Parlons d’autre chose

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Parlons d’autre chose

18 juin 2008 — On nous pardonnera d’avoir, peut-être curieusement pour certains, choisi de parler du Sarkozy d’un autre jour (le 13 juin), à un autre propos (son entregent avec GW), le jour (17 juin) où le président de la République française parlait solennellement de la défense en France. C’est une occurrence solennelle et révolutionnaire classique pour un président, un tel discours. Peut-être voulions-nous attendre le 18 juin (sans précision d’année) pour en parler, – peut-être…

Mais c’est également, nous l’avouons, parce qu’il nous paraît si difficile, aujourd’hui, dans notre époque, de parler “défense”, – comme on parle, par exemple, de cinéma au Festival de Cannes. En effet, comment accepter de parler “défense” d’une façon spécifique et limitée aux seules caractères du domaine, sans croire qu’on dira nécessairement des platitudes extraordinaires, – lorsque, par exemple mais bon exemple, BBC.News peut titrer et présenter son texte sur le discours, le jour même, le 17 juin:

«French defence to counter terror…

»President Nicolas Sarkozy wants a leaner fighting force. Terrorism is the main threat facing France and its defence system needs to change to reflect that, French President Nicolas Sarkozy has said.»

«… [T]error»… “Terreur”, c’est-à-dire le terrorisme? La grande menace qui nous menace? Are you kidding, Mr. Président? Même GW n’ose plus dire cela et, de toutes les façons, plus personne ne l’écoute. Comment peut-on avancer une telle platitude dérisoire? Eh bien, il le peut.

Insistons sur notre rengaine. Nos dynamiques dirigeants sont aujourd’hui saisis, sans encore s’en aviser, d’un vertige extraordinaire. Le soir d’octobre 1917, ou du 7 novembre selon l’autre calendrier, la “Révolution” réussie, c’est-à-dire le coup d’Etat bolchévique qu’Eisenstein immortalisera (Octobre) bien réalisé, Vladimir lllitch Oulianov dit Lénine semble tituber, s’assied sur un canapé et dit, en allemand : «Es Schwindle» (“J’ai le vertige”). L’Histoire passe. Aujourd’hui, nos dirigeants ont le vertige, mais 1) ils ne s’en aperçoivent pas et ne s’assoient sur aucun canapé, et 2) l’Histoire ne passe pas par chez eux, occupée de choses bien plus importantes.

Pourtant, le président voulut sans aucun doute être historique. Mais il parla de la “défense” en vieil homme ou bien en jeune homme écervelé, – bref, en homme d’un autre temps, en homme du temps de 9/11 qui croit qu’existe «Mon Amérique à moi», que le terrorisme est le vrai danger contre la civilisation et que la civilisation existe, que «Nous sommes tous Américains» et ainsi de suite.

Cela observé et sans que nous apportions instantanément le correctif espéré (parlant de “défense”, au lieu de cette menace il aurait dû parler de telle autre…), observons deux ou trois choses que nous croyons à propos de nos dirigeants, des cercles qui les conseillent et des critiques qui les condamnent.

Deux ou trois choses que l’on sait d’eux…

• Il est vrai que, d’une façon générale et sortis de “la terreur” (le terrorisme) et de l’hypothétique et fantasmatique arme nucléaire iranienne, les milieux de la défense en France, les services de renseignement, les militaires, n’arrivent pas à conceptualiser autre chose de vraiment sérieux. Cela existe alors qu’un sentiment général mais extraordinairement diffus s’installe de plus fermement selon lequel nous nous trouvons dans une époque eschatologique, où les crises systémiques ne cessent de s’affirmer, de s’empiler, de s’ajouter à une très grande rapidité. Les experts et autres ne s’attardent pas trop à ce sentiment car lui opposer l’affirmation que la principale menace est le terrorisme implique le risque inacceptable du ridicule. Simplement, parfois, l’un d’eux risque une remarque qui suggère que le roi est nu. (Javier Solana, devant la Commission sur le Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale, le 4 octobre 2007 à Paris, – ce Livre Blanc qui sert justement de support au discours de Sarkozy: «La globalisation comporte autant de menaces que d'atouts. J’espère que vous saisissez la lourde responsabilité que je prends, dans ma position, en livrant un diagnostic aussi sombre.»)

• Le “retour dans l’OTAN” et le rapprochement avec les USA qui va avec signifient-il une abdication? Il traduit dans tous les cas un état d’esprit général des élites françaises. Védrine l’observait justement dans son rapport de septembre 2007; parlant de la tentation de réfréner une critique des USA au nom de “valeurs communes” et autre “solidarité”, donc d’affirmer un pro-américanisme fondamental, il écrivait : «Il est surprenant de constater que cette tentation est forte, comme pour l'européisme, dans les élites — mais quasiment pas dans la population»; ou encore, toujours sur le même sujet, et plus précisément sur le “retour dans l’OTAN”: «Néanmoins, cette réorientation fondamentale n'est pas demandée par l'opinion française qui paraît à l'aise dans la politique de la Vème République dans la longue durée. Elle poserait d'immenses problèmes et comporterait des risques. Mais puisqu'elle est souhaitée par une partie des élites économiques et politiques, ce débat devrait être mené dans la clarté. Comme celui sur une éventuelle zone de libre échange euro-américaine.» Donc, il s’agirait simplement de l’expression d’une capitulation voulue par nos élites? Cela n’est pas nouveau (la décision de retrait de l’OTAN a toujours été impopulaire dans les élites françaises, tout comme le développement d’une force nucléaire, tout comme bien d’autres choses avant de Gaulle, en remontant le temps, – les élites françaises ayant naturellement le goût du “parti de l’étranger”). Mais cette abdication, justement, n’est par perçue comme une abdication, ce qui ouvre, ou plutôt poursuit la saison des quiproquos. Elle est curieusement perçue, – la vanité n’étant jamais loin de l’irresponsabilité, – comme une affirmation (le fameux “nous sommes sur un pied d’égalité avec nos alliés”), ce qui renvoie à l’étrange psychologie française dont même nos élites ne sont pas quittes. En d’autres mots, la France réintégrée pourrait devenir encore plus insupportable à ses alliés; certains alliés de la France le croient et, dans cette époque de perception et de communication, c’est l’essentiel pour la concrétisation de la chose. C’est ce qui explique l’enthousiasme assez tiède de l’OTAN et c’est ce qu’exprime encore mieux un autre texte de BBC.News, du même 17 juillet, de Jonathan Marcus, dont nous permettons de souligner quelques points importants: «Moving back into Nato's military command structure undoes decades of French semi-detachment from the Atlantic alliance. But here too there should be no illusions. Improving European defence capabilities is still very close to the president's heart. France will remain a Nato player with a distinctive accent.»

• Sur l’autonomie et sur la souveraineté, Sarko affirme des choses. Cela importe peu, ce qu’il affirme. Le fait est que, depuis 15 ans, la France opère en mode intégré, en coopération, etc., notamment au sein de l’OTAN. (Marcus encore: «It may mean less in practical terms. French forces operate and train alongside their Nato colleagues as a matter of course and despite the rows with Washington over Iraq, France remains an important military player in Afghanistan.») Le fait est qu’elle (la France) n’a perdu ni son autonomie ni sa souveraineté parce que l’OTAN plongée dans des opérations diverses a montré son impuissance à intégrer et, par conséquent, un réflexe d’autonomie chez tous ses membres, – ou bien est-ce ce réflexe qui a provoqué l’impuissance de l’OTAN. (On se rappellera l’incident fameux du 11 juin 1999 du général anglais Jackson, commandant la force OTAN prenant possession du Kosovo, refusant purement et simplement l’ordre de son chef, le SACEUR US, le général Wesley Clark, qui le conduisait à risquer d’affronter les Russes sur l’aéroport de Pristina, puis le même Jackson recevant aussitôt l’approbation de Blair suivie, – ô douloureuse surprise pour Clark, – de celle de Clinton.) Cet accent paradoxal sur la décision nationale en temps de coopération/soi-disant intégration, c’est naturellement et plus encore le cas pour la France, dont toutes les structures y invitent. Aujourd’hui, l’OTAN opère d’une façon générale selon l’habituelle situation cauchemardesque des coalitions (Foch s’en était aperçu en 1918), le grand chef ayant des subordonnés de très haut rang qui répondent en priorité à leur autorité politique nationale. Le résultat, avec d’autres facteurs dans ce sens, est l’impuissance générale de l’OTAN, – le “modèle afghan”, si l’on veut. Le retour de la France ne fera qu’accentuer cette impuissance, d’autant que «France will remain a Nato player with a distinctive accent.»

• Dans la logique de ce qui précède, il y a deux effets “pervers” à espérer avec la plus grande ferveur, qui feraient du “retour” de la France dans l’OTAN un ferment de division (même, surtout involontaire et infondé, – le pire de tous les ferments). 1) La France, débarrassée du complexe insupportable pour ses élites de l’“isolement”, commençant à parler haut et fort, en toute candeur, à-la-Kouchner et pour tenter de contenir les critiques des gardiens du dogme gaulliste, ce qui est la pire des situations pour l’OTAN (Il vaut mieux parfois, souvent, un indépendant loyal qu’un suiveur revendicateur.) 2). Le soupçon contre la France pourrait aussi bien croître. Les Britanniques, dans leur jugement si ambigu sur la France, ne croiront pas que la France revient, sans réelle nécessité puisque l’essentiel de l’intégration est déjà fait, sans arrières pensées, comme eux-mêmes auraient s’ils étaient à la place des Français. D’où une zizanie supplémentaire dans l’OTAN, d’autant plus probable que les Français ne feront pas de manœuvre dans ce sens et seront d’autant plus soupçonnés (et secrètement admirés) pour leur jeu infiniment subtil (selon les Britanniques) pour dissimuler les manoeuvres. Tout ce qui amène la zizanie au sein de l’OTAN, au travers des intentions et arrières pensées prêtés aux uns et aux autres, est une très bonne affaire. Est-ce cela que le brave Sarkozy évoquait en disant que sa décision est conforme à la ligne de pensée du général?

• Sur les mesures techniques prises par la France pour sa défense et exposées par le discours, on ne peut que constater un signe de plus du mouvement général des forces militaires selon les conceptions classiques (technologies, logistiques, protection des forces, etc.) vers une situation de désarmement structurel, rien de moins. Lorsqu’on confronte l’état réel, catastrophique, de la situation militaire des Britanniques (les Français devraient fréquenter plus souvent les séminaires RISI, Chatam House, lire les articles de journaux et autres interviews, même écrits en anglais, etc.), et qu’un éditorialiste français (Pierre Rousselin , du Figaro, le 17 juin) note : «En Europe, les Britanniques sont les seuls avec qui nous pouvons nous mesurer. Ils disposent sur nous d'une longueur d'avance, qui se creuse et qu'il faudrait combler», – on comprend (mais le comprend-il?) qu’il s’agit d’une “longueur d’avance” sur la voie du désarmement et de l’impuissance. Lorsque Rousselin applaudit les Britanniques qui peuvent «en Irak et en Afghanistan, […] mener deux conflits de front», on en a le souffle coupé: mener deux catastrophes de front, qui mettent les forces britanniques à genoux, c’est un exemple à suivre? Les Français suivent la grande tendance de la sophistication de la technologie comme règle de l’adaptation, simplement plaquée sur des types de guerre (la G4G) dont la règle essentielle est que la sophistication de la technologie doit être un moyen éventuel qui ne peut en aucun cas devenir la “règle de l’adaptation”. Mais, de ce côté, on se heurte à un mur, qui est celui d’une crise systémique de la bureaucratisation de notre civilisation, les armées en premier, avec la technologie comme Dieu universel. Inutile de tenter de suggérer une alternative, que nous évoquons par ailleurs (partie Addendum : les armements et la question des technologies): dégrader les équipements encombrés de sophistication coûteuse et déshumanisantes des forces terrestres, qui vouent toutes les expéditions lointaines à l’impossibilité de l’apaisement et de la paix et grèvent les budgets d’une façon épouvantable; nous aurions ainsi beaucoup moins de gaspillage et beaucoup plus d’hommes, beaucoup plus efficaces. (Première suggestion à peine ironique et pas loin d’être sérieuse: au lieu de fabriquer d’impossibles merveilles qui tirent dans les coins par tous les temps, et même sans appuyer sur la gâchette, et coûtent le double de leur poids en or, équipez donc vos forces de l’AK-47 qui est depuis un demi-siècle la meilleure arme individuelle du monde.)

Critique de la déraison pure

Dans tout cela, il n’y a ni trahison, ni abdication, ni machiavélisme asservissant, etc. Il y a l’aveuglement propre à toutes nos élites occidentales, le dépassement d’elles-mêmes par des circonstances qu’elles ne comprennent pas tout en en entendant vaguement le grondement. La médiocrité et le conformisme vont avec. Il y a aujourd’hui une sorte de “passion de l’égalitarisme” dans la pensée occidentale, au sens de notre Grande Révolution, et que le professeur de Droit Christophe Boutin, de l’Université de Caen (chapitre Le découpage révolutionnaire du territoire, dans Le livre noir de la Révolution française) définit d’une façon incisive, où vous pourriez résumer le propos par “conformisme” comme résultat de la démarche pour la pensée:

«La première relève, bien sûr, de la passion de l’égalité. Non pas l’engouement pour cette égalité “mâle” que décrira Alexandre de Tocqueville, qui pousse l’homme à tenter d’égaler ceux qui lui sont supérieurs, mais cette passion qu’évoque aussi le penseur normand, que nous nommerions égalitarisme, celle qui pousse à tout rabaisser au niveau du plus petit dénominateur commun.»

Cet “égalitarisme” de la pensée occidentale, qui affecte évidemment les élites françaises dont on sait l’ascendant révolutionnaire, interdit par définition toute pensée d’une quelconque hauteur. Une telle pensée découvrirait bientôt qu’en présence des crises systémiques dont nous sommes l’objet, en présence d’un phénomène dont nous sommes les machinistes et qui engendre une déstructuration qui accélère ces mêmes crises systémiques, le seul domaine où l’on peut envisager la problématique de la “défense” est celui de la consolidation de la structuration comme frein à la déstructuration. Est-ce qu’on réalise une “défense structurante” en essayant de faire aussi bien que les Anglo-Saxons, qui ont mis l’“arc de crise” à feu et à sang, ou en menaçant l’Iran d’une attaque? (Il paraît que GW, lors de sa tournée en Europe, a confié à nos éminences que l'attaque est pour septembre, – sans toutefois préciser l’heure.)

(Tentons de nous expliquer à partir du modèle déjà évoqué: une “défense structurante” est un mélange d’affirmation dans certaines missions, – les missions de souveraineté structurantes, – qui manifestent la force légitime et renforcent les grands principes structurants comme la souveraineté; et, d’autre part, d’adoucissement et d’humanisation dans les méthodes, les équipements et les comportements, dans les missions jugées nécessaires pour contenir le désordre mais qui sont potentiellement déstructurantes, les missions dont le risque déstructurant doit être contenu en faisant la promotion de la souveraineté et de la légitimité des forces sur place, – plus facile à dire qu’à faire, mais qui les a fait roi et qui a suscité le désordre? – et puis dire cela c’est déjà esquisser une approche d’une “défense structurante” au lieu de rouler des mécaniques au son du “choc des civilisations”.)

Pour ce qui est de nos dirigeants/de nos élites: essayons de penser leur médiocrité en termes ironiques et emplis de dérision, même si certains lecteurs s’en offusquent, parce que c’est tout ce que les actes de ces personnages dans les matières où on les voit s’agiter méritent comme attention d’évaluation. Certes, il paraît que certains d’entre eux pourraient déclencher l’apocalypse, mais on se permettra un certain scepticisme pour l’essentiel tant ils nous l’ont promise sans avoir la volonté de s’y mettre, s’arrêtant au discours qui est leur raison d’être, – et s’ils y réussissaient finalement, ils s’arrangeraient pour que cette apocalypse les balaie d’abord.

On nous pardonnera par conséquent de ne pas nous abandonner à des critiques détaillées des interventions des dirigeants occidentaux, comme celle de Sarkozy hier, parce qu’une telle démarche serait leur accorder une légitimité qu’ils n’ont plus. Ils ne disent pas que des sottises, bien entendu, mais ils disent des choses “irrelevant”, à mille lieues nautiques, les plus longs, du fracas du monde plongé dans une époque eschatologique. Ils manquent à leur contrat. Ils sont illégitimes en essence, et cela suffit.

En attendant, on peut être sûr que le discours, pour de bonnes et de mauvaises raisons, et surtout parce qu’il traduit un “climat” de plus en plus mal supporté d’irresponsabilité, a provoqué et va provoquer une sainte colère dans les cadres militaires de la République française. Allez donc jusqu’à envisager dans ce temps historique sans pareil des situations extrêmes, – comme l’U.S. Navy elle-même, pourtant arme de haute tradition s’il en est, a montré la voie en faisant de l’obstruction aux suggestions de son commandant en chef. Une sourde révolte et peut-être plus sont désormais dans le champ des possibles. “Bling-bling” devra souquer ferme dans la tempête. Cela nous permettra d’apprécier sa musculature. Sacré people