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51830 janvier 2005 — Il nous semble exceptionnel que paraissent, à quelques jours d’intervalle, dix jours après l’inauguration de Bush, dans deux publications américaines si différentes mais toutes deux de grand renom, aussi populaires et de larges diffusions, deux articles approfondis et dégagés des références conjoncturelles (Irak, terrorisme, etc) marqués du même pessimisme crépusculaire. Ce pessimisme concerne l’Amérique.
Les deux articles sont référencés ci-dessous. Nous caractérisons chacun d’eux avec une citation, chaque fois les dernières phrases de conclusion. Elles nous en donnent le ton, désabusé, crépusculaire, et nous laissent effectivement le goût et la perception de ce qui serait un jugement définitif au travers du constat désespéré que les Américains semblent incapables de réaliser ce qui leur arrive.
• Un article de Andrew Moravcsik dans Newsweek du 31 janvier 2005, sous le titre de “Dream On America”. Sa conclusion est la suivante :
« The failure of the American Dream has only been highlighted by the country's foreign-policy failures, not caused by them. The true danger is that Americans do not realize this, lost in the reveries of greatness, speechifying about liberty and freedom. »
• Un article de Tony Judt dans The New York Review of Books du 10 février, sous le titre de “Europe vs America”. Avec, comme conclusion :
« As things now stand, boundary-breaking and community-making is something that Europeans are doing better than anyone else. The United States, trapped once again in what Tocqueville called its “perpetual utterance of self-applause,” isn't even trying. »
Ces deux articles renforcent une tendance grandissante depuis l’élection de GW Bush. La tactique du Président a été d’écarter la question irakienne et, dans une certaine mesure, la question plus large de la guerre contre le terreur, au profit d’une ambition plus abstraite de “lutte contre la tyrannie”. Cette tendance est apparue clairement dans son discours d’inauguration du 20 janvier. On comprend la tactique, qui est d’écarter l’actualité, désastreuse pour GW, des événements irakiens et de l’échec de plus en plus évident de la guerre contre la terreur. La conséquence perverse (pour GW) est que cette “tactique” a des conséquences contraires qu’on qualifierait de “stratégique”. (Habituel travers américain, le travers américain par essence, à-la-Schlieffen: accumuler les victoires tactiques pour aboutir à la défaite stratégique.)
De plus en plus libérés des contraintes psychologiques redoutables de l’ensemble Irak-terreur (contraintes liées aux pressions patriotiques découlant de 9/11), les commentateurs en acquièrent une certaine objectivité, suffisante pour élargir leur vision de la situation générale. Ainsi apparaît la réalité de cette situation générale : la crise du terrorisme n’est pas la cause mais la conséquence de la crise américaine (transcription concrète et à notre cas de la remarque de Moravcsik : « The failure of the American Dream has only been highlighted by the country's foreign-policy failures, not caused by them. ») ; et cette crise américaine est bien l’épicentre de la crise générale.
Aujourd’hui, la réflexion aux USA va s’orienter vers l’analyse de la crise américaine, et c’est cette réflexion qui va caractériser le deuxième terme de GW Bush, — si celui-ci va à son terme. La caractéristique des deux textes cités est bien qu’ils contiennent une critique profonde, non pas d’une situation, non pas d’une politique, mais bien d’un concept qui, à lui seul, symbolise et justifie l’affirmation de supériorité universelle du système américaniste, donc cette sorte de “droit souverain” que s’arroge l’Amérique d’intervenir partout dans le monde et d’affirmer une supériorité sur le reste du monde. Les deux textes constatent l’échec de l’American Dream, par conséquent ils entament le procès en dé-légitimation de l’hégémonisme américaniste.
(Nous disons bien “hégémonisme” et non “hégémonie” pour faire la différence entre ce qui est affirmé comme une sorte de droit moral objectif, — celui de l’Amérique, modèle du monde, justifiée de dominer ce monde, — et ce qui est simplement constaté comme un fait historique contingent, — celui de la puissance américaine cherchant à dominer le monde par force et par influence; différence entre une justification objective et morale qui acquitte l’intéressé de toute responsabilité et une réalité subjective et historique qui place l’intéressé devant ses responsabilités.)
La question est bien de savoir si, effectivement, comme semblent l’annoncer ces deux textes parmi d’autres signes, l’effet de la drogue et de l’ivresse patriotique de l’attaque du 11 septembre et des fables sur la guerre contre la terreur qui ont suivi est passé. La réélection de GW fut peut-être l’événement cathartique pour cela. Dans ce cas, la crise morale et psychologique de l’Amérique arrive à son stade suprême, cathartique lui aussi. Les effets en seront terribles.
A côté de cela, que Tony Judt s’attarde sur la question de la valeur du modèle européen (UE), ce qui est après tout le vrai sujet de son article, nous paraît de moindre importance. Judt reconnaît les avantages du modèle UE mais il sait nuancer cette réalité de remarques tout aussi fondées sur sa faiblesse.
Tout cela est bel et bon. Ce n’est pas parce que l’Amérique va mal que l’Europe va bien, ni parce que l’Amérique n’est plus un modèle que l’Europe en est un. Ceux qui disent cela, en général pro-européens notoire mais partisan d’une bonne entente comme au bon vieux temps avec les USA, — “apeasment” oblige, — sont les mêmes qui jugent très dangereux de mettre Europe et USA en compétition. Que font-ils, eux-mêmes, sinon organiser une compétition des vanités pour savoir qui dispose de la formule sacrée du régime idéal pour l’homme démocratique?
Dans tous les cas, à retenir, ce constat de Judt sur la rupture USA-Europe :
« To a growing number of Europeans, however, it is America that is in trouble and the “American way of life” that cannot be sustained. The American pursuit of wealth, size, and abundance — as material surrogates for happiness — is aesthetically unpleasing and ecologically catastrophic. The American economy is built on sand (or, more precisely, other people's money). For many Americans the promise of a better future is a fading hope. Contemporary mass culture in the US is squalid and meretricious. No wonder so many Americans turn to the church for solace.
» These perceptions constitute the real Atlantic gap and they suggest that something has changed… »