Perfect storm, ou “le Super”

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Perfect storm, ou “le Super”

18 mars 2011 — Aux USA, dans les années 1950-1953, un débat fit rage pour savoir si les USA allaient produire la “bombe H” (“bombe à hydrogène”, ou thermonucléaire, par différence avec la “bombe A” initiale, ou “bombe atomique”). Les adversaires de la “bombe H” n’avaient aucune chance, dans le climat de l’époque, déjà hystérique et belliciste, – mais cela n’est pas l’essentiel. Il se trouve que, dans le débat, et pour désigner le caractère de quasi puissance absolue réunie dans la spécificité presque unique de la nouvelle bombe, on lui donna le surnom de “Super” et elle devint “la Super” (the “Super”). Aujourd’hui, on pourrait reprendre ce surnom pour ce que nous nommions déjà, sur la suggestion d’Hillary Clinton, un “ouragan parfait” (“a perfect storm”), – et ce serait alors “le Super” (perfect storm), désignant effectivement l’unicité, l’exceptionnalité de la chose, qui a subi une transformation de substance en acquérant une essence nouvelle depuis le constat d’Hillary, et pour la différencier décisivement de ce constat. (Le 15 mars 2011, Arnaud de Borchgrave parlait, lui, d’un “Super Global Storm”. Effectivement, nous préférons l’expression “le Super”, justement pour ce caractère unique dont nous allons nous expliquer plus bas.)

“Le Super”, c’est d’abord cet empilement de crises à un rythme et à une vitesse phénoménale, des crises toutes en pleine activité explosive dont une seule aurait suffi, il y a disons quinze ans, à occuper toutes les relations internationales, cellules de crise, etc., le temps de sa durée. L’aspect remarquable du phénomène est qu’aucune de ces crises ne parvient à prendre la prééminence sur les autres ; selon les milieux que l’on consulte, telle crise ou telle autre est mise en évidence sans qu’aucune ne dissimule les autres. Faisons une nomenclature de rappel, qui ne prétend en aucun cas être exhaustive.

• Bien sûr, il y a la catastrophe japonaise. Inutile de s’étendre sur ses caractères, sa puissance, le potentiel explosif et dramatique qu’elle a déjà manifesté et qui peut encore s’aggraver d’une façon terrifiante. La crise nucléaire japonaise a définitivement pris le pas sur les causes naturelles qui l’ont déclenchée (tremblement de terre et tsunami), alors que le caractère catastrophique de ces causes formidables subsiste bien entendu sous forme de ses effets sur les infrastructures, une population, un environnement japonais ravagés par elles. Cette crise est marquée notamment, du point de vue de ses grandes lignes d’évaluation, par une formidable disparité de jugement sur sa gravité, entre le Japon et les principaux pays du bloc américaniste-occidentaliste, – le premier minimisant constamment la crise, les seconds la jugeant aussi grave au moins que Tchernobyl…

• La crise libyenne continue à prospérer, avec la poursuite des combats, la crainte d’une déroute des anti-Kadhafi, le vote de l’ONU et les appels à une intervention armée imminente (“No Fly Zone”) sous inspiration franco-britannique, la colère des Russes qui ne veulent pas entendre parler d’une telle intervention mais s’en tiennent à une abstention dans le vote du Conseil de Sécurité, les vitupérations de Kadhafi dans tous les sens, et de Kadhafi junior annonçant que la Libye a financé la campagne présidentielle de Sarkozy et que les preuves sont prêtes à être rendues publiques… Une atmosphère de folie, par conséquent, ponctuée par les accusations de démence sanguinaire contre Kadhafi, et le diagnostic de Kadhafi sur l’état mental de son ex-ami Sarkozy, – quoique non, toujours son ami, semble-t-il… Sur Libération le 15 mars 2011, d’après une interview de Kadhafi sur RTL en langue allemande : «C’est mon ami, mais je crois qu’il est devenu fou. Il souffre d’une maladie psychique. C’est ce que dit son entourage. Ses collaborateurs disent qu’il souffre d’une maladie psychique.»

• La crise Arabie-Bahreïn s’est installée également, avec les autres, sur le devant de la scène. Crise explosive, là aussi, avec les heurts sanglants au Bahreïn, la tension qui monte partout dans la région, avec tous les regards tournés vers l’Iran ; l’Iran, donc, qui rappelle son ambassadeur à Bahreïn et qui pourrait juger justifié de venir à l’aide, sous une forme ou l’autre, des communautés chiites contre lesquelles s’exercent la répression des pouvoirs sunnites au Bahreïn et, in fine ou de facto, en Arabie. (Au reste, on notera la connexion ironique, ou révélatrice, de cette crise avec la précédente : l’Arabie, qui envahit un pays indépendant, le Bahreïn, pour liquider l’opposition démocratique sans provoquer d’émotion particulière chez nos consciences appointées dans l’exercice de la bonne conscience, s’est offerte, à notre grande satisfaction occidentaliste, pour participer à la No Fly Zone destinée à sauver l’opposition démocratique libyenne menacée de liquidation par le lider maximo du coin qui n’a pas eu besoin d’envahir son propre pays pour ce faire, puisqu’il s'y trouve, jusqu'à il y a peu d'une façon légale pour ces mêmes consciences qui sont les nôtres.)

• Pour autant, ce qui se passe en Afghanistan, avec un prolongement pakistanais, constitue toujours une crise en pleine activité, qui attire l’attention de nombreux milieux US. Les sondages montrent que cette guerre n’a jamais été aussi impopulaire aux USA et la prise de position du gouverneur Barbour du Mississipi en faveur d’une réduction des forces US en Afghanistan et du budget US de la défense (voir Antiwar.com le 17 mars 2011), montre combien cette crise s’aggrave en accentuant le désarroi du parti républicain, traditionnellement meilleur soutien des guerres extérieures du Système. Barbour est un cacique du parti républicain, d’habitude pro-guerre, et sa prise de position renforce brusquement l’aile anti-guerre du parti, constituée jusqu’ici essentiellement de personnalités républicaines proches de Tea Party et de ses spécificités antiSystème dénoncées par ces mêmes caciques du parti.

• La situation intérieure des USA, avec la fronde populaire et antiSystème contre les projets budgétaires et sociaux de dirigeants républicains, essentiellement des gouverneurs proches de ce même Tea Party qui occupe une position contestataire et antiSystème dans le cas précédent, est désormais sur la voie de s’étendre, à partir du Wisconsin et de Madison (avec la manifestation du week-end, finalement de 185.000 personnes), à d’autres Etats de l’Union, de l’Indiana à l’Ohio, du Tennessee au Texas, où des manifestations ont lieu désormais. (Voir CommonDreals.org, ce 16 mars 2011.) Cette crise des USA ne s’apaise pas, au contraire elle s’élargit, malgré la “victoire” temporaire du gouverneur Walker du Wisconsin, et la “concurrence” des autres crises.

• La crise financière, en situation de veille active, est toujours aussi menaçante, avec une belle opportunité offerte par la crise japonaise de revenir à une phase active et catastrophique. Les spéculations abondent sur le biais qui réactiverait cette crise, comme celui du prix du pétrole qu’évoque Ambrose Evans-Pritchard dans le Daily Telegraph du 15 Mars 2011.

…Vraiment, il s’agit d’une liste non exhaustive, laissant le champ libre à d'autres constats. Il y a aussi les troubles au Yémen, en Côte d’Ivoire, l’Irak qui est toujours aussi incontrôlable, la crise budgétaire US, avec sa composante du budget du Pentagone (et notre ami le JSF) toujours aussi active, – tant d’autres. Tout cela se passe sur un fond de bouleversement sans précédent, où le pays aujourd’hui le plus influent et le plus important de l’OTAN est la Turquie ; où les pays du Golfe aussi bien que Kadhafi laissent entendre bruyamment qu’ils n’ont plus rien à faire ni à voir avec l’Occident, et qu’ils entendent désormais se tourner vers l’Asie, pour le commerce et le reste ; où les diplomates américanistes-occidentalistes, dans une réunion avec des délégués arabes, entendent les délégués syriens et algériens leur annoncer que leurs pays envoient des armes à Kadhafi parce que les révolutionnaires que Kadhafi combat sont noyautés par Al Qaïda ; et ainsi de suite, en vérité.

Ce que nous voulons mettre essentiellement en évidence, ce sont la confusion, le désarroi, l’impression de désordre confinant par instant à ce qui semblerait des perturbations de jugement suspectes quant à l’équilibre mental de ceux qui les émettent, qui caractérisent à peu près tous les acteurs, de quelque côté qu’ils soient. Il n’y a plus aucun sens, plus aucune position claire qu’on puisse choisir comme référence. Non seulement, toutes ces crises se poursuivent mais elles s’interpénètrent, s’influencent les unes les autres, pour brouiller le jugement et empêcher de suggérer une ligne de conduite claire, fût-elle la plus sommaire ou la plus absurde. Malgré les automatismes pavloviens de langage, liés à des “mots-matière” tels que “démocratie”, ces “mots solidifiés” qui enferment la pensée dans une sorte de corset, de bloc de ciment dont elle ne peut sortir, il n’y a plus “un côté” contre “l’autre côté” (heureuse époque que celle du “noir et blanc” de la présidence Bush, du type “vous êtes avec nous ou vous êtes contre nous”). Il y a un tourbillon où les positions varient et changent sans qu’on puisse comprendre la cause et le sens de ces mouvements, jusqu’à conclure évidemment que l’absence de sens est bien la caractéristique essentielle de la situation, sa paradoxale essence.

Rythme et dynamique de crise

Y a-t-il une explication à tout cela ? On se doute que nous avons une hypothèse à cet égard. Elle renvoie à ce jugement que nous avons déjà émis sur la condition de la réalisation de la crise, notamment dans un texte du 28 février 2011, avec cette proposition : «La véritable et plus grande bataille de cette crise centrale est sans aucun doute celle de la réalisation des responsabilités, donc celle de la mise en cause du Système. Quand les psychologies auront complètement assimilé et accepté cette responsabilité, la Chute du Système sera à son terme.» Il semble que nous soyons sur la bonne voie…

Ce qui caractérise la situation peut donc résumé en deux propositions :

• Toutes les crises conservent leur dynamique propre et leur propre rythme, malgré l’arrivée de nouvelles crises, et aucune ne s’efface vraiment dans la perception que nous en avons. Quelle que soit l’importance objective respective de ces crises, elles tendent toutes de plus en plus à acquérir une sorte d’égalité dans la perception que nous en avons. (Importance de la perception, certes.) Le sens (notamment idéologique, interprété selon les méthodes de la communication, sinon de la promotion publicitaire) le cède de façon de plus en plus radicale à la dynamique et au rythme ; dynamique et rythme semblent ainsi devenir communs à toutes ces crises, sans plus s’occuper du sens.

• Toutes les crises s’interpénètrent et s’influencent les unes les autres, mais bien entendu plus par leur rythme et par leur dynamique que par leur sens dont on voit qu’il se dilue de plus en plus dans l’obscurité de la confusion et du désarroi. Là aussi, on a la sensation d’une certaine égalité d’importance, également pour ce qui est de la perception qu’on en a, parce que ces crises exercent sur nous une influence et une attraction égales quels que soient l’importance et l’intérêt différents que nous leur accordons, parce que cet importance et cet intérêt dépendent de plus en plus du rythme et de la dynamique et non d’un sens de plus en plus incertain.

On en vient alors à l’hypothèse que ce qui se passe sous nos yeux ou dans notre perception pas nécessairement réalisée en tant que telle, par l’intermédiaire d’ensembles crisiques constitués d’abord en une structure crisique puis en chaînes crisiques, ce serait une sorte d’intégration de ces crises en un seul élément général qui est la crise générale du Système. Ainsi, ce qui nous importe ne serait plus du tout le contenu et le sens de chaque crise, mais essentiellement le rythme commun, la dynamique semblable de ces crises. Ce rythme et cette dynamique amenant une contraction du temps, qui a déjà surpris bien des acteurs et des témoins (voir l’amiral Mullen), n’appartiendraient pas à chaque crise en propre, mais représenteraient la manifestation générale de la crise centrale du Système à laquelle chaque crise désormais se réfère dans sa structure même.

Ainsi, ce que nous nommons “le Super” (perfect storm) ne serait rien de moins qu’une autre sorte de perfect storm, le perfect storm par définition puisqu’il s’agit de la crise générale du Système s’exprimant désormais d’une manière directe et non dissimulée dans tous les domaines possibles, par chaque crise de ces différents domaines. Dans ce cas, il n’y a qu’une crise possible, et c’est le seul perfect storm possible, – “le Super”, par conséquent. La crise est bien sûr la Grande Crise, ou la crise générale du Système ; mais on ne peut même plus la mesurer, l’étalonner, la quantifier en un sens paradoxal avec ses données soi-disant politiques qui sont devenues à cause de notre décadence les plus grossières et les plus trompeuses, qui ne se manifestent que par le volume de la communication qui les appuie. La Grande Crise, “la Super”, est seule de sa catégorie par définition, et se définit par sa valeur qualitative qui n’a plus rien à voir avec un sens devenu confusion et obscurité complètes jusqu’à la perversion du mot (“sens”) qu’il prétend signifier. Cette valeur se mesure dans le fait qu’elle développe une dynamique et un rythme qui ont leur vertu fondamentale dans le sens qu'ils sont habités d’une logique conduisant à mettre tous les composants du Système en cause. Il s’agit bien de «la réalisation des responsabilités» dont nous parlons dans la citation plus haut, ou, pour faire plus clair, la réalisation de la responsabilité suprême.

Nous arrivons au Moment métahistorique où l’infamie qu’est la modernité, ou bien plus justement et plus décisivement, ce que nous voyons comme “la source de tous les maux” avec le déchaînement de la matière qui s’est intitulé “modernité”, cette infamie est mise en pleine lumière en tant que telle, par le fait même de sa production absolue de désordre et de force négative. Cette mise en lumière d’une infamie nécessairement quantitative représente, par antinomie créatrice, une affirmation qualitative exceptionnelle, et c’est donc bien dans le rythme et la dynamique de la crise générale, déléguées à chaque crise spécifique et retrouvées dans chacune d’elle, qu’il faut distinguer la qualité exceptionnelle de ce Moment.