Parler ou ne pas parler avec “Hitler”

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Parler ou ne pas parler avec “Hitler”


19 mai 2008 — Avouons-le, une fois mis en ligne notre Bloc-Notes du 16 mai sur Gates annonçant qu’il faut parler avec les Iraniens, et sur GW annonçant que quiconque parle avec les Iraniens ne vaut pas mieux que tel immonde personnage qui parla ou aurait voulu parler avec Hitler, nous n’avons plus suivi l’affaire. Sur le site MediaMatters.org, le 16 mai, Jamison Foser, lui, s’est chargé de faire rapport sur la façon dont les médias US ont rapporté cette amusante rencontre d’avis si divergents… Mais non, rien de tout cela. Les médias US sont restés extraordinairement étrangers à cette affaire, comme si cela ne les concernait pas vraiment.

«During a speech to the Israeli parliament yesterday morning, President Bush attacked Barack Obama, comparing him to Nazi appeasers for the Illinois senator's willingness to hold discussions with Iran.

»One problem: Bush's speech came just hours after The Washington Post reported that Bush's defense secretary, Robert Gates, said that the United States needs to “sit down and talk with” Iran. Not only that, Gates added, “We can't go to a discussion and be completely the demander.”

»Oops.

»Naturally, then, a media firestorm erupted, with the Bush administration and its political allies questioned all day about whether Bush has any idea what he is talking about, whether he has lost control over the Pentagon, whether Gates will be fired, what Gates thinks about Bush's comparison of those (like Gates) who advocate dialogue between the United States and Iran to appeasers of Adolf Hitler, and whether the fiasco will remind voters that the Bush administration's foreign policy has been marked by incompetence and dishonesty, thus doing irreparable electoral damage to John McCain and other Republican candidates.

»Sorry – what was I thinking? That didn't happen.»

Suivent diverses descriptions d’absence(s), d’élimination(s) de références, etc. Foser cite le cas de The Note, d’ABC.News, qui est une chronique des événements politiques du jour, procurant une sorte de revue de presse avec les liens renvoyant à différents articles traitant de ces événements:

«Though The Note boasts (unfortunately with some accuracy) of setting the agenda for the rest of the media, it reflects other news organizations’ priorities as much as it sets them, and this is no exception. The Note’s ‘Must-Reads’ today included links to five articles about the “appeasement controversy” – one each from The New York Times, The Washington Post, The Boston Globe, and the Los Angeles Times, and Time. None of those articles – not one – even mentioned Gates’ name. The Washington Post's failure to mention Gates’ comments in its article is most striking, since the paper reported his comments yesterday. (The Note also attempted to link to a Joe Klein article or column or blog post – it isn't clear which – but did not provide a direct link to the piece in question. Klein has not mentioned Gates' comments on Time's website, as far as I can tell.)»

… Notez bien ce passage, pour bien observer qu’il n’est pas question de censure, – d’ailleurs, on ne censure pas le secrétaire à la défense, surtout lorsqu’il reste en place, solide, influent, après de telles déclarations qui eussent dû conduire à sa démission: «The Washington Post's failure to mention Gates’ comments in its article is most striking, since the paper reported[Gate’s] comments yesterday…»

Le reste est à l’avenant. Le tableau que nous peint Foser est déconcertant puisqu’il s’agit d’auto-censure par omission, de censure du type “on ne sait jamais” qui n’est en fait pas une vraie censure puisqu’il n’y a pas de véritable acte de censure, d’ailleurs portant sur un personnage qu’on ne censure pas et ainsi de suite… Par ailleurs, le travail de Foser montre qu’il y a tout de même une démarche consciente avec le cas de CNN, où une première intervention dans une émission mentionnait les déclaration de Gates, puis une rediffusion montrait l’élimination de ces déclarations :

«But the most striking disappearance of Gates' comments came on CNN. On yesterday's American Morning, host John Roberts interviewed Obama communications director Robert Gibbs. Gibbs twice brought up Gates' comments – though when CNN aired clips of the interview later in the day, the cable network edited Gibbs' comments to include the sentence before he mentioned Gates, and the sentence after he mentioned Gates – but to omit any reference to the defense secretary.»

• En annexe de ce rapide dossier, notons qu’on sent parfois, à propos des paroles de GW Bush, des signes d’épuisement, qui rapprochent d’une rafraîchissante réalité quant à ce qu’il conviendrait de dire tout haut, et à mille voix si possible mais d’une seule voix, en commentaire des propos du président. Robert Fisk, par exemple, dans The Independent du 17 mai:

« That George Bush declared in Jerusalem that “al-Qa'ida, Hizbollah and Hamas will be defeated, as Muslims across the region recognise the emptiness of the terrorists' vision and the injustice of their caus”.

»Where does the madness end? Where do words lose their meaning? Al-Qa'ida is not being defeated. Hizbollah has just won a domestic war in Lebanon, as total as Hamas's war in Gaza. Afghanistan and Iraq and Lebanon and Gaza are hell disasters – I need no apology to quote Churchill's description of 1948 Palestine yet again – and this foolish, stupid, vicious man is lying to the world yet again»

Etat d’impuissance et de paralysie

Les médias US ne sont nullement anti-Obama et pro-McCain, ce serait plutôt le contraire. Certains, dont l’inépuisable Gerard Baker (le 13 mai dans le Times), se plaignent même que la presse US fait d’Obama un “Great Redeemer” (« First it was Kennedy... now the US media are prostrating themselves before the saviour»). Il n’y avait, de ce point de vue, aucune raison pour que Bush soit favorisé dans ce cas puisqu’il attaquait Obama. C’est pourtant là le résultat direct de cette absence de confrontation: en ne confrontant pas les déclarations de Gates avec celles du Président, on évite la mise en question d’une politique de GW Bush que Obama critique indirectement, et on cautionne l’attaque contre Obama.

Ce n’est pas sur ce terrain qu’il faut chercher l’explication. Ce qui nous semble importer d’abord pour cet étrange cas de “censure par omission”, ou “censure par absence de confrontation” (c’est-à-dire “censure par incompétence professionnelle délibérée”), c’est le poids des stéréotypes employés du côté présidentiel. Par stéréotypes, nous désignons l’idée de “parler avec l’Iran”, le fait du discours du Président devant la Knesseth pour le 60ème anniversaire d’Israël, les termes d’un discours où l’on trouve les mots “Iran”, “Israël”, “guerre contre la terreur”, et accessoirement “Hitler” (ah non, pas accessoirement du tout, pour ce dernier). Autant de stéréotypes qui sont également des stimuli déclenchant une attitude défensive d’auto-censure.

L’enquête rapide de Jamison Foser, par ce qu’elle nous montre des interdits que la corporation des journalistes US s’imposent à elle-même, est un cas illustratif, – une épure d’une admirable pureté de l’emprisonnement de la psychologie et du discours occidentaux. (Car, dans cette matière de l’emprisonnement volontaire de la pensée, les Européens n’ont rien à envier à leurs collègues US, qu’ils admirent d’ailleurs toujours en les parant de vertus diverses et impératives, circa-Watergate sans aucune révision depuis.) Il s’agit d’une épure sans interférence politicienne parce que ce cas implique deux personnalités de l’administration GW Bush, toutes les deux occupant des positions fermes, dont on connaît certains désaccords mais sans éclats particuliers. La chose nous paraît d’autant plus significative de l’absence d’une censure dirigée, “utile” et manipulée. (Dans le cas de CNN cité par Foser, on pourrait juger qu’il y a “censure”, mais encore une fois il s’agit plus d’une “censure” par conformité, par alignement sur l’attitude générale évitant le constat des contradictions internes puisque le message venant du camp Obama subsiste.)

Il nous paraît de plus en plus évident, – c’est d’abord une affaire de conviction mais les indices s’accumulent, – que nous nous trouvons devant un phénomène de conformisme aggravé en virtualisme, par conséquent réalisé d’une façon fort peu consciente, certainement sans plan élaboré ni dessein arrangé, ni consigne répandue. Cette attitude est devenue quasiment structurelle, comme si le comportement des journalistes “officiels” dépendait d’une sorte d’“état de siège” de la pensée impliquant une auto-censure permanente, en référence à un conformisme agissant dans divers domaines, sur diverses situations, selon divers mots-clef.

Pour le cas qui nous occupe, nous voyons deux explications à l’attitude générale de la presse que nous devons de plus en plus qualifier d’“officielle” (comme l’on fait dans les régimes semi-autoritaires avec apparence démocratique où une presse de statut indépendant intervient en tant que presse officielle).

• Dans cette affaire évidemment pavlovienne, certains mots agissent effectivement comme des stimuli exceptionnels qui interdisent tous les réflexes habituels de la pensée. C’est le cas des mots cités plus haut, dans le cadre général de la “guerre contre la terreur”, ou “Israël” et l’“Iran” ont des places particulières, aux deux extrêmes de la symbolique Bien-Mal qui semble définir l’état de la pensée. Le commentaire critique ou de confrontation est d’autant plus découragé, et la référence au conformisme primaire encouragée, que le discours est évidemment d’une platitude à mesure. D’une certaine façon, l’alternative à l’alignement pavlovien se trouve réduit au choix entre le silence ou la réaction type-Robert Fisk.

• Il est impensable de laisser apparaître l’état de décrépitude et d’illégitimité du pouvoir aux USA sous GW Bush. Cet état apparaît évidemment lorsque le secrétaire à la défense exprime un avis aussi diamétralement opposé à celui du président, quasiment en même temps que le président, sans conséquence pour lui. On ignore donc la chose, sans bien entendu pouvoir “censurer” l’un ou l’autre acteur en raison de leurs rangs respectifs et du caractère officiel et public de leurs interventions, – et sans même y songer d’ailleurs. Tout se passe comme si deux mondes parallèles co-existaient, sans rapport entre l’un et l’autre. Le résultat est étrange puisqu’il s’agit du même gouvernement. L’état d’illégitimité s’en trouve accentué par le seul fait de l’absence de réactions, comme si l’absence complète d’unité politique et de jugement était effectivement devenue la règle.

Ce que l’on décrit ici est l’état d’impuissance et de paralysie où est arrivée la presse “officielle” avec ses obligations conformistes, devant une réalité qui manifeste un désordre grandissant. Cette affaire semblerait presque anecdotique et elle n’aura sans doute aucune suite notable. On a simplement acté qu’il n’y a pas de politique officielle dans ces domaines essentiels, par simple constat de l’existence de positions inconciliables, sans plus guère de rapports possibles entre elles. La réaction de la presse “officielle” nous le confirme, par défaut si l’on veut. Elle nous confirme également l’état de cette presse “officielle”, l’état de l’information dans ses canaux qu’on a l’habitude de considérer comme les plus respectables. Elle nous confirme que ce problème-là, – l’attitude d’impuissance et de démission de ces forces et de ces autorités qu’on jugeait essentielles en matière d’information, – est d’une importance et d’une gravité bien plus grande que de savoir si l’on peut ou ne peut pas parler avec l’Iran, – pardon, avec “Hitler”. L’anecdote est bien plus qu’anecdotique, elle est révélatrice.