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21 mai 2004 — Que pense l’Europe ? Rien, bien sûr. L’Europe prise en tant que telle est en état d’atonie générale. C’est peu de dire qu’elle n’ose pas penser, — c’est mieux de dire qu’elle ne veut pas penser. En un mot, l’Europe attend l’élection de John Kerry, comme le remarque justement Thomas Oliphant. L’illusion européenne à propos de John Kerry est également abyssale et participe de cette démarche générale du refus de penser. L’Europe institutionnelle est égale à elle-même dans ces temps de grand péril. Elle refuse absolument d’envisager qu’il puisse se passer quelque chose d’inhabituel à Washington.
Cette situation fait que les seuls quartiers de l’Europe où l’on “pense” génèrent une pensée par défaut, par accident, etc. Pour autant, ces circonstances accidentelles n’en sont pas moins marquées par un grand caractère d’ironie puisqu’on en arrive, de cette façon, à rencontrer les positions anti-américaines que l’Europe officielle entend écarter comme la peste. C’est notamment et particulièrement le cas dans les pays les plus pro-américains, — cas du Royaume-Uni, bien entendu, après celui de l’Allemagne.
C’est le chancelier Schröder, avec ses gros sabots électoraux, qui amorce brusquement un virage anti-américain en réactivant la rhétorique pacifiste et en attaquant sans vergogne le secrétaire à la défense Rumsfeld, ou bien encore en affirmant tout haut ce que tout le monde pense tout bas et espère fermement, à savoir qu’il n’est pas question d’impliquer l’OTAN en Irak.
Dans ce cas de Schröder, nous sommes évidemment en plein électoralisme. Cela n’a en soi aucune signification mais conduit par contre à ce constat tout à fait exceptionnel : le fait qu’aujourd’hui, dans l’Europe en désordre, l’électoralisme passe par une attaque, une critique, une mise en cause, etc, des États-Unis d’Amérique.
C’est également le désordre britannique, qui atteint des proportions épiques. Comme on l’a vu, on parvient tout de même, et même d’une façon particulièrement révélatrice, à débattre du vrai problème. Le désordre, en effet, permet au problème central, jusqu’alors soigneusement écarté, d’apparaître en plein jour.
La situation britannique acquiert un piquant inhabituel lorsque le chef du parti conservateur Michael Howard, par ailleurs président du jusqu’alors très orthodoxe (on veut dire : très pro-US) Atlantic Partnership, en vient à reprocher à Tony Blair de trop s’aligner sur Washington. Goûtez donc ce fruit étonnant d’un printemps extraordinaire où Margaret Thatcher est offerte en exemple d’esprit indépendant par rapport aux amis américains, et que cela ne soit pas faux ! (« In his article, Mr Howard recalls that Margaret Thatcher sometimes aired her differences with Ronald Reagan in public despite their special relationship. He cites her criticism when the US invaded Grenada, a Commonwealth country, and when President Reagan offered to scrap US nuclear weapons within 10 years at a failed summit with the Soviet General Secretary, Mikhail Gorbachev, in Reykjavik in 1986. »)
C’est encore et pour poursuivre, toujours en Grande-Bretagne, le débat surréaliste venu au jour à cause de cette intervention du leader conservateur. On apprend d’abord que les Américains sont furieux du manque de soutien conservateur aux travaillistes, fureur qui va jusqu’à provoquer cette réaction de Michael Howard (« I am not going to be told by Americans what I will and will not do. ») alors que d’autres gracieusetés du même genre sont imprimées (dans The Spectator encore : « The White House hates Michael [Howard] »). Étrange situation qui amène Robin Cook, le travailliste de gauche qui ne cache pas son intention de tenter d’organiser une alternative pro-européenne au gouvernement de Tony Blair, à écrire que « Howard may be an opportunist, but there is an opportunity to exploit ». Robin Cook constate que l’intervention de Michael Howard a l’avantage d’encore plus isoler le gouvernement de Tony Blair dans sa complète et totale allégeance aux USA.
Tout cela nous rappelle que l’un des principaux arguments des partisans de la puissance américaine a toujours été sa capacité à imposer l’ordre partout où elle se manifeste. Aucune situation diplomatique dans le monde qui ne requiert, pense-t-on, la présence apaisante des États-Unis. Partout, en Irak, au Moyen-Orient, en Europe, c’est la démonstration inverse qui est en train d’être faite, avec une régularité de métronome et la puissance d’un bulldozer.