Paroles d’Annan

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Paroles d’Annan

L’interview de Kofi Annan au Monde, le 7 juillet 2012, a été surtout l’occasion de clamer, pour ceux qui, dans la presse-Système et alentour, qu’Annan reconnaît qu’en Syrie, “à l’évidence, nous n’avons pas réussi” (Titre du Monde : «Kofi Annan : “Sur la Syrie, à l'évidence, nous n'avons pas réussi”».)

Dans ce titre et dans la façon dont tout le monde le clame, on se permettra de sentir, de humer comme une odeur très forte, insistante et peut-être un peu déplacée, l’une de ces jubilations secrètes et certainement inconsciente et “sans intention de nuire” des employés du Système devant ce constat d’échec qui semblerait dans la présentation qui en est faite (le titre) comme un aveu d’échec. L’on sait, ou l’on devrait savoir, que la mission d’Annan a toujours été regardée avec une lourde suspicion par cette bande, puisque ne contenant pas le préalable de l’élimination d’Assad. On précisera aussitôt que la citation utilisée pour le titre a été, comme on dit, soigneusement ôtée de son contexte, avec un culot qui suppose effectivement l’inconscience et l’“absence d’intention de nuire”, juste comme un rétablissement de la vérité de la narrative, sorte de remise “dans la ligne” de l’Annan en question ; puisque, remise dans son contexte, la citation passe du ton définitif présent dans le titre qui semble nous dire que tout est fini, au ton très relatif employé par Annan qui nous dit que rien n’est encore fini : «A l'évidence, nous n'avons pas réussi. Et peut-être n'y a-t-il aucune garantie que nous allons réussir. Mais avons-nous étudié des alternatives ? Avons-nous mis les autres options sur la table ?»

Ainsi en est-il de tout l’interview, qui, dans le chef des questions, est une mise en cause continuelle d’Assad et des Russes… Cela donne encore plus de mérite à Annan de rétablir, dans ses réponses, quelques bonnes vérités, même si la coutume diplomatique nécessite la mesure. (Ce qui laisse à penser à propos de ce que pense vraiment Annan, débarrassé de la prudence diplomatique.) Les exemples les plus intéressants…

• A une question qui semblait s’étonner que Kofi Annan “semble miser sur l’influence russe”, dont la bonne foi (celle de la Russie) est aussitôt mise en procès avec verdict connu d'avance, Annan répond que les intérêts de la Russie justifient l’influence qu’on lui prête, puis passe heureusement à une généralisation du problème pour la question de savoir si les Russes sont de bonne foi dans leurs intentions affichés d’aider à résoudre le conflit, en y impliquant les autres parties pour lesquels la question se pose également : «N'est-il pas souhaitable que ces pays trouvent le moyen de travailler ensemble, pour s'assurer que la Syrie n'éclate pas en morceaux, qu'elle ne répande pas les problèmes chez ses voisins, et éviter qu'elle crée une situation incontrôlable dans la région pour tout le monde ? Ou alors, ces pays vont-ils continuer sur la voie qu'ils ont empruntée, menant à une compétition destructrice dans laquelle chacun finit par être perdant ?»

• Après s’être étonnée que Annan mise sur “l’influence des Russes” comme si les Russes avaient le désir de faire quoi que ce soit de constructif (ouste, Assad), l’intervieweuse trouve soudain une grande vertu d’existence et d’efficacité à cette influence russe, en évoquant l’idée que les Russes pourraient alors faire avancer le scénario de “changer la direction politique en Syrie” (ouf, ouste Assad). Annan répond, prudemment ou habilement c’est selon, qu’il ne sait pas si une telle idée peut être développée puisque la Russie n’est pas seule à avoir de l’influence, qu’il y a d’autres pays qui en ont ; voilà l’intervieweuse prise au dépourvu, relançant le dialogue par une question sur l’Iran (“faites-vous allusion à l’Iran ?”), permettant à Annan de répondre que oui, il pense à l’Iran, parce que «[l’]Iran est un acteur. Il devrait faire partie de la solution. Il a de l'influence et nous ne pouvons pas l'ignorer». Puis Annan, poursuivant sur sa lancée pour mieux expliquer sa pensée sur ces questions des jugements portés sur l’attitude des différents pays… Normalement, le Qatar, l’Arabie, la Turquie, les USA, le bloc BAO dans son ensemble, doivent encore se demander à qui diable Annan fait allusion.

«Mais ce qui me frappe, c'est qu'autant de commentaires sont faits sur la Russie, tandis que l'Iran est moins mentionné, et que, surtout, peu de choses sont dites à propos des autres pays qui envoient des armes, de l'argent et pèsent sur la situation sur le terrain. Tous ces pays prétendent vouloir une solution pacifique, mais ils prennent des initiatives individuelles et collectives qui minent le sens même des résolutions du Conseil de sécurité. La focalisation unique sur la Russie irrite beaucoup les Russes.»

• Maintenant, une question sur la réunion de Genève du 30 juin et ses rapports avec la réunions des “potes de la Syrie” du 6 juillet (qui n’a pas encore eu lieu quand Annan est interviewé). La question cite la réaction de l’opposition syrienne, défavorable au communiqué de Genève, et Kofi Annan ne prend plus tellement de gants diplomatiques… Le vœu de Kofi Annan, selon lequel les pays ayant participé à la réunion du 30 juin et participant à celle du 6 juillet expliquent aux opposants, participant à la réunion du 6 juillet et jetant l’anathème sur celle du 30 juin, ce qui s’est réellement passée le 30 juin, – ce vœu-là nous apparaît, rétrospectivement, extrêmement pieux. Annan, homme de foi, devait s’en douter.

«Il est regrettable que les opposants aient réagi de cette manière. Le communiqué de Genève a été élaboré par un groupe d'Etats dont 80 % sont membres du Groupe des amis de la Syrie qui a appelé vendredi 6 juillet au départ de Bachar Al-Assad. C'est pourquoi prétendre que l'opposition a été “trahie” ou “vendue” est assez bizarre. La réunion de Paris est une formidable occasion pour que les "amis" de la Syrie, dont la France, les Etats-Unis, le Qatar, le Koweït, la Turquie, expliquent cela à l'opposition et rétablissent les faits.»

• Et le concept dit “R2P”, ou “responsabilité de protéger”, mis au point par Annan lorsqu’il était Secrétaire Général de l’ONU, et qui servit d’argument fondamental pour faire voter la résolution de l’ONU autorisant l’intervention en Libye, – résolution votée par la Chine et la Russie ? Que reste-t-il de “R2P” s’inquiète la ci-devant intervieweuse, pour ce qui concerne la pauvre Syrie ? Cette fois, Annan se lâche, en mettant sur la table l’intervention en Syrie et la façon dont “R2P“ fut exploité comme l’on sait, – et “l’éléphant est dans la pièce”, pesant de tout son poids… Car Annan ne fait rien d'autre, ici, que de donner quitus à la Russie et à la Chine d'opposer leur veto à toute résolution type “R2P” sur la Syrie, à la lumière de l'expérience libyenne.

«Je vais vous dire franchement : la manière dont la “responsabilité de protéger” a été utilisée sur la Libye a créé un problème pour ce concept. Les Russes et les Chinois considèrent qu'ils ont été dupés : ils avaient adopté une résolution à l'ONU, qui a été transformée en processus de changement de régime. Ce qui, du point de vue de ces pays, n'était pas l'intention initiale. Dès que l'on discute de la Syrie, c'est “l'éléphant dans la pièce”.»

Lorsque Kofi Annan était entré en scène (voir le 25 février 2012), il avait été diversement accueilli, – tandis que, pour notre part, nous tenions qu’il s’agissait d’une personnalité “intéressante” pour cette mission, avec assez d’indépendance vis-à-vis du bloc BAO. Contraint d’appuyer cette nomination et la “mission de paix” pour ne pas vraiment trop paraître faire la “politique” qu’il fait, le bloc BAO avait aussitôt ridiculisé la démarche, la jugeant d’avance dans l’impasse, échec programmé et tout le reste. (D’où le côté jubilatoire, que nous jugeons sans aucun doute inconscient et réservé aux perceptions sensibles aux nuances des manoeuvres pavloviennes de langage, du titre de l’interview, avec citation hors contexte, qu’on a relevé plus haut.) Même nombre de commentateurs adversaires du bloc BAO y avaient vu une manœuvre du bloc, jugeant la personnalité d’Annan extrêmement suspecte.

Suspect ou pas suspect, – qui ne l’est pas dans ces innombrables commentaires qui commentent les convictions de leurs auteurs plutôt que les évènements observés avec les convictions de leurs auteurs, – Annan s’est révélé assez bon navigateur dans cet océan déchaîné qu’est le climat autour de la crise syrienne. Dans cette interview, donnée à un journal français, dite alors qu’allait se tenir la conférence des “Amis du Peuple Syrien” (énoncé officiel, très scout), donc dans des conditions maximales de connexion qui permettent d’y voir un commentaire en avant première et par quasi divination de cette réunion comme on met les pieds dans le plat, Kofi Annan fait, pour un homme dans sa délicate position onusienne, la plus forte mise au point diplomatique et officielle qu’on ait enregistrée à ce jour. Les responsabilités les plus grossières et les plus importantes sont clairement présentées. On sort de la rhétorique manichéenne qui infecte la pensée du bloc BAO en écartant, dans le chef d’Annan, chaque fois qu’une question le remet sur le tapis, le problème d’Assad ; parce qu’effectivement, c’est un problème objectivement secondaire où les positions peuvent varier qu’Assad reste ou s’en aille, par rapport au cas formidable du comportement des acteurs extérieurs, et spécifiquement du cas du bloc BAO, alias la “communauté internationale”. Avec cette intervention d’Annan, il est acquis dans la logique de la chose que le bloc BAO ne changera rien à son comportement parce qu’il ne peut ni ne veut rien en changer, totalement prisonnier et prisonnier zélé des pressions constantes du Système qu’il sert sans coup férir ; mais il sera obligé d’exposer un peu plus la subversion totale de sa rhétorique furieuse, en la poursuivant à la lumière des commentaires de l’envoyé spécial de l’ONU. La détestation de Kofi Annan en sera confirmée, du côté des mêmes, ce qui n’est pas très grave puisqu’elle existait dès le départ de sa mission, mais cette confirmation dans des conditions encore plus délicates. En mettant les pieds dans le plat, Annan est devenu à son tour “un éléphant dans la pièce”, dans la pièce tragi-comique qui se joue autour de la crise syrienne.


Mis en ligne le 9 juillet 2012 à 05H14