Un commentaire est associé à cet article. Vous pouvez le consulter et réagir à votre tour.
151320 septembre 2012 – Il y a un certain temps que nous n’avons plus parlé du JSF ; tout va mal, merci... Le programme fondamental de l’avenir du Pentagone poursuit effectivement son chemin catastrophique, mais selon une voie tout à fait inhabituelle qui montre que nous nous trouvons dans un monde très différent. Le JSF est quelque chose qui est très inhabituel.
En une semaine, par diverses voix et dans le cadre de processus différents, le Pentagone a montré qu’il se trouvait littéralement à bout de nerfs par rapport à ce programme et, précisément, par rapport à son constructeur, Lockheed-Martin (LM). Les critiques concernent des points particuliers d’ordre technique, certes, mais aussi une appréciation générale, une perception du Pentagone selon laquelle ce programme semble devenir une chose impossible à réaliser. Les déclarations montrent une sorte d’affirmation implicite assez étrange, comme si le Pentagone semblait estimer de plus en plus que LM vit sur une planète différente, et qu’il y a d’abord un gigantesque problème de communication et de compréhension.
• Le 11 septembre 2011 (dans Aviation Week & Space Technology), une “revue” de l’état du programme par les principaux officiels du Pentagone concernés, débouchait sur un constat d’insatisfaction, à la fois sur la façon don les essais sont conduits (par LM) et à la fois sur un nouveau problème spécifique, celui du casque du pilote du JSF qui intègre un ensemble considérable de technologies de contrôle de l’avion lors des missions qu’il aura à conduire. (Comme sur un scooter, on ne peut pas piloter et contrôler fondamentalement le JSF “sans son casque” hyper-sophistiqué.) Le compte-rendu rendait compte effectivement d’attitudes générales qui sont de l’ordre de la psychologie, au-delà et au-dessus des seuls problèmes techniques spécifiques. Quelques lignes citées suffisent à rendre compte de cette atmosphère…
«Senior Pentagon officials voiced frustration about the pace of Lockheed Martin Corp’s development of the $396 billion F-35 Joint Strike Fighter program at a high-level review on Friday, according to several sources familiar with the program. Officials did not approve a comprehensive plan for operational testing of the F-35 program as had been expected.
»The Pentagon’s Defense Acquisition Board huddled for more than four hours on Friday evening in a meeting described by one participant as “very painful” given ongoing challenges facing the high-tech F-35 helmet that is integral to the craft’s weapons systems, and other aspects of the huge program…»
• Une autre intervention a fait grand bruit, celle du général de l’USAF Christopher Bogdan au séminaire annuel de l’Air Force Association (AFA), le 17 septembre. (Bogdan est le nouveau chef désigné du JSF Program Office [JPO], qui supervise le programme pour le Pentagone. Il doit prochainement succéder à l’amiral Venlet, qui dirige le JPO depuis avril 2010.) Divers comptes-rendus en rendent compte, celui d’Aviation Week à nouveau, le 17 septembre 2012, celui de AOL Defense, le 17 septembre 2012 également, celui de Russia Today le 19 septembre 2012. La phrase qui a dominé l’intervention de Bogdan, reprise par tous les comptes-rendus, concerne les relations entre le Pentagone et le constructeur Lockheed-Martin dans le cadre du programme JSF, – relations qualifiées de “pires que j’ai jamais connues” entre le Pentagone et un de ses contractants. C’est Amy Butler, de Aviation Week, qui caractérise le mieux l’esprit de l’intervention de Bogdan, qui est extrêmement marquée par l’humeur, une sorte de sensation d’impuissance, encore plus que des points techniques précis…
«The incoming director of the F-35 program says that a poor relationship between the Joint Program Office, customers and prime contractor Lockheed Martin is the biggest threat to the success of the stealthy, single-engine fighter. “It is the worst I have ever seen” in a career of managing complex Pentagon programs, including the contentious KC-46A downselect between Boeing and EADS last year, says U.S. Air Force Maj. Gen. Christopher Bogdan. The notoriously forthright general officer spoke Sept. 17 at the Air Force Assn. conference outside Washington, in a small room overflowing with onlookers.
»Bogdan says he plans to break down the barriers among the partners immediately upon taking over the program office. For the time being he is the deputy until the Senate approves his nomination for the leadership position. “We have got to shed our baggage,” he says of program staffers who are unwilling to move forward more productively.
• Dans un autre texte, le jour suivant, le 18 septembre 2012, la même Amy Butler met à nouveau le doigt sur l’esprit de cette sorte de crise de nerfs des dirigeants du programme JSF au Pentagone, qui semble désormais plus qu’un épisode paroxystique mais un état général durable de dépression profonde entrecoupé effectivement d’épisodes échevelés. Bien que le texte soit complètement centré sur la question technique du casque du pilote, il se termine par des citations de Bogdan particulièrement significatives… Il y est fait mention de la “panique” de Bogdan devant la perspective de la chronologie de développement (encodage) du programme informatique de l’avion, – opération qui devrait atteindre son rythme maximum dans deux ans et qui est déjà perçue comme gigantesque sinon apocalyptique (le volume d’encodage du JSF est estimé à autour de trois fois celui du F-22, – et l’on connaît les problèmes insolubles du F-22 à cet égard, – au point que le JSF est désormais décrit par des officiels comme “un ordinateur volant”). D’autre part, il y a une appréciation assez énigmatique : “Nous faisons des progrès… Je ne suis pas sûr que nous créions les bons progrès” (les phrases, en anglais, soulignées de gras par nous, nous paraissent extrêmement significatives, quoi qu’en ait voulu l’orateur).
«Bogdan says that some features may not be ready for that 2015 date, but emphasizes that the helmet must be able to perform at night, in weather and allow for weapons operations for the Marine Corps to declare IOC.
»Though he sees some “glimmers of hope” that production processes are improving, Bogdan notes that F-35 software is up to four months behind schedule. “There is an awful lot of software on this program. It scares the heck out of me,” Bogdan says. The flight test program is ahead of schedule in terms of planned flights and test points, he says. “From my perspective with the test programs. We are making progress… . I’m not sure we are creating the right progress,” Bogdan says.»
Lorsque l’amiral Venlet était arrivé à la tête du JSF Program Office, en avril 2010, on considérait qu’une période nouvelle commençait dans les relations entre le Pentagone et LM dans le programme JSF. Venlet se tint coi pendant des mois, au contraire de ses prédécesseurs qui avaient constamment mené une campagne de relations publiques fondée sur un virtualisme total, et diverses narrative flatteuses pour le JSF, s’enchaînant les unes après les autres et sans aucune considération pour la réalité. Le 29 janvier 2011, nous rendions compte de l’intention de l’amiral Venlet de lancer une offensive fondamentale pour forcer à modifier le comportement de Lockheed-Martin, pour que LM maîtrise enfin son programme. C’était, par ailleurs, le constat, déjà apparent en août 2010, que les relations entre le Pentagone et LM étaient devenues, par anticipation du mot du général Bogdan, “les pires que j’ai jamais connues”…
«Dans le Très Grand Désordre qu’est devenu le programme JSF, cette évolution souterraine mais fondamentale qui est en train d’émerger et de s’imposer constitue un facteur d’une très grande importance, sans doute un tournant dans le destin du programme JSF. En août 2009 encore, la “complicité” JPO-LM était manifeste, suivant en cela, d’ailleurs, les illusions qu’entretenait le secrétaire à la défense Gates à propos du programme JSF. Un an plus tard, en août 2010, on pouvait sentir qu’un froid polaire était en train de s’installer entre les deux “partenaires”, cela encore en parallèle avec l’évolution de l’attitude de Robert Gates. Le changement de climat semble se confirmer et s’institutionnaliser, essentiellement à la suite des décisions successives du secrétaire à la défense qui repousse le JSF d’au moins deux à trois années, dans le meilleur des cas (pas de problèmes techniques, pas de surcoûts, etc.), et repousse d’autant les bénéfices que Lockheed Martin attend du programme sur la vente de l’avion.»
L’annonce qui avait été faite de l’arrivée en avril 2010 de Venlet à la tête du JPO, et notamment en fonction de sa personnalité, avait été tonitruante. Pendant neuf mois, le silence de Venlet semblait indiquer que l’amiral “faisait le ménage”, nettoyait les écuries d’Augias bureaucratiques qu’avait été pendant plus de dix ans un JPO complètement complice de LM dans l’édification d’une réalisé faussaire, complètement acquise à la philosophie du virtualisme, – laquelle englobait également le F-22, et avec les résultats qu’on a vus depuis. (Voir notamment le 24 février 2004, le 5 février 2009, le 21 février 2009.) En janvier 2011, Venlet semblait donc prêt à affronter le monstre, à “chevaucher le tigre” (le tigre-LM et/ou le tigre-JSF) et à le dompter. La présentation que faisait alors la même Butler de l’amiral Venlet, portrait unanimement partagé par les commentateurs, était celle d’un homme solide, compétent, ennemi des compromissions et des arrangements virtualistes de relations publiques, impitoyable dans ses relations avec ses “partenaires” ou ses “adversaires” : «[Venlet’s] task will be challenging; but as a noted MiG killer, he is well equipped to navigate what is ahead. He must serve as both a tough government customer – protecting the U.S. interest in this behemoth of a program at a time of growing national debt and increased financial scrutiny – but must also instill confidence in the public (including eight international partners) that this program is worth the expenditure.»
Vingt mois plus tard, la bête semble toujours aussi indomptée, au point qu’on pourrait le croire indomptable… Venlet s’en va, sans avoir démérité, sans que personne n’émette un mot de réserve et encore moins de critique, et son successeur s’écrie que les choses sont pires que jamais. Mais le ton a changé ; il est tonitruant, furieux, annonçant que les choses, elles aussi et une fois encore, vont changer ; d’autre part, il y a des mots indiquant qu’à côté de cette fureur se sont installées l’angoisse, voire la panique, témoignant d’un état de dépression profonde. La “Bête”, le Pentagone que le secrétaire à la défense Cohen baptisait en 1998 du surnom de Moby Dick, semblerait avoir trouvé “Bête” plus monstrueuse que lui…
Ces mots (du général Bogdan) raisonnent étrangement et relèvent effectivement à la fois de la psychiatrie, d’un psychologie terriblement perturbée, et d’une sorte de schizophrénie qu’on qualifierait d’objective, comme si l’on ne savait plus, face à une “réalité” de plus en plus insaisissable, quel est le vrai monde, et même si cela existe encore, le “vrai monde” : «It scares the heck out of me […] We are making progress… . I’m not sure we are creating the right progress.» Qu’est-ce qu’un “bon progrès” ou un “progrès juste”, cela semblant indiquer qu’il y a de “faux progrès” ou des “progrès mauvais” ? Par nature, un “progrès” est une amélioration, quelque chose de “meilleur”, – ou bien non, et alors le général-philosophe serait-il en train de nous faire le procès de la modernité, et du système du technologisme qui est un des piliers de l’entité (le Système) qui substantive la modernité ?
Bien, nous avons toujours pensé que “le JSF, c’est bien plus que le JSF” ; bien plus qu’un programme d’avion de combat, bien plus même que “le plus grand programme d’avion de combat de tous les temps”. Le JSF est une “chose en soi”, quelque chose de spécifique, avec sa substance spécifique, voire son essence, qui est alors une essence faussaire, trompeuse. La taille colossale du programme, son manichéisme inhérent (le seul avion de combat pour l’avenir du Pentagone, c’est “lui ou rien”), son hyper-technologisme impliquant une constante restructuration empêchant l’achèvement de ce “système de systèmes” qu’il est en réalité, son histoire même qui le désignait dès 1995-1996 comme l’accomplissement pour au moins un siècle de la quintessence de l’aéronautique de combat selon les règles de l’“hyperpuissance” d’alors (les USA au sommet de leur ivresse), tout désignait le JSF comme quelque chose de différent. Les promesses ont été tenues. Le JSF ne ressemble à rien de ce qui a précédé, il est à lui seul tout l’avenir de la force de combat aérienne des USA (et du bloc BAO, sauf l’un ou l’autre larron en souvenir de ce que fut la France [le Rafale, certes]) ; le JSF est à lui seul l’avenir de l’industrie aérospatiale dans ce qu’elle a de plus avancée en tant que fer de lance du système du technologisme, du Système tout court, de la modernité. Ainsi sommes-nous édifiés sur l’état du “technologisme, du Système tout court, de la modernité”.
Mais dire que “le JSF, c’est bien plus que le JSF” et qu’il est “chose en soi”, cela va beaucoup plus loin. Et le constat est confirmé par ce que nous disent la fureur et le désarroi à la fois de Bogdan, sapiens étoilé au service du Système et croyant du Système, et découvrant que son idole lui a joué un bien étrange tour. Le programme JSF est devenu effectivement quelque chose de vivant en ce sens qu’il est totalement incontrôlable, animé de sa propre logique, de son propre objectif.
Le paradoxe de la situation actuelle est que les essais se poursuivent à un bon rythme, que la production continue, que les JSF (ou F-35 pour faire plus sérieux et nous rassurer) s’empilent sur les divers pistes de diverses bases et qu’ils volent. Bref, le programme “progresse” mais il s’avère étrangement que ce n’est pas le “bon programme”, le “progrès juste”, ou bien le “progrès gentil” si vous voulez. Tout marche et, pourtant, rien ne marche, et le général Bogdan reste paniqué, est de plus en plus paniqué, et même il panique comme un fou (“It scares the heck out of me”) à la pensée des “progrès” qui vont être faits effectivement… Lorsque le général Bogdan dit «We are making progress… . I’m not sure we are creating the right progress», ne nous dit-il pas (inconsciemment, certes, il ne faut pas lui en demander trop) que le programme JSF fait les “progrès” qu’il veut faire, lui, selon sa propre logique de chose autonome ? Et comme le JSF est nécessairement enfant du système du technologisme et donc du Système tout court, les “progrès” de sa propre logique qui est la logique du Système sont nécessairement les produits d’une logique de l’autodestruction, selon la dynamique d’autodestruction… S’il y pense, Bogdan, effectivement, “It scares the heck out of me”.
Et il n’est pas question de tuer la “Bête”. Il y a deux ou trois ans, quand nous étions encore optimiste, on pouvait envisager d’abandonner le programme, ce qui était la seule solution pour sauver les quelques meubles “progressistes” encore en place. (On pouvait envisager des versions avancées des chasseurs actuellement en service, – un F-16 block-60 encore un peu améliorée, un F-15 SE, pour Silent Eagle, proposée dans sa version “furtive”, qui feraient bien l’affaire pour remplacer le JSF.) Mais cette option semble de plus en plus improbable à mesure que le Pentagone s’enfonce de plus en plus dans la nasse qu’est le JSF, sort des paquets de $milliards de ses poches percées, continue à produire du JSF improbable et dont nul ne sait que faire, se trouve de plus en plus prisonnier de l’image de “progrès” que véhicule le JSF et qui sied nécessairement aux USA, etc. L’emprisonnement ne cesse de progresser, et le JSF de prendre dans ses rets le Pentagone lui-même.
La fureur des gens du Pentagone contre Lockheed-Martin est à la fois comique, injuste et pathétique, – car “qui t’a fait roi” ? Depuis bientôt vingt ans dans cette affaire, – comme dans bien d’autres mais celle-là est l’ultime chose, – le Pentagone a été complice, formateur, éducateur de LM dans l’art de la dissimulation, du montage virtualiste, d’ailleurs avec un LM excellent élève
Ainsi le JSF “progresse”-t-il, c’est-à-dire qu’il poursuit sa chute en pleine cadence de production, avec le “progrès” produisant de l’autodestruction, exactement comme le suggère la loi thermodynamique de production maximale d’entropie (MEP ou MaxEP : Maximum Entropy Production). La question est de savoir jusqu’où il va entraîner le Pentagone, et Lockheed-Martin, dans cette descente aux enfers, qui se fait effectivement à la cadence maximale, selon les vastes plans de production du JSF. On reconnaît là les schémas de la logique de l’effondrement de l’Amérique et de la dynamique d’autodestruction du Système. La psychologie en crise des serviteurs du Système, une psychologie complètement terrorisée et qui s’enfonce dans la panique et dans la dépression devant l’évolution de ce qu’ils n’osent même plus croire qu’ils contrôlent, marquera pour nous la progression (encore du “progrès”) du processus.
Forum — Charger les commentaires