Paysages de campagne : “la France vote” — Extrait de la rubrique “de defensa”, Volume 22 n°14 du 10 avril 2007

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 1970

Paysages de campagne : “la France vote”

Pour célébrer dignement les élections présidentielles en France, événement certainement d’une importance extrême, nous mettons en ligne, dans un premier temps, une partie importante de notre chronique de defensa, extrait de notre Lettre d’Analyse de defensa & eurostratégie (dd&e), Volume 22 n°14 du 10 avril 2007.

Nos lecteurs retrouveront des références implicites et dans l’esprit de la chose à des textes publiés sur le site dedefensa.org. Mentionnons notamment nos Faits & Commentaires du 20 marsLe “corps électoral” français est-il nietzschéen?»), du 1er avrilNeelie Kroes, agente électorale de Sarko avec le soutien du FT») et du 3 avrilDe la globalisation à la nation, France la scandaleuse»).

La France vote

Méthode nietzschéenne

Retour sur le philosophe qui n'en fut pas un mais qui philosopha à grands coups de marteau

D'abord, proposons comme un exergue qui guidera notre appréciation de la situation du monde de notre civilisation au travers de la situation française générale, et cette appréciation servant en retour de fanal d'éclairage pour comprendre la situation française spécifique, — cette phrase évidemment superbe de Chateaubriand (Mémoires d'outre-tombe), écrite en 1839, caractérisant la situation de sa chute du ministère des affaires étrangères au milieu des années 1820. La phrase est ”évidemment superbe” parce qu'elle a le style de l'homme, aussi parce qu'elle reflète la profondeur de son immense désespoir de la condition humaine: «L'homme sage et inconsolé de ce siècle sans conviction ne rencontre son misérable repos que dans l'athéisme politique.»

Une seule chose doit, à notre sens, changer dans cette phrase, parce que les temps ont changé. Le désespoir est aujourd'hui bien plus grand et plus justifié que du temps de Chateaubriand, notre siècle bien plus sans conviction, — ô combien! — et par conséquent les âmes bien nées ont dépassé l'accablement et la mort (rédemptrice, certes) qui s'ensuit pour la révolte et la résistance hors de tout cadre imposé. Ainsi la mort prochaine, si elle est rédemptrice, n'a même plus besoin d'être préparée par l'amertume du “misérable repos”, — l'expression que nous voulons changer. Nous sommes bien au-delà du “misérable repos” parce que nous n'avons pas vraiment connu la profondeur de la déception de Chateaubriand dans les circonstances de son temps, parce que notre temps ne nous a jamais permis d'entretenir la moindre espérance qui pût être déçue au bout du compte.

Nous ne sommes pas menacés du nihilisme, comme l'était Chateaubriand. Nous vivons en plein nihilisme, nous sommes nés alors qu'il s'était déjà établi sur le monde, nous avons vécu à son ombre, nous avons subi et déjoué ses tromperies, — nous l'observons aujourd'hui, tel qu'il est, sans masque, sans remords, la panse secouée du rire énorme et jouisseur du néant satisfait de lui-même. Par conséquent, cette expression fondamentale, “l'athéisme politique”, est, par contre, fondamentalement d'actualité. Elle est absolument notre affaire et rend compte du caractère visionnaire de Chateaubriand. Face au nihilisme installé et qui ne prend même plus la peine de mettre un masque, face au nihilisme dévorant la civilisation comme un incendie grondant, s'impose la méthode du contre-feu. C'est là que s'impose la méthode nietzschéenne.

On rappelle ici notre interprétation de Nietzsche (voir notre Analyse, Volume 16, n°01 du 10 septembre 2000, disponible sur ce site). Nous jugions que l'originalité du philosophe allemand, par ailleurs évidente dans la forme autant que dans l'esprit, se trouvait dans le fait tout aussi évident qu'il n'est pas un philosophe. C'est un exercice courant que de vouloir redéfinir Nietzsche. Le nôtre nous conduit à voir en lui un psychologue et un médecin dont la création, dans le contexte où elle est faite, lui donne une position de démolisseur (la “philosophie au marteau”), de critique radical et fondamental. C'est sa méthode que nous voulons utiliser comme clef d'interprétation des événements que nous avons commencés à identifier.

Nietzsche, l'homme de notre temps — puisque, s'il est un génie, c'est un “génie de la critique”

«Le problème, c'est que Nietzsche affirme plus qu'il ne démontre», écrivait en 1999 Roger-Pol Droit, d'une plume désolée qu'on comprend bien parce que l'intellectuel français moderniste ne trouve sa vertu que dans la raison instituée sacrée et morale universelle, comme l'est un système, donc il ne trouve la vertu dans ce cas que dans la nécessité de la démonstration. Nietzsche avait bien compris que la seule histoire qui vaille est l'histoire prophétique (l'histoire d'affirmation prophétique) et que l'histoire scientifique n'est que le faux-nez permettant aux idéologies de s'affirmer en récrivant le passé, en affirmant la vertu d'objectivité dont elles sont si friandes. (Voir nos deux rubriques Analyse, des 10 et 25 mars, diponibles sur ce site.)

Il y a aussi ces jugements de l'ami de Nietzsche, Franz Overbeck, qui ne manquait pas de dire que Nietzsche était moins seul qu'il ne se complaisait à dire, mais qu'il recherchait la solitude. D'une part, dit Overbeck: «Si l'on regarde en arrière ou si l'on considère les choses sous un angle historique, aucune des pensées qui sont apparues chez Nietzsche n'est totalement nouvelle ni inédite»; d'autre part: «Nietzsche était un génie mais son génie résidait dans son talent de critique.»

Ainsi avons-nous l'homme qu'il nous faut, dans ces temps troublés. Un homme qui se défiait de la raison érigée en système et, bientôt, justifiant le système («Descartes descendu dans la rue» ou “Descartes plus le fordisme”, comme écrivaient Arnaud Dandieu et Robert Aron en 1931, décrivant l'américanisme, c'est-à-dire le modernisme), — Nietzsche, un homme qui voyait la raison comme un outil pour décrire la folie du monde, et non pas comme une sanctification déguisant la folie du monde en système satisfaisant. Donc, pas d'idées nouvelles, — tout a été dit, et depuis longtemps; mais le verbe acerbe et destructeur, pour mettre en accusation et ridiculiser les effets terribles de l'équation humaine de la vanité ajoutée au conformisme, avec ce qu'il faut de “servilité volontaire”.

Il n'y a plus de Nietzsche aujourd'hui, du moins dans les institutions du système où seulement on peut acquérir une position semblable à la sienne. (Nietzsche, comme Chateaubriand cité plus haut, était d'un temps où le système ne l'était pas encore tout à fait, où la bataille faisait rage pour savoir qui l'emporterait, où un critique du système, — un “antimoderne”, comme sont Nietzsche et Chateaubriand, — tenait encore sa place. Aujourd'hui, cela n'est plus possible.) Il n'y a plus de Nietzsche mais son inspiration et sa nécessité subsistent.

D'où cette proposition que nous faisons, que nous avons déjà faite à plusieurs occasions (lors du référendum du 29 mai 2005, pour interpréter le “non” français, où nous faisions appel à cet autre grand “antimoderne” qu'est Joseph de Maistre), d'interpréter les mouvements collectifs dont les acteurs sont inconscients d'eux-mêmes, comme des “mouvements conscients” et identifiables. Il importe alors de prendre une approche collective du phénomène pour pouvoir l'identifier. Nous sommes alors justifiés de voir dans l'étrange comportement de l'électorat français, — à la fois majoritairement intéressé par la campagne électorale et majoritairement d'un mépris complet pour les acteurs de cette campagne — un comportement absolument nietzschéen. C'est l'art de la critique porté à son sommet complètement destructeur et déstructurant, la critique “à coups de marteau”.

Du bon usage du nihilisme

Contre l'incendie, le contre feu, contre le nihilisme moderniste le nihilisme nietzschéen...

Que se passe-t-il en France? La dégénérescence du fait politique est vertigineuse. Certes, elle ne l'est pas plus que dans les autres contrées de la soi-disant civilisation mais elle est plus tonitruante, plus visible, plus dégradante pour ceux qui prétendraient conserver une marque de dignité et une certaine hauteur de vue. Elle est plus gênante, donc plus voyante, pour ceux qui prétendent faire preuve d'intelligence ou affirment ne pas abdiquer leur intelligence, — et Dieu a gâté la France à cet égard, jusqu'à se faire s'interroger les Allemands (Dieu est-il français? de Sieburg.)

Le besoin d'intelligence du Français, qui n'épargne pas l'homme politique, conduit ce même homme politique à vouloir figurer, malgré tout, avec les nuances de l'intelligence. Il n'est pas d'un cynisme masochiste comme les politiciens britanniques qui peuvent toujours lancer un «Right or Wrong...» qui rassure tout le monde; ou d'un cynisme de robot vertueux comme les politiciens américanistes égrenant leur catéchisme vertueux sans s'attarder une seconde sur son fondement. Il n'a pas la balourdise naïve de l'homme politique allemand qui s'est découvert démocrate ou la jubilation désespérée de l'homme politique italien qui a parfois du mal à supporter sa propre corruption. Non, l'homme politique français pense et s'inquiète à la fois. Mais il fait aussi partie intégrante du système et la corruption psychologique qu'impose ce système est aussi forte chez lui que chez ses collègues de la civilisation occidentale. Sa décadence en est d'autant plus éclatante.

En un sens, les 65%-65% signalés plus haut de l'électorat français devraient se retrouver sans doute chez les hommes politiques français, si l'on posait les bonnes questions, les yeux dans les yeux. Eux aussi doivent faire voisiner un intérêt extrême pour la campagne électorale et un mépris extrême pour les agitations des divers candidats, dont chacun d'eux-mêmes dans ses moments de lucidité dénonce la médiocrité. Il y a dans cette contradiction quelque chose d'extrêmement français, fatalisme et lucidité mêlés.

D'une certaine façon, cette attitude du monde politique français, même si elle paraît complètement contradictoire avec lui-même et en apparence avec ses intérêts, nourrit la perception des Français. Les Français méprisent complètement les candidats mais ils les écoutent en même temps décrire, par bribes, d'une façon collective et sans cohésion certes, d'une façon déstructurée au travers de leurs critiques des uns et des autres, l'état pathétique et épouvantable du système politicien qui règne aujourd'hui.

Notre hypothèse est qu'il y a, dans l'électorat français pris comme nous l'avons suggéré comme une entité collective, une réelle capacité de jugement collectif qui lui est fournie par les opportunités de la campagne. (Nous parlons de 2007. On pourrait déjà faire la même hypothèse pour 2002, avec la présence de Le Pen au deuxième tour comme manipulation suprême, ou, comme nous l'avons fait, pour le référendum de mai 2005.) Dans le sens de cette hypothèse, les variations statistiques, les changements de l'opinion collective, la perception qu'on a d'un comportement presque “pervers” comme dit Lichfield>D>, d'un comportement presque manipulateur, s'inscrivent dans cette interprétation d'un corps électoral agissant au nom d'une unicité de perception et de jugement.

Contre-feu pour aller contre l'incendie: la recette du nihilisme nietzschéen marche toujours

Dans ce cas, l'hypothèse nietzschéenne est complètement acceptable. Il s'agit, pour retrouver la définition qu'on donne de Nietzsche, d'apprécier le nihilisme du philosophe allemand comme un contre-feu qu'il opposa au nihilisme moderniste dont il appréhendait superbement à la fois la perversion et la puissance mécaniste et systémique. Comme nous l'avons déjà signalé, un Nietzsche dans la position du Nietzsche de la fin du XIXème siècle n'est plus possible. Le système, qui s'est mis au service de l'individu en proclamant l'individualisme, l'a fait naturellement pour mieux anéantir tout ce qu'il peut y avoir de subversif pour le système dans l'individu. Émasculation complète et, en fait de Nietzsche, un BHL ou un Eli Wiesel fera l'affaire. Reste donc le corps collectif.

Les sondages que nous citons, et qui sont perçus avec une extrême puissance par le système dont on connaît l'inquiétude permanente (son absence de légitimité, l'imposture qu'il est ontologiquement nourrissent cette inquiétude), — ces sondages sont donc la parole du corps électoral. Ils agissent effectivement comme un frein puissant, un avertissement constant, une menace permanente, dans le domaine de prédilection de la sensibilité de l'homme politique: le vote des électeurs.

Que disent ces sondages? Rien, justement. Ils ne disent rien de constructif, ils ne réclament pas, ils ne revendiquent pas, ils ne contestent même pas. Ils méprisent, ricanent et haussent les épaules, — ou bien, ils disent: “Bravo l'artiste!”, sans en dire plus, — ce qui est l'humiliation suprême pour l'homme politique français qui “pense et s'inquiète à la fois”. Bref, le corps électoral, la voix collective, montre le plus complet nihilisme, et il le fait si à propos qu'on dirait qu'il le fait à dessein, — Si non è vero, è ben trovato.

Contre-feu contre le feu, nihilisme contre le nihilisme... Contre ce qu'il sent être devenu chez les hommes politiques ce nihilisme complet de la corruption psychologique imposée par le système, le corps électoral répond par son propre nihilisme. C'est la menace suprême. On sait bien que rien ne fait plus peur aux hommes politiques du système que l'abstention ou le vote blanc. (Les Belges, pionniers dans le dépistage des risques que court le système, ont instauré à la fin du XIXème siècle le vote obligatoire. Il est bien plus difficile d'y couper qu'il n'était difficile, in illo tempore, pour un jeune appelé français disposant des bonnes relations familiales, de couper au service militaire devant le conseil de révision). L'abstentionnisme sous forme d'un mépris conscient du système est bien plus dangereux pour le système que tous les épouvantails fascistes qu'on nous agite périodiquement depuis un gros demi-siècle.

Comme le Français reste un animal civique et qu'il n'est pas question qu'il transforme en réalité d'un vote inexistant les évocations de la possibilité d'une vague d'abstentionnisme, comme une vague d'abstentionnisme perdrait de son crédit par sa réalité même, parce que la réalité est interprétable et manipulable à souhait, et qu'on écarterait vite le diagnostic dangereux pour le système, le corps électoral a appris à jouer avec les instruments de prédilection du système: la réalité virtualiste de la communication et de la statistique. Nous y sommes, avec l'interprétation que nous avons développée.

Nietzsche est toujours parmi nous.

L'électorat a parlé. Le plus étonnant est qu'il a peut-être été entendu.

Une campagne pathétique

Ainsi la campagne électorale française fut-elle à la fois sans intérêt et proche d'être tragique...

La campagne électorale française a joué son rôle, tout comme avait joué son rôle, en avril-mai 2005, la campagne référendaire. La France s'est refermée sur elle-même pour débattre de son propre destin, avec des artifices habiles, parmi lesquels l'intervention nietzschéenne du corps électoral est la plus remarquable. Ce faisant et parce que, comme c'est bien connu, la France est universelle, la campagne a exprimé mezzo voce la grande crise du monde. L'effacement et la “banalisation” (comme disent les journalistes) du cas Le Pen sont le signe le plus évident de la chose. (Nous ne parlons pas ici en termes de prévision car peu nous importe la boule de cristal, et nous n'avons aucune idée du résultat de Le Pen. Nous parlons de la virtualité qui nous est imposée comme réalité. Dans cette virtualité, et pour quelque raison que ce soit, Le Pen a vu son rôle complètement modifié.) On mesure aujourd'hui l'outrance extraordinaire et l'enfermement de la réflexion politique française dans une “narrative” absolument fabriquée qu'a constituée, pendant un quart de siècle, l'épopée de la menace-Le Pen. Quoi qu'il en soit, elle n'est plus de saison et la saison est grave.

Cette campagne inconsistante et sans divertissement, qui a résonné d'incantations plus ou moins passionnées pour la France à l'heure où les nations n'existent plus (voyez plus loin la crise de nerfs berlinoise de la Néerlandaise Neelie Kroes), a donc marqué la gravité des temps extérieurs. Elle a mesuré, pour ceux qui ont l'oreille fine, que la France se réveille de son sommeil fantasmatique pour écouter le son grave du tocsin de la grande crise du monde. On dira: il était temps; on rétorquera: pour l'heure, la France est la seule nation à sentir au fond d'elle-même la profondeur de cette crise. Qu'elle ne l'explique pas, qu'elle la comprenne mal, qu'elle l'interprète dans tous les sens et parfois de façon saugrenue n'importe pas ici. Ce qui compte est la perception de la chose.

Pour cette raison, cette campagne fut pathétique, en mélangeant la cocasserie, le conformisme, l'inconsistance, la mise en scène, — et, d'autre part, un sens sourd mais profond de la tragédie. Une sorte d'unité nationale s'est faite, qui n'a aucune réalité politique, qui n'a aucunement valeur de programme ni de cohésion, mais qui marque la profonde angoisse qui touche aujourd'hui la civilisation.

C'est parfait car ce qui pouvait être fait a été fait. Rien n'est résolu et nous voyons d'ailleurs bien mal comment quelque chose de fondamental pourrait être résolu avec un événement qui reste dans les rets du système. Les gens sérieux et qui réfléchissent fronceront les sourcils à la lecture de ces constats en forme d'incantation, — mais qui relèvent en vérité de la conviction. Laissons les gens sérieux parler de croissance et de la menace du terrorisme, — c'est leur domaine. Ce sont des historiens scientifiques, qui mesurent la tragédie du monde au nombre de références disponibles. L'historien prophétique, lui, doit être capable de humer le sens tragique qui a soutenu discrètement mais si fortement ces étranges agitations convenues et sans but bien défini.

Viol communautaire

La Commissaire s'affole

Sarko a-t-il réussi un coup de maître: engager comme agents électoraux le Financial Times et la Commissaire à la concurrence Neelie Kroes?

Avec tous ces TGV, Thalys et Eurostar qui s'entrecroisent, Lille c'est la porte à côté — de Bruxelles et, même, de Londres. Le Financial Times a donc minutieusement couvert le discours de Sarkozy, le 28 mars au soir, à Lille. Il en est sorti sonné, ses pires craintes confirmées: le gentil petit néo-libéral français transformé en vilain ogre-nain néo-protectionniste, dirigiste, chantant les louanges, — de qui? «Mr Sarkozy said General Charles de Gaulle had developed French nuclear industry because he had a strategic vision for his country rather than because the market demanded it.» Pêle-mêle, le FT identifia en Sarko-de-Lille un néo-protectionniste, un adepte de la politique industrielle, de la préférence communautaire. L'horreur économique. Le quotidien “rose saumon” ne manqua pas, fort à propos, de rappeler qu'au temps où il était ministre de l'Economie, en 2004, Sarko avait volé au secours d'Alstom, empêchant les lois du marché de jouer (absorption par Siemens) pour imposer un mariage franco-français conservant à la France son “champion économique” en technologie ferroviaire.

Le FT est la Bible de la Commission européenne. Lorsque les abonnements des fonctionnaires arrivent, le week-end où la distribution doit attendre le début de semaine, on peut voir des piles du quotidien londonien traîner dans la salle des pas perdus du Berlaymont. Le pactole du FT, en abonnements à la Commission, est sans aucun doute un miracle économique. C'est aussi un bon moyen de diffusion du catéchisme libéral et d'alignement des pensées. «La seule source extérieure que consultent les fonctionnaires de la Commission, c'est le Financial Times, nous confie une source. Le reste de leur lecture, ce sont des wagons de notes et d'analyses internes qu'ils reçoivent chaque jour.» Cela fait que madame la Commissaire à la Concurence, la Hollandaise Neelie Kroes, est une lectrice acharnée du FT.

Rien d'étonnant. On la surnomme la “Thatcher hollandaise”. Elle est couverte de lauriers, de diplômes, de doctorats divers, d'anciens postes ministériels, d'Awards variés, — et, pour terminer, cinq années comme luxueuse consultante de quelques grands groupes qualifiés, dans sa biographie officielle (on appréciera les parenthèses) d'“(inter)-nationaux”. C'est logique puisqu'on trouve parmi eux Lockheed Martin, constructeur du F-16 et du JSF. La chose (la position de consultante de Kroes) occasionna quelques interrogations à son sujet lors de sa prise de fonction.

Tout cela renforce l'idée que Neelie Kroes est une lectrice régulière du FT, ce qu'elle ne cache absolument pas, ce qu'elle proclame au contraire lorsqu'il s'agit pour elle de convaincre le public qu'il est temps de sonner l'alarme. Ainsi, le 29 mars au matin, à Berlin où elle se trouvait, lecture faite et découverte horrifiée de la trahison de Sarko-de-Lille, cette déclaration de la Commissaire lors d'une conférence de presse, rapportée scrupuleusement et sur le ton neutre qui importe (dans ses éditions du 30 mars) par le quotidien cité lui-même: «The European Union’s competition commissioner on Friday expressed her “shock” at the protectionist rhetoric of Nicolas Sarkozy... [...] “I was really shocked when I read the Financial Times this morning...”»

Le penchant des dirigeants des institutions européennes sans légitimité d'intervenir dans les affaires d'autrui au nom de leur idéologie

Qu'est-ce qui a tant choqué la Commissaire à la compétition? Voyons cela: «...I was really shocked when I read the Financial Times this morning that one of the candidates was pleading for more national champions and more protectionist action. [...]. It is outdated to talk about national champions. It is outdated to talk about protectionism.» On ne peut rêver intervention plus caricaturale. Si les Français avaient été plus attentifs, ils tenaient là une seconde “affaire Boelkenstein”. Passons.

Dans tous les cas, l'incident remet à jour et renforce une réalité qui ne cesse de s'affirmer, qui est l'affrontement grandissant entre les autorités institutionnelles européennes, et particulièrement la Commission, et les États-membres. La caractéristique de ces “autorités” est qu'elles ont justement fort peu d'autorité réelle alors qu'elles jugent disposer de pouvoirs importants. Il en résulte que, pour justifier ces pouvoirs affirmés, elles appuient leur autorité inexistante dans la réalité sur une affirmation idéologique grandissante.

L'intervention de Kroes contre Sarkozy est significative à cet égard. Il s'agit d'un rappel à l'ordre extrêmement violent par rapport aux coutumes des rapports entre l'institution qu'elle représente et la nation, l'État-membre à l'intérieur duquel évolue Sarkozy. Ce “rappel à l'ordre” est évidemment sans conséquence (il a même été ignoré, s'il a seulement été entendu) et ne fait qu'illustrer l'exacerbation des divergences entre les deux conceptions, — celle des institutions européennes et celle des États-membres. Il est évidemment maladroit parce qu'il ne fait qu'accroître la tension entre les deux “partenaires” jusqu'à faire d'eux, de plus en plus, des adversaires. Il met en évidence les différences de conception et même l'accroissement de ces différences. Il met en évidence la question de la souveraineté des États-membres, en la mettant en cause du point de vue des institutions européennes, alors que l'essentiel du débat politique des élections présidentielles se fait en France autour du thème de la réaffirmation de l'identité nationale, donc de la souveraineté nationale. (Le seul désaccord dans ce débat est dans la façon dont les uns et les autres voient cette réaffirmation. Sur le fond de la question de la réaffirmation, l'accord est évidemment complet.)

Peu importe, l'intervention de Neelie Kroes a l'avantage de la mise au net par le biais d'une affirmation polémique. Elle mesure la distance considérable qui existe désormais entre les positions, les conceptions, les évolutions même, entre ces deux mondes différents, — celui des institutions européennes d'une part, celui des États-membres d'autre part. Nous irions même jusqu'à avancer que le peu d'échos rencontrés par l'intervention de Kroes mesure cette différence qui confine désormais à l'indifférence de l'un pour l'autre. Ce qui aurait fait problème et polémique lors de la campagne référendaire de 2005 n'en fait plus aujourd'hui. D'une certaine façon, nous dirions que le débat implicite poursuivi lors de cette campagne a été tranché par le “non” (quelles que soient les positions des uns et des autres chez les Français). La question de la souveraineté nationale en France (de l'identité) n'est plus de l'ordre du “pourquoi?” mais de l'ordre du “comment?”: comment la réaffirmer, étant entendu qu'elle doit l'être et qu'elle le sera, — si nécessaire contre l'attitude idéologique des soi-disant autorités des institutions intégrées.

Sarko-de-Lille

La transformation du candidat de la majorité est un des événements de la campagne

Il reste l'essentiel, qui est le fond du débat sur l'évolution de la campagne présidentielle en France, bien illustré par cette séquence du discours de Sarkozy, de la réaction du Financial Times et de celle de la Commissaire européenne à la concurrence à partir de la lecture du journal britannique. (On ne répétera jamais assez combien cette occurrence est importante pour situer la couleur et les arcanes de la question débattue: que tout cela soit passé par la lecture quotidienne du FT par la Commissaire européenne.)

La coloration nationale de la campagne est le grand fait, le fait essentiel. Même une organisation comme la Quatrième internationale trotskiste (site WSWS.org) s'en émeut, en mettant en cause, le 2 avril, le candidat du PT, organisation dissidente de la Quatrième Internationale depuis 1971: «[la rhétorique nationaliste] n’est pas seulement le cas de partis conservateurs et d’extrême droite comme l’UMP de Nicolas Sarkozy et le Front national (FN) de Jean-Marie Le Pen ou encore du Parti socialiste dont la candidate Ségolène Royal préconise que chaque Français ait chez lui un drapeau tricolore et termine ses meetings électoraux en chantant la Marseillaise. A l’extrême gauche aussi il y a un parti, le Parti des travailleurs (PT) qui mène une campagne dont le contenu et le langage ont très nettement pour objectif la défense de l’Etat français et de la “souveraineté nationale”.»

Dans ce contexte, l'évolution de Sarkozy n'est pas une surprise. C'est un événement significatif, par sa forme et par ses perspectives, et aussi parce que, bien sûr, ce candidat reste le favori de l'élection. C'est un événement fondamental par la façon dont il rend compte de l'évolution de la campagne, du climat de cette campagne, de son incurvation extraordinaire et subreptice à partir du projet d'une campagne pour la réforme de la France en vue de son adaptation à la globalisation à une campagne générale, quasiment consensuelle de l'extrême-droite à l'extrême-gauche, d'affirmation de l'identité et de la souveraineté françaises face à la globalisation.

Pour Sarkozy, on sait que l'évolution vient de loin (à peu près de son discours de Nîmes de mai 2006) et l'on sait qu'elle est accompagnée, ou commentée par les doutes les plus divers. L'explication de la démagogie, de la promesse de campagne va de soi, surtout en France où la suspicion critique, le scepticisme à l'égard des hommes politiques sont une quasi-façon d'être de l'esprit public; surtout en France aujourd'hui, où l'on voit que la méfiance et le mépris du public devenu “corps électoral” nietzschéen à l'encontre de ces mêmes hommes politiques ont atteint l'intensité qu'on a décrite. La même suspicion à l'encontre de Sarkozy se retrouve à l'encontre de tel ou tel candidat, mais elle est nécessairement plus forte pour ce candidat qui fut d'abord identifié au courant néo-libéral, à un pro-américanisme actif et de circonstance (“Sarko l'Américain”), à une dialectique moderniste et globalisante et ainsi de suite.

Dans ces constats et ces observations, nous nous débattons dans les clichés et les lieux communs à tous égards. Il est difficile de proposer par simple logique, sur ces seuls éléments, une appréciation nette. Que répondre à celui qui observe que Sarkozy a pris un tournant nationaliste, interventionniste et protectionniste? Que répondre à celui qui vous dit qu'il ne s'agit que de pure démagogie, que tout cela ne durera que ce que durent les promesses électorales?

La conversion de Sarkozy ne peut s'apprécier qu'en fonction d'éléments psychologiques: le caractère de l'homme et la psychologie nationale

Puisqu'il faut bien se prononcer pour n'en pas rester à ce constat des deux possibilités antagonistes, puisque par ailleurs nous affirmons l'importance fondamentale de cette campagne française, il importe d'apprécier d'autres éléments qui détermineront le comportement de ce que serait un président Sarkozy. (Le même constat vaudrait, à notre sens, pour une présidente Royal ou un président Bayrou, mais à un rythme différent. Le phénomène sera plus rapide avec Sarko dans la mesure où le candidat doit s'affirmer plus vite, parce que des ambiguïtés gênantes s'attachent à lui.) Ces éléments sont deux, et de l'ordre du psychologique.

• Il y a le caractère de l'homme. Sarkozy n'est pas un homme d'une conviction puissante ni d'une pensée ample. C'est un homme fait de dynamisme et de volonté. Son penchant est d'exercer ce dynamisme et cette volonté sur une matière déjà existante (une orientation politique) plus que de créer une nouvelle matière où d'autres (son gouvernement) exerceraient dynamisme et volonté. S'il est président, il sera plutôt “président-Premier ministre”. (Peu importe. La fonction se chargera de le transformer à mesure. Son prédécesseur, auquel une haine féroce le lie plus qu'on ne croit, termine ses mandats en président impopulaire mais sage et avisé sur les grands problèmes du monde, alors qu'il avait commencé également comme “président-Premier ministre”, à la pensée courte et à la volonté et au dynamisme dévastateurs. Chirac, ce grand dynamique, fut toujours d'une pensée politique nulle; il termine pourtant en grand sage national investi d'une vision gaullienne. On ne résiste pas à ce rôle. S'il est élu, Sarkozy y succombera.)

• La psychologie nationale. On a vu abondamment le crédit qu'on lui accorde. Elle ne s'est jamais affirmée aussi fortement, malgré l'apparence de désordre et d'incertitude. Elle est totalement la matrice de l'incurvation imposée à la campagne, vers l'affirmation de l'identité nationale. C'est une affirmation offensive, impérative, qui a décidé de défier la soi-disant nécessité de s'adapter à une globalisation qui, à l'image de son mentor US, est partout en crise. La psychologie nationale répond: plus que jamais l'affirmation nationale, face à un modèle collectif mondial qui s'avère chaque jour plus catastrophique et plus nihiliste. Que répondre à de telles évidences, sinon accepter un poste de professeur dans une prestigieuse université US comme font en général les intellectuels français du domaine? (Par domaine, nous entendons: la critique systématique de la nation.)

Jamais les hommes politiques n'ont été d'une aussi faible carrure intellectuelle pour une énergie aussi grande, tant politique que dialectique. Sarko est le “modèle-turbo” de cette sorte. On le voit mal résister à la tentation de la dialectique puissante, structurée, à la fois extrêmement populaire et extrêmement substantielle de l'affirmation nationale et identitaire, avec une évolution “à la Chirac” à la clef, dans une situation du monde qui le permet beaucoup plus (la globalisation triomphait lorsque Chirac fut élu en 1995, elle est en crise profonde aujourd'hui). Cela fera merveille dans les conseils européens (on s'en est déjà aperçu lorsque, ministre, il y participait: “encore un libéral à la française” soupiraient de désespoir les fonctionnaires européens).

Comme Talleyrand en 1814

Précision nécessaire: une campagne identitaire et nullement une campagne nationaliste...

La disparition de Le Pen en tant que phénomène spécifique n'est-elle pas causée par le fait que tout le monde fait du LePen, chacun à sa façon? Cette question provocatrice ne l'est que si l'on s'attache aux domaines secondaires qui ont nourri la polémique du fantasme Le Pen pendant un quart de siècle. Elle est plus intéressante si l'on s'attache à la marque principale de Le Pen d'avoir été le leader de ce qu'on nomme “la droite nationale”, — autrement dit, les nationalistes. L'analogie provocatrice s'arrête là.

Le propos n'a pas été, pendant la campagne, celui du nationalisme. Nous ne sommes pas revenus à l'affirmation de Péguy à Maurras. Nous irions même jusqu'à avancer l'idée que la campagne a montré que le nationalisme, en tant qu'inspiration d'une politique qui serait du type “la France seule”, est une version dépassée d'un courant qui connaît désormais une renaissance extraordinaire en France. Au contraire, le courant s'est débarrassé de l'oripeau nationaliste, qui ne se justifiait que dans une Europe secouée de grands conflits armés successifs, pour prendre l'habit flamboyant de l'affirmation identitaire, qui se nourrit à la source claire du souverainisme rénové avec l'épisode de Gaulle. Cette affirmation nationale est la clef de la bataille. Elle s'imposera en Europe, au coeur de l'Europe, et les autres dossiers suivront dans le même esprit.

En un sens, la France est dans la position de l'expression la plus complète du génie de Talleyrand. C'est lorsqu'il vient, à Vienne, en 1814, pour le Congrès; lorsque, en sa personne, la France vaincue par la coalition militaire des princes européenne, comme elle l'est aujourd'hui par la coalition libérale des commissaires européens, s'installe au coeur du Congrès et dit à tous, comme le proclama le prince de Bénévent au tzar Alexandre autant qu'à Metternich: en Europe, rien ne se fait sans la France et, d'une façon ou l'autre, selon l'inspiration de la France. (Comment veut-on qu'un Sarkozy résiste à la tentation de cette sorte de discours, ajoutant pour solde de tous comptes, et selon l'interprétation de notre-Bible, le FT: «Professing France’s “profound, sincere and indestructible” friendship for the US, Mr Sarkozy said Europe must nonetheless be in a position to act independently of Washington and never be under “submission”.»?)

La campagne présidentielle française s'est faite au son des trois couleurs du drapeau, ce qui est un exercice remarquable d'originalité, nullement pour affirmer la puissance nationaliste mais l'évidence identitaire. C'est une France impuissante, son nationalisme guerrier vaincu, qui s'affiche et l'emporte à Vienne en 1814. Sa force n'est pas sa puissance dispersée mais l'évidence de son identité de nation, et de la Grande Nation encore plus que de cette nation-là. Elle porte le principe de l'identité nationale et non pas le nationalisme français. La campagne présidentielle française, dans son brouhaha, son désordre et sa démagogie, ses sondages et les manoeuvres nietzschéennes du corps électoral, se fait donc au nom des principes; et, disons, au nom d'un principe essentiellement. Même les “droitdel'hommistes”, les partisans de la politique humanitaire et globalisée, les partisans de “la fin de l'Histoire” et des talk-shows internationaux, même ceux-là se sont inclinés. Puisque l'identité nationale est le dernier sujet à la mode dont tout le monde parle dans les salons, ils signent des deux mains.

2007, c'est 1995 avec les événements extérieurs à fronts renversés, mais aussi la marque d'une continuité historique — car nous sommes passés de la naissance à la maturité de la grande crise

Nous avons déjà rappelé l'élection 1995. Il y a des analogies antagonistes avec 2007 qui sont troublantes, mais qui sont surtout révélatrices. En 1995, le courant souverainiste et identitaire sortait d'une défaite (le référendum de Maastricht) qui semblait par ailleurs inévitable tant la globalisation triomphait (Amérique de Clinton triomphante et dévastation de la Russie d'Eltsine) et la marche vers l'Europe intégrée semblait irrésistible. Cette fois, en 2007, la globalisation est en crise, comme l'Amérique elle-même et au contraire de la Russie de Poutine qui retrouve sa puissance. Malgré toutes les Merkel du monde et le “service minimum” pro-européen des divers candidats, la France vient de régler son compte à l'Europe intégrée avec le “non” du référendum de mai 2005.

En 1995, Chirac avait pris, pour l'emporter à contre-emploi (contre un Balladur libéral soutenu par Sarko, — comme ça se trouve!), une posture socialo-populiste (dénonciation de la “fracture sociale”) qui fut bien vite abandonnée (nomination de Juppé comme Premier ministre). La manoeuvre électoraliste s'était heurtée à l'esprit du temps, celui du triomphe des thèses libérales effectivement, avec une Amérique qui était un modèle. Cette fois, la posture nationale et identitaire, avec des interprétations différentes, a été imposée aux différents candidats qui partaient pourtant en récitant le credo conformiste (libéralisme, Europe, etc.). Elle n'est plus à contre-courant ou, au mieux, pionnière, mais complètement, comme on dirait, “dans le sens de l'Histoire”. De ce point de vue, comme 1995 prolongeait en le confirmant le référendum sur Maastricht, 2007 prolonge en le confirmant le référendum de mai 2005.

A ce stade de l'analyse, il nous apparaît que l'identité et le programme du futur élu n'ont qu'une importance assez secondaire. Les courants qui se manifestent aujourd'hui (crise de la globalisation et de l'Amérique, réaffirmation nationale et identitaire) sont si puissants que les classes politiques ne peuvent que suivre ou disparaître. Sans aucune analogie de situation idéologique ou de jugement sur les événements et les hommes, nous sommes dans une dynamique politique qui est ainsi décrite par Joseph de Maistre, à propos de la Révolution française: «On a remarqué, avec grande raison, que la révolution française mène les hommes plus que les hommes la mènent. Cette observation est de la plus grande justesse... [...] Les scélérats mêmes qui paraissent conduire la révolution, n’y entrent que comme de simples instruments; et dès qu’ils ont la prétention de la dominer, ils tombent ignoblement.»

Sans nécessairement qualifier nos braves candidats de “scélérats”, le fait est que le moindre signe de résistance à cette pression collective pour l'affirmation identitaire les balaierait instantanément du débat électoral. Quant à singulariser la France à cet égard, comme s'emploient à le faire les officines journalistiques anglo-saxonnes et la très chère et coûteuse Neelie Kroes, il n'est que de considérer les législations protectionnistes en cours d'élaboration au Congrès US, les plus de 80% de soutien des Russes à Poutine, l'état de l'anti-américanisme des opinions publiques de par le vaste monde et ainsi de suite...

Ouverture à la française

Derrière l'apparence d'un débat intérieur, la réalité d'une mesure de la crise du monde

La conclusion de cette chronique va de soi, pour répéter un fait qui apparaît fondamental une fois qu'il a été réalisé. Le débat électoral en France n'est pas fermé, il n'est pas franco-français, il n'est pas neurasthénique. Il exprime au contraire d'une façon extrêmement puissante la seule grande crise de notre temps, parce que c'est la crise fondamentale de notre civilisation: l'attaque prédatrice et automatique contre l'identité (c'est-à-dire contre l'“être”, contre l'existence identifiée) et la puissante réaction qui se développe. Une fois de plus, la France parvient à exprimer, au travers de ses propres tourments, de ses propres contradictions, de ses propres déchirements par rapport à l'évolution de l'époque, l'essentiel de la crise générale qui secoue notre civilisation.

On comprend alors qu'il n'y a là, dans cette analyse qui fait une place importante à l'instinct français, aucun optimisme d'appréciation, comme on nous en fait parfois le reproche. L'analyse que nous faisons n'est certainement pas optimiste à son terme. Au contraire, le développement de cette réaction nous promet des affrontements tragiques et la mise en cause de notre civilisation (un peu comme, au niveau technique, la crise climatique est aussi la mise en cause de notre civilisation).

Il n'est nullement assuré non plus que les avatars et les diverses convulsions de la campagne présidentielle française se concrétiseront par une politique qui prendra en compte toutes les causes de désordre qui ont été identifiées. Il n'est pas sûr, bien loin de là, que naîtra une qualité politique nouvelle; au contraire, la médiocrité déjà décrite a toutes les chances de se perpétuer dans la “nouvelle génération” de dirigeants. Par contre, cette même scène de la campagne présidentielle nous fait penser que les principes fondamentaux de la grande politique française ne seront pas touchés, parce que leur permanence et leur nécessité en sortiront évidemment renforcées.

Mais le plus remarquable est sans doute la modernité dont fait preuve la France dans ce débat, même si c'est une modernité paradoxale, du type “antimoderne”. On sent que les divers débats, les diverses polémiques, même les plus excessives et les plus banales, ont le tronc commun de la question de l'identité, qui est le centre grondant de la crise de civilisation. A contrario, et comme dans une démonstration paradoxale, il est particulièrement remarquable de trouver réunis dans une critique de cette caractéristique nationale du débat français, aux côtés des trotskistes déjà cités, les représentants de grands groupes industriels français. Les uns et les autres s'appuient, fondamentalement, sur des arguments idéologiques qui avaient une certaine vigueur au XXème siècle. Un François Pinault dénonce la «culture sociale marxiste» régnant en France, tandis que les trotskistes dénoncent la «dérive nationaliste» et «petite bourgeoise», — et les deux accusations se marient parfaitement dans une obsolescence commune. Disons qu'elles auraient eu leur raison d'être dans les années 1950. D'un côté, il y a évidemment le souci que les canons de la doctrine, — fût-elle libérale ou trotskiste, — soient respectés et rencontrés. De l'autre, il y a une prise en compte de la réalité du monde. C'est un choix à faire.