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11 septembre 2002 — La grande nouvelle pour les observateurs “techniques” de la préparation de la guerre contre l'Irak, c'est le rapport (le “Dossier”, en français dans le texte) que l'IISS consacre aux capacités en Armes de Destruction Massive (ADM) de l'Irak, qui vient d'être rendu public. Plus précisément, il est surtout question d'armes nucléaires, qui est le thème central du sujet : Saddam a-t-il, va-t-il avoir la bombe<>?
La présentation de ce dossier a, en général, été très emphatique. Des radios ou des JT qui ne parlent qu'épisodiquement des questions liées à la guerre contre la terreur et la crise irakienne, ont annoncé que ce « prestigieux institut » avait mis en évidence des signes d'une conduite inquiétante de Saddam. Certains parlèrent de la capacité irakienne de produire des armes nucléaires « en quelques mois ».
Que dit l'IISS ? L'Institut de Londres (International Institute of Strategic Studies) a publié un résumé de son dossier sur la question. Pour ce qui concerne les armes nucléaires, autour desquelles manifestement ce dossier est centré, voici les conclusions :
« Our net assessment of the current situation is that:
• Iraq does not possess facilities to produce fissile material in sufficient amounts for nuclear weapons.
• It would require several years and extensive foreign assistance to build such fissile material production facilities.
• It could, however, assemble nuclear weapons within months if fissile material from foreign sources were obtained.
• It could divert domestic civil-use radioisotopes or seek to obtain foreign material for a crude radiological device. »
De ces divers points, on doit convenir qu'aller à la conclusion que l'Irak pourrait avoir des armes nucléaires « dans quelques mois » est aller au pire cas du scénario le plus pessimiste parmi plusieurs scénarios possibles et le présenter comme un cas tellement probable que c'est déjà presque fait. Ce pire cas du scénario le plus pessimiste est évidemment que l'Irak « could, however, assemble nuclear weapons within months if fissile material from foreign sources were obtained. » Cela revient à dire que si un ou des pays étrangers ayant des capacités importantes dans ce domaine aidaient l'Irak à faire rapidement une arme nucléaire, l'Irak disposerait rapidement d'une arme nucléaire. On pourrait ajouter à cette affirmation cauchemardesque qui est aussi un enfoncement de porte ouverte, une autre possibilité que semble avoir ignoré l'IISS, après tout : si, demain, un de ces groupes mafieux russes dont on nous rebat les oreilles depuis dix ans du fait qu'ils pourraient avoir dérobé des armes nucléaires de l'ex-URSS, vendait ou même livrait gracieusement (sorte de cadeau) une ou plusieurs de ces armes à l'Irak, — eh bien, l'Irak aurait des armes de destruction massive dans l'instant même.
Nous n'avons rien contre cette sorte de lapalissade, qui fait partie de tout rapport bien fait, qui doit signaler toutes les possibilités, même les plus évidentes ; mais l'élever au rang de nouvelle sensationnelle conduit à éveiller les soupçons sur la manière dont est présentée l'information. La remarque vaut d'autant plus que ce que nous signalions plus haut pour les radios et les TV, dont il est déplacé d'attendre autres chose que le sensationnalisme suspect en matière d'information, se retrouve dans d'autres cas, plus préoccupants parce plus sérieux de réputation. Ainsi du Times de Londres dans un article publié le 9 septembre.
• Le titre présentant le dossier de l'IISS dit, avec une imprécision compréhensible mais qui peut paraître suspecte si on a l'esprit un peu enquêteur : « Saddam could soon build nuclear weapons, report says ». Qu'est-ce donc que ce « soon »-là ? Est-ce « several years », ou est-ce « within months » ? Quitte à allonger un peu le titre, et malgré ce que cela coûte à un bon journaliste de faire un peu plus long, on aurait aimé avoir cette précision. (Chacun sait que nombre de lecteurs s'arrêtent au titre de l'article pour connaître de l'information que prétend donner un organe de presse dans cet article.)
• Le Times commence son article par un paragraphe qui nous dit : « Saddam Hussein could build a nuclear weapon “in a matter of months” if he managed to buy or steal raw materials from outside Iraq, defence analysts warned today. » C'est un peu plus précis mais à peine. Le lecteur qui a passé l'obstacle du titre en voulant en savoir plus et s'attache à ce seul premier paragraphe (réflexe également courant, les journalistes ayant l'habitude, et le lecteur le sachant, de donner l'information la plus importante d'un texte, voire la seule importante, dans le premier paragraphe), — ce lecteur-là sera toujours dans l'état d'esprit de conclure éventuellement que Saddam aura des armes nucléaires opérationnelles dans un laps de temps mesuré par l'expression « “in a matter of months” ».
• Suivent deux autres paragraphes concernant les capacités de Saddam dans d'autres domaines des armes de destruction massive. Puis on revient à la question du nucléaire, avec ces précisions fondamentales qui charpentent tout le rapport de l'IISS mais sont placées bien assez loin du titre et du premier paragraphe pour laisser subsister l'erreur de jugement initial chez les esprits pas assez curieux ou pressés :
« But the International Institute for Strategic Studies (IISS) report says that even with extensive foreign assistance, it would take Iraq “at least several years” to produce fissile material to build a nuclear weapon.
» The report said: “Baghdad retains a strong interest in developing nuclear weapons, but it seems unlikely that Iraq has produced, or is close to producing, nuclear weapons from indigenously produced nuclear material.” »
On comprend que la question que nous débattons ici n'est pas de savoir si Saddam a ou n'a pas, peut ou ne peut avoir des armes nucléaires ; comment il peut en avoir et en combien de temps, et ainsi de suite. Le rapport de l'IISS dit par ailleurs ce qui semble être une appréciation assez générale aujourd'hui en fonction de ce que nous connaissons, à savoir que, dans des circonstances normales, sans intervention décisive d'un pays tiers (livraison de matière fissile et aide importante), nous sommes à « several years » de la situation où l'Irak disposerait éventuellement d'armes nucléaires. La question concerne ici la façon dont est présentée la nouvelle du rapport de l'IISS.
Certains présentateurs de l'IISS , interviewés publiquement, se sont montrés extrêmement durs dans leurs commentaires, laissant entendre de façon très claire qu'une action contre l'Irak serait justifiée alors qu'ils présentaient un rapport qui disait, dans tous les cas pour le thème choisi, qu'elle ne l'était pas vraiment, et, finalement, sans réel souci de cela. Nombre de journalistes présentant l'information l'ont fait dans le même esprit, allant un peu plus loin en manipulant “techniquement” la présentation de l'information. (“Techniquement”, — on veut dire, selon la technique journalistique qui est moins une manipulation idéologique qu'une manipulation professionnelle : la recherche de l'“effet”, ce qu'on nomme effectivement le sensationnalisme, en déplaçant les pièces structurantes de l'information selon cette recherche.) Pour ces journalistes, le cas Saddam ne peut être qu'un cas conforme à la pensée générale qui est développée et qui est marquée par le respect d'un conformisme total, et qui est dans ce cas que notre univers de pensée a conclu depuis longtemps qu'une action exemplaire est nécessaire (exemplaire pourquoi ? A quel propos ? Questions sans intérêt), et que cette action exemplaire doit se faire contre Saddam. Ce qui nous importe ici est cette espèce de “détermination conformiste” du propos dès lors que des domaines très précis sont abordés. (Que certains en profitent pour manipuler cette détermination conformiste à leur profit ou ce qu'il croit être leur profit, c'est probable, mais cette vulgaire manipulation n'est pas ce qui nous importe. De même, rien ne dit pour autant que Saddam ne mérite pas d'être attaqué, mais pas pour la cause examinée ici et selon la logique suivie, puisque l'une et l'autre sont effectivement insuffisantes et/ou inappropriées.)
Le cas Saddam représente un exemple d'une évaluation politique et militaire, suivie ou non d'une action, totalement dépendante désormais d'un mécanisme psychologique qui échappe à notre propre contrôle, qui conduit à cette “détermination conformiste” dont nous parlons, qui est comme une sorte de réflexe pavlovien, mais de type occidental et accordé aux “valeurs” occidentales. Le cas du rapport IISS et de la présentation qui en est faite, avec les manipulations “techniques” qu'on a vues, en sont l'illustration et un bon exemple. En un sens, nous faisons ceci : dans un axe de réflexion donnée, nous examinons le “cas Saddam” pour ce qui concerne le nucléaire et la conclusion nous dit que ce cas est insuffisant pour justifier l'attaque ; dans un autre axe de réflexion, cloisonné du précédent mais pourtant dit parallèlement comme s'il y avait un rapport direct de cause à effet, nous disons aussitôt que voilà bien la preuve qu'une attaque est justifiée.
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