Partie à quatre : Chavez, USA, Russie et France (par défaut)

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Partie à quatre : Chavez, USA, Russie et France (par défaut)

18 mai 2006 — Nous avons hier esquissé (voir notre “Bloc-Notes”) un aspect de la question de la vente des avions de combat, essentiellement russes, en Amérique Latine. Aujourd’hui, nous élargissons notre analyse de la partie qui se joue, qui concerne l’Amérique Latine et, au-delà, le marché des systèmes d’armes par rapport à la position dominante des USA.

Quatre partenaires dans cette partie.

• Hugo Chavez, président du Venezuela. Il est en train de “politiser” la question des armes en Amérique Latine, selon l’équation : qui achète américain est non seulement complice du “tiger paper” mais il se constitue prisonnier de l’“impotent empire”. Jusqu’alors, le marché latino-américain, “arrière-cour” et débarras de l’empire, était grosso modo une “chasse gardée” US avec quelques exceptions apparaissant comme autant d’anachronismes monstrueux. Les livraisons d’armes US n’avaient aucune “signification politique” dans le sens où une signification politique implique une mise en cause d’une situation, une influence sur cette situation ou un choix politique. Elles pérennisaient simplement la main-mise américaniste complète sur la région, plutôt de l’ordre de l’allégeance coutumière et évidemment pas du choix politique.

• La bureaucratie US confirme obligeamment et a contrario les proclamations de Chavez. Elle découvre que Chavez est un “parrain” du terrorisme (nous voilà rassurés) et elle décide de le punir en décrétant un embargo sur des livraisons d’armes qui n’existent plus. La décision est symbolique, — lourde de symboles et vide d’effets. Elle fait partie d’un processus bureaucratique cloisonné qui a pour but le discrédit en parfaite illégalité et déloyauté, par diverses actions de la désinformation officielle coutumière à Washington. Ce processus bureaucratique, d’une lourdeur et d’un aveuglement également coutumiers, ne tient aucun compte de l’opportunité temporelle de son annonce ni de la crédibilité de cette annonce. Il est fait pour satisfaire des factions à Washington (les milieux d’extrême droite, notamment cubains) et suit la politique habituelle de discrédit et de “démonisation” des personnages et situations politiques, démocratiques ou pas, qui contestent l’influence de Washington. Dans notre cas, il est d’une efficacité nulle et tout en contre-productivité puisqu’il donne à Chavez un argument officiel quasi-vertueux pour s’adresser à un autre fournisseur, — la Russie en l’occurrence.

• La Russie est sollicitée par Chavez, elle devrait effectivement entamer des négociations pour la livraison d’avions de combat Sukhoï Su-35, des appareils très avancés et effectivement perçus comme tels. La livraison du Su-35 ouvre politiquement le marché latino-américain à la concurrence et attaque la prépondérance américaniste dans la zone selon un argument politique de rupture des liens d’allégeance imposés par Washington aux pays de la zone. Le processus est parfaitement accordé à l’évolution politique générale du continent. (Il ne serait pas étonnant que le Bolivien Moralès s’intéresse un jour au Su-35.) Du point de vue russe, il s’agit d’un bond qualitatif. Il correspond sans aucun doute à la nouvelle position de puissance que développe ce pays depuis quelques mois en même temps qu’il développe (dans le cas Chavez) les liens transnationaux et transcontinentaux des producteurs d’une énergie devenue facteur stratégique et politique de première importance. Les conditions de cette vente éventuelle constitueraient sans aucun doute la concrétisation de l’investissement politique d’un marché général jusqu’alors tenu d’une main de fer par Washington.

• Les Français sont totalement absents de cette affaire alors que Chavez est un leader comme de Gaulle aurait aimé pour développer sa politique de “troisième voie”, alors que la politique que les Russes sont en train de mettre en place est la politique gaulliste d’exportation des armements, triomphante, des années 1960, alors que Chavez a demandé des armes aux Français avant de s’adresser aux Russes, — pour essuyer un refus, évidemment. Les diplomates français doivent sans doute se féliciter que, pour leur compte, les formes soient sauvegardées. Il s’agit pour eux de rester dans les limites du “convenable”, c’est-à-dire de ne pas toucher aux situations américanistes acquises, surtout pour complaire à un “zozo” du type de Chavez qui ne porte pas de cravate et rigole un peu trop dans ses déclarations publiques. Le conservatisme ossifié de certains appareils diplomatiques occidentaux, devant certaines situations qui mériteraient d’explorer ces étranges vertus qu’on nomme “imagination” et “opportunisme”, mesure justement la politique ouest-européenne générale devant le phénomène américaniste : attendre et voir venir, peut-être en attendant les présidentielles US de 2008, en ne changeant rien et en étant poli.

Dans ces constats généraux, on comprend aisément où se trouve le mouvement et où se tient l’immobilisme. La question des armements est importante per se, mais bien moins que la signification politique qui la sous-tend. Ce n’est pas une affaire de marchands de canons dès lors que le marchand de canons suprême (les USA) en fait une affaire d’influence politique et de maintien dans une sujétion politique.

Addendum sur la position française, elle vaut le détour

La position française dans ce domaine hautement politique et stratégique des exportations de systèmes d’armes avancés vaut un commentaire. Elle est complètement paradoxale et contradictoire, correspondant au marigot immobiliste de bon ton et de bonne coupe où s’agite aujourd’hui la politique extérieure française.

La politique des exportations d’armements française continue à vous être présentée comme une alternative compétitive, voire, pour les audacieux, une alternative presque de confrontation aux ventes US. Techniquement, c’est complètement justifié et au-delà, mais politiquement c’est à voir. La politique extérieure française s’interdit absolument, au nom d’une rationalité argumentée qui aboutit à un alignement sur les USA “en toute indépendance” (la nuance est d’autant plus importante qu’elle est vraie), de prospecter dans les pays, voire de répondre aux sollicitations de ces pays jugés instables ou indignes de confiance par l’establishment occidental. Ces pays sont les mêmes qui sont mal vus par Washington. Comme les choses se mettent bien.

Il n’est pas question pour la France de vendre un avion de combat là où l’Amérique interdit les ventes de systèmes avancés (mais, encore une fois, ceci n’a pas de rapport avec cela : cette vertu de l’esprit de la chose est importante parce qu’elle dispense ses concepteurs du remords de l’alignement politique). Par exemple, il n’est pas question pour la France de vendre au Venezuela ou à la Chine, malgré les sollicitations non déguisées et présentées formellement à plusieurs reprises et au plus haut niveau de ces pays pour des systèmes d’armes français avancés. Par conséquent, la France se présente comme l’alternative politique là où il n’y a pas pour l’instant de place pour l’alternative et se refuse à être l’alternative là où l’alternative est nécessaire, voire réclamée au nom des principes de la politique gaulliste. Dans ce cas, la politique gaulliste est plus un souvenir qu’un principe.

La France ne veut rien vendre de sérieux à Pékin et elle est interdite à Taïwan. Elle perd en Corée du Sud. Elle perd à Singapour. Elle parvient à perdre en Arabie Saoudite. Et ainsi de suite. Ces “attaques” en des territoires incertains représentent une belle alacrité mais quand c’est au prix de l’abandon de territoires conquis pour répondre indirectement à une logique qu’on croit vertueuse et qui s’avère, — comme ça se trouve… — manipulée par son principal concurrent, — le doute vous envahit… Le doute nous a envahis. Il ne concerne aucun soupçon de duplicité mais le simple cas où l’intelligence extrême de la politique conduit à la paralysie de l’action et aboutit au contraire de l’intelligence.

Tout se passe comme si la France obéissait aux consignes américanistes et, comme ce n’est pas le cas, c’est la clarté de la vision politique qui doit être mise en cause. Les réflexes sont gaullistes mais le regard est si incertain qu’il aboutit à un strabisme qui fait faire le contraire du gaullisme. Les échecs se succèdent, les “déclinistes” peuvent pleurer sur le “ringardisme” de la France et les fonctionnaires du Quai d’Orsay déguisés en “sources anonymes” tirer à boulets rouges sur leur ministre, dit “Mickey d’Orsay”.

Mais Clearwater nous appelle… (Chœur des journalistes libres et commentateurs.)