USA avec les pays concernés.

• Sur le premier point, Escobar décrit rapidement la rencontre qui a eu lieu en Angleterre. Il en conclut que la perception, voire les intérêts de l’Arabie dans l’actuel bouillonnement moyen-oriental ne sont plus exactement ceux de ses alliés et “cousins” anglo-saxons, et que cela a des conséquences claires sur les comportements à attendre des Saoudiens.

«Yet – in this House [of Saud] of supreme paranoia – what if the day comes when they wouldn't be regarded as indispensable, staunch allies anymore? What if Washington/London are convinced that a more acceptable Middle East should have Turkey and the Muslim Brotherhood as “models”? […]

»Washington/London certainly increased their own fears of a regional disaster when Prince Turki was very clear Saudi Arabia would go for its own nuclear bomb in case Iran did the same - although there's no evidence whatsoever, according to the International Atomic Energy Agency, that Iran is developing a nuclear weapons program. By the way Prince Turki himself made it clear on a separate occasion; the only regional actor allowed to have nuclear weapons is Israel.

»So Prince Turki's message at this “secret” NATO meeting was essentially that we're top dog in the Gulf and the Arabian Peninsula, and from now on we do what we want to do first, not necessarily what you want us to do.

»That could be the definitive hint for Washington to finally drop this inconvenient, medieval but staunch ally that stubbornly wants to stop the flow of history – but it won't be interpreted as such.

De façon assez significative, on se rappellera que notre interprétation de l’intervention saoudienne était assez similaire, en ce sens que nous la jugions, et la jugeons toujours, effectivement comme l’exposition par les Saoudiens d’une divergence fondamentale avec les Anglo-Saxons. Mais la cause principale, dans notre analyse, est à l’inverse de celle qu’apprécie Escobar : ce sont plutôt les Anglo-Saxons qui ne veulent pas prendre en compte les changements en cours au Moyen-Orient, pour s’y adapter d’une manière active, et non pas l’Arabie Saoudite.

«Par la bouche auguste d'un de leurs nombreux princes, les Saoudiens sont venus dire à leurs interlocuteurs traditionnels en partage des puissances pétrolières et d’armement, et dans les corruptions qui vont avec, qu’une période est en train de s’achever. L’impunité de la filière saoudienne-anglo-saxonne n’est plus du tout garantie. C’est un arrangement fondamental, un des axes du Système depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, qui est en train de se déstructurer. Les Saoudiens sont très mal à l’aise, comme à leur habitude, mais ils n’écartent pas non plus, en évoquant le caractère d’inévitabilité de la dynamique du “printemps arabe”, la possibilité qu’ils seront conduits à “jouer perso” s’il le faut, sans plus s’occuper des intérêts de leurs partenaires anglo-saxons, – ou, peut-être, doit-on dire, de leurs anciens partenaires anglo-saxons.»

• Le deuxième point exposé par Escobar concerne la phobie anti-iranienne de l’Arabie, exposée comme une sorte de paranoïa. Ce dérangement psychologique s’explique essentiellement par l’aspect fondamentaliste, religieux et idéologique, de l’hostilité saoudienne aux Iraniens. Escobar déplace les données du problème, et les oppose à la thèse du conflit et de la concurrence de puissances, somme toute rationnels, que les Anglo-Saxons donnent comme explication de l’opposition entre l’Arabie et l’Iran.

«In the West, Iranophobia has been misunderstood as a cold war between Saudi Arabia and Iran. No; it's a counter-revolutionary pys-ops conducted by the House of Saud out of supreme fear of Iran's regional alliances – with Hezbollah in Lebanon or the Shi'ite-led government in Baghdad – as well as Iranian support, for instance, for the Houthi rebellion in northern Yemen in 2009.

»There's also a running myth that Saudi King Abdullah, 86, illiterate and close to meeting his maker, has tried to integrate Saudi Shi'ites - especially via the King Abdulaziz Center for National Dialogue. There's no way to understand Saudi Arabia without examining its historical prejudice against Shi'ites. Saudi schoolbooks treat Shi'ites as non-Muslim infidels, or worse – evil “polytheists”.

»The heart of the matter is that the House of Saud is bound by blood with the Sunni Wahhabi clerical establishment. As long as the monarchy follows their medieval interpretation of sharia law, the king is incensed as the legitimate “custodian of the two holy mosques”.

»So Iranophobia – as it's being deployed especially after Tahrir Square in Egypt – only serves to bolster Wahhabi medievalism, and to demean Shi'ites, inside and outside the kingdom. Thus the overall belief in Saudi Arabia that Iran forced the overwhelming majority of Bahrain's population to cry for democracy.»

Les appréciations des principaux motifs des Saoudiens restent ainsi considérablement divergentes de celles qu'on développe chez les Anglo-Saxons (et, par conséquent, dans ce cas, les positions des Anglo-Saxons vis-à-vis des événements du “printemps arabe”, telles qu’elles sont appréciées en fonction de l’analyse de la situation et des conceptions de l’Arabie). Ces divergences d’analyse concernant les positions et les situations intérieures apparaissent également concernant d’autres pays de ce qu’on nomme le “printemps arabe”, ou chaîne crisique, – la Tunisie, l’Egypte, le Bahreïn, voire le Yemen et la Syrie, et, bien entendu, la Libye. Dans tous ces pays, l’incertitude règne en ce qui regarde la direction politique prise, comme la direction à prendre vis-à-vis de ces événements incontrôlés. Aucun de ces pays ne s’est stabilisé, dans une direction ou l’autre. (Voir la manifestation en Egypte, aujourd’hui, réclamant une relance de la “révolution”, les manifestations en Syrie, etc.) Les pays de la “périphérie” proche, – principalement l’Iran, la Turquie et Israël, – observent la même incertitude, tout en poursuivant certaines politiques traditionnelles, à ciel ouvert ou bien des politiques covert d’influence ou d’interférences, selon leurs intérêts traditionnels.

Et, là encore, le cas saoudien doit nous guider : à l'image de ce cas, la seule donnée de l’équation qui ait changé d’une façon significative, ce sont les relations des Anglo-Saxons (des USA, principalement) avec tous ces pays. Le point remarquable est qu’il n’y a pas une seule nouvelle sorte de relations, ou une seule “nouvelle” politique US, mais plusieurs, sans coordination, en ordre dispersé, répondant à des impératifs divers, à des influences parcellaires à l’intérieur du camp US. Comme les Saoudiens le laissent entendre, ce qui est particulièrement remarquable dans le cas US, c’est, après huit mois de “chaîne crisique”, l’inexistence d’une ligne ferme de la part des USA, ce qui finit par donner une “politique” générale, qui est celle du désordre. Même quand les intentions sont bonnes et que l’exécution est considérée comme habile à Washington, les résultats sont si contradictoires qu’ils additionnent les déconvenues. Ainsi les USA ont-ils une politique de restriction et de très grand attentisme vis-à-vis de l’Arabie, mais une pression critique constante vis-à-vis de Bahreïn, le résultat général étant que le Bahreïn et l’Arabie sont excédés par la politique US. Dans le cas syrien, il y a eu du côté US d’étonnants changements de rythme. D’abord, les USA n’ont agi que très modérément, alors que les Saoudiens leur demandaient de tenter de peser sur Assad pour obtenir qu’il restreigne son action répressive ; puis, soudain, depuis un peu moins d’un mois, l’interventionnisme US, covert mais aussi à ciel ouvert avec des interventions de diplomates en faveur de l’opposition, s’est brusquement radicalisé, sous la pression d’un département d’Etat très activiste. Ce brusque changement a rendu furieuses certaines fractions israéliennes qui craignent le renversement d’Assad, mais aussi, à nouveau, l’Arabie qui partagent les mêmes craintes malgré son regard critique sur Assad. Pour ajouter encore au désordre, il y a une claire dissonance à venir entre l’activisme extrême du département d’Etat, et la très probable évolution à très court terme de la CIA, avec l’arrivée de Petraeus à sa tête, parce que Petraeus devrait chercher à apaiser l’activisme partout dans la région pour mieux protéger l’ensemble Afghanistan-Pakistan si cher à son cœur.

Le résultat général est la perception par les pays de la zone qu’une “politique” de désordre des USA semble en train de s’établir, dont le but perçu est effectivement la recherche d’une déstabilisation sans but stratégique précis. Un expert d’un pays du Golfe observe que l’impression s’installe que les USA «suivent une politique un peu comme on suit une mode, en favorisant partout l’étiquette de démocratisation, surtout au niveau de la communication, avec des actions ponctuelles complètement désordonnées». C’est sur ce point qu’on peut comprendre la réaction très vive de l’Arabie, qui cherche à tout prix à contribuer au rétablissement d’une certaine cohésion politique, même si c’est pour chercher à l’orienter contre l’Iran.


Mis en ligne le 8 juillet 2011 à 18H39