Pays de haine et de censure

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Pays de haine et de censure

7 novembre 2021 – Je continue avec l’excellent Jonathan Turley, – voyez hier, dans ce même Journal, sur Turley :« le premier constitutionnaliste aux USA, dans cette matière labyrinthique et incertaine qu’est l’interprétation et l’application de la sacro-sainte Constitution aux Etats-Unis. » J’avais oublié de préciser, ou plutôt de répéter puisque j’en ai déjà parlé, qu’il est également un impeccable “libéral” au sens US, c’est-à-dire un progressiste dont l’opinion est sans le moindre doute favorable au parti démocrate. Pour autant et quand il le faut, il est le premier à défendre superbement Trump contre la foule des lyncheurs.

C’est une attitude qui renvoie à une grande tradition des origines du projet américain, tel qu’il fut conçu par ses artisans qui en énoncèrent les principes essentiels dont la liberté d’expression est sans doute le plus précieux. Il s’agit bien entendu de ceux que les gens d’aujourd’hui, c’est-à-dire pour notre compte les élites américanistes lorsqu’elles abandonnent un instant leurs oripeaux-‘Woke’ et leur rendez-vous mensuel avec leur lobbyiste-donateur, nomment “Les Pères-Fondateurs”. A cette époque d’ores et déjà, et bien que l’on fût en monarchie française, la France était pour eux le pays de la liberté, – par conséquent la liberté d’expression, en allant de Beaumarchais à Vergennes, – et sans besoin de Robespierre pour cela.

Cette histoire commune et si paradoxale, – moi-même, antiaméricaniste radical je le reconnais, – lie en une sorte de destin commun la France et l’Amérique. Je la conçois particulièrement, notamment pour ce que je nomme dans divers textes (ici un article de 1994, là une ébauche d’un extrait du Tome-I de ‘La Grâce de l’Histoire’) la “dissidence” américaine comme “dissidente” de l’américanisme que l’on trouve chez les artistes, et surtout dans la littérature américaine, dans ce sens où la France fut si longtemps perçue comme le pays de la liberté la plus haute, celle de la culture, de l’écrit et de l’esprit... Cela, cette perception qui me faisait écrire par exemple :

« ...Ces “dissidents” se recrutent chez les artistes notamment, avec le mot pris dans son sens le plus large ; ou bien disons la chose autrement, disons que c’est l’âme de l’artiste qui, en Amérique, nécessite, pour se faire, un esprit de “dissident”. La littérature américaine, qui est une branche exceptionnellement vivace du domaine, est le miroir, le bras puissant, la sève et la force mêmes de cette dissidence ; elle est sa définition même, si elle n’en est pas la limite.

» A mesure de son développement dans le cours du pays dans cette dynamique d’expansion qui semble révéler son vrai visage dans la modernité bientôt industrielle, la dissidence américaine se cherche et, finalement, trouve en France son port d’attache et sa référence culturelle ou socioculturelle, car la “culture” semble y être une chose qui vit et se vit comme s’il s’agissait de la nature même de la chose. Mais il s’agit de la France, justement, et, en France, Paris encore plus précisément. La magie française est, à l’image renversée mais correspondante de la magie américaniste pour les Français, une constante de l’imaginaire de la dissidence de l’américanisme, à ce point où l’on pourrait parler d’un effet de miroir, ou de mimétisme peut-être. Si les deux choses ne s’équivalent pas, nous devons les observer selon une perspective similaire, pour dégager leurs vertus et leurs caractères réciproques, et comprendre, notamment du côté de l’américanisme, les mécanismes qui les animent.

» Cette dissidence n’est pas pour autant détachée des événements de la Grande République ; même si elle ne prétend pas jouer le moindre rôle politique institutionnel, elle subit évidemment les effets des événements politiques dans la Grande République. La dissidence américaniste en France, à Paris, cela à partir d’une présence américaine constante depuis l’origine, a pignon sur rue d’une façon significative à partir du tournant du XXème siècle, comme devenue une institution ; l’on pourrait la croire institutionnellement inaugurée avec l’installation d’Edith Wharton, au 59 de la rue de l’Université, en 1907 (elle reste en France jusqu’à sa mort, en 1937). Les “générations” se succèdent, que ce soit la ‘Lost Generation’ ou celle du maccarthysme, ou encore celle des écrivains et musiciens noirs, qu’importe ; la dissidence américaine devient, jusque dans l’œuvre même de l’artiste, du ‘Paris est une fête’ d’Hemingway aux ‘Jours tranquilles à Clichy’ d’Henry Miller, un écho de la quotidienneté de cette ville qui est bien plus qu’une installation urbaine, qui est aussi bien une âme qu’un protagoniste puissant du récit que nous faisons... »

C’est-à-dire que je m’interroge à partir de ces deux textes référencés datant pour moi, disons des dix-quinze années entre 1994 et 2010 où ils furent écrits : aurais-je encore la force et le courage d’écrire cela, qui fut vrai pourtant et que je rappelais en 1994 et en 2010 ? Alors qu’un grand esprit comme Turley peut écrire aujourd’hui : « La France est le chef de file [ou bien faut-il écrire : “la cheffe de file” ?] dans le recul de la liberté d’expression en Occident ces dernières années, avec des lois de plus en plus nombreuses qui restreignent la liberté d'expression », – qui est tout aussi vrai en 2021 ? Comment, après l’avoir tant aimé et célébré dans son passé, ne pas avoir honte de son pays devenu pays “de haine et de censure” ? (Et je veux et tiens à le préciser, car il y a une responsabilité fondamentale : la haine comme moteur de la censure bien plus que la volonté d’interdire  la haine, car la censure est bien plus une haine que les “discours de haine”.)

En effet, je voudrais vous faire lire un texte de Turley du 5 novembre, nous parlant  de la dernière amende imposée à Brigitte Bardot, (on disait BB) dont j’entendais beaucoup parler dans mon adolescence avancée et que le général de Gaulle célébrait comme la porteuse de l’expansion à l’extérieur de l’image et de la culture de la France. Turley ne défend pas, à sa manière, les propos de Bardot. Mais il les couvre d’un principe sacré, celui que les écrivains américains venaient chercher en France, lorsque Miller publiait à Paris et était censuré aux USA (il crevait de faim en 1945-1946, malgré l’argent de ses ventes en France, qu’il ne pouvait faire venir à  Big Sur où il habitait déjà : « J’ai plus de respect pour les Français que pour n’importe quelle nationalité dans l’univers entier »).

« Je comprends tout à fait la grande offense suscitée par ces déclarations, écrit Turley. [...] Cependant, et cela ne surprendra pas grand monde sur ce blog, je considère également ces déclarations comme une liberté d’expression qui devrait être protégée dans tous les pays. »

Outre Bardot, Turley cite quelques autres exemples français, faciles à trouver dans ces temps on l’on a le flair de la haine extrêmement aiguisé. Quels que soient les voies et les moyens, on en arrive toujours à ce mot affreux de “censure”, et c’est en France que cela se passe. Par conséquent, dit-il en parfait connaisseur des grands principes théoriques de la Constitution :

« La réponse à un discours malveillant, c’est un discours de plus haute tenue. En ce sens, la liberté d'expression est son propre désinfectant. Ce qui n’a jamais fonctionné, c’est la censure. »

Il est assez triste qu’un Américain de grand esprit mais qui reste lié au Système tout de même, puisse se permettre de nous asséner cette leçon, et qu’il ait à cet égard absolument raison. Voici donc le texte du 5 novembre, de Jonathan Turley, dont je me suis permis de modifier le titre, qui est originellement : « Famed Actress Brigitte Bardot Charged (Again) With Hate Speech ».

PhG, Semper Phi

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Turley, de Voltaire à BB

Nous avons déjà discuté du recul alarmant des droits à la liberté d'expression en Occident, en particulier en France (ici et ici et ici et ici et ici et ici et ici). Une grande partie de cette tendance est liée à l'expansion de la notion de “discours de haine” et des lois sur la non-discrimination. J’ai écrit précédemment sur les poursuites engagées contre la célèbre actrice Brigitte Bardot pour avoir déclaré en 2006 que les musulmans ruinaient la France dans une lettre adressée à Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'Intérieur (puis président). Bardot, une militante des droits des animaux, a été condamnée à plusieurs reprises par de telles plaintes pénales pour avoir critiqué différents groupes. Aujourd'hui, elle a de nouveau été condamnée à une amende pour avoir qualifié les habitants de La Réunion de “sauvages”, car ils continuent à sacrifier des animaux dans le cadre de rituels religieux.

Bardot, 87 ans, a été condamnée à une amende de 20 000 euros ($23 000) par un tribunal de l'île française de La Réunion, dans l’Océan Indien, pour une lettre datant de 2019 dans laquelle elle condamnait la poursuite du sacrifice de chèvres par la population tamoule hindoue de l'île, qu’elle décrivait comme des “sauvages dégénérés”. Elle a déclaré que “les indigènes ont conservé leurs gènes de sauvages” et a évoqué le “cannibalisme des siècles passés”. Elle a décrit cette population comme “une population dégénérée encore imprégnée de traditions ancestrales barbares”.

Son porte-parole, Bruno Jacquelin, a également été sanctionné pour avoir envoyé la déclaration à plusieurs médias à sa demande.

La ministre française d’Outre-Mer de l’époque, Annick Girardin, a appelé à l’action après lui avoir écrit “que le racisme n'est pas une opinion, c'est une offense”.

Je comprends tout à fait la grande offense suscitée par ces déclarations. Bien que favorable depuis longtemps aux droits des animaux, je considère que ces commentaires méritent une condamnation publique. Cependant, et cela ne surprendra pas grand monde sur ce blog, je considère également ces déclarations comme une liberté d’expression qui devrait être protégée dans tous les pays.

La France est le chef de file dans le recul de la liberté d’expression en Occident ces dernières années, avec des lois de plus en plus nombreuses qui restreignent la liberté d'expression. Ces lois criminalisent les discours en vertu de normes vagues faisant référence à “l’incitation” ou à “l’intimidation” d'autres personnes en fonction de leur race ou de leur religion. Par exemple, le créateur de mode John Galliano a été reconnu coupable par un tribunal français d'avoir tenu des propos antisémites à l'encontre d'au moins trois personnes dans un bar parisien. Lors de sa condamnation, la juge Anne Marie Sauteraud a lu une liste des gros mots utilisés par Galliano à l’égard de Géraldine Bloch et Philippe Virgitti. “Il a dit ‘sale pute’ au moins un millier de fois”, a-t-elle expliqué à haute voix.

Dans une autre affaire, le père de la candidate présidentielle conservatrice française Marine Le Pen a été condamné à une amende parce qu’il avait traité les personnes issues de la minorité rom de “malodorantes”. Une mère française a été poursuivie parce que son fils s'est rendu à l’école avec une chemise sur laquelle on pouvait lire “Je suis une bombe”.

Récemment, une adolescente française a été inculpée pour avoir critiqué l'islam en tant que “religion de la haine”.

Le résultat de ces lois mal définies dans les pays européens est prévisible. Selon un récent sondage, seuls 18% des Allemands estiment pouvoir s'exprimer librement en public. Plus de 31% ne se sentent même pas libres de s’exprimer en privé entre amis. Seuls 17% des Allemands se sentent libres de s'exprimer sur Internet, et 35% affirment que la liberté d’expression est confinée à de petits cercles privés. C'est ce qu’on appelle un effet paralysant, et il faut avoir la plus grande crainte de son expansion.

La réponse à un discours malveillant, c’est un discours de plus haute tenue. En ce sens, la liberté d'expression est son propre désinfectant. Ce qui n’a jamais fonctionné, c’est la censure. L’Allemagne a depuis longtemps interdit les symboles du nazisme, mais le mouvement néonazi continue de se développer dans ce pays. La censure et la criminalisation de la parole invitent les gens à passer plus de temps à essayer de faire taire les opinions opposées qu’à y répondre dans le cadre d’une société libre et ouverte.

Jonathan Turley