Pessimisme et antidépresseur...

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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Pessimisme et antidépresseur...

21 novembre 2015 – Depuis plusieurs années, surtout depuis que dedefensa.org existe avec tout ce que cela suppose de contacts que je qualifierais d’“un peu plus personnels par rapport à mes activités professionnels” ne serait-ce que par le Forum, et cela dont je n’étais guère embarrassé avant, le sentiment que j’ai souvent éprouvé est que l’on me juge plutôt (et dedefensa.org avec) comme un optimiste. Ce jugement me stupéfie quand j’y pense, il me cloue sur place. (Je ne dis pas qu’il m’exaspère, quoique ce soit parfois le cas ; j’essaie, dans ce texte présentement d’aller au fond des choses, donc j’évite de m’arrêter aux humeurs qui passent.) Il n’y a rien de plus faux dans ce que je connais intimement de moi, rien de plus contraire à ce que je ressens au plus profond de moi ... Tout juste peut-on dire que j’aurais certaines parties de moi qui feraient dire que je suis un “idéaliste”, voire un “imaginatif”, voire un “rêveur” en dégradé selon le sentiment qu’on en a, ou bien un “croyant” si l’on veut entonner la Marche des Trompettes, mais cela est secondaire dans ce cas et ne dit rien du fond ou disons “de la couleur” de mon caractère ; au contraire d’ailleurs, puisque cette sorte d’attitudes qu’on me prête désigneraient sans aucun doute ce que j’élabore inconsciemment pour lutter contre le pessimisme total, le pessimisme qui pourrait aller jusqu’à devenir paralysant si je le laissais faire. (Par conséquent, observera-t-on, cela dit beaucoup de mon caractère, mais par logique inversée.)

J’ai revu récemment, par pur hasard d’ailleurs, une vidéo d’une rencontre entre Régis Debray et Jacques Derrida, – cela doit dater de 2002. Debray est invité à poser une première question par le “causeur de la communication”, l’hôte, Gisbert et son émission (peu importe laquelle). Debray explique assez longuement ses observations (c’est un bavard, je le sais) avant d’en arriver à sa question pour Derrida. Alors, il l’appuie directement sur cette remarque (autour de la septième minute de la vidéo), « Généralement, les philosophes font la théorie de ce qu’ils ne maîtrisent pas, de ce qu’ils ne pratiquent pas... Nietzsche qui était un homme en très mauvaise santé a fait une théorie de la force et de la santé... » Même si je ne m’attarderais pas à me défendre de me prendre pour “un philosophe”, ni pour une sorte de Nietzsche, ni pour une sorte de Debray ou de Derrida, parce que là n’est vraiment pas le sujet de la chose, je jugerais ce propos d’une justesse extrême lorsqu’il est étendu à cette catégorie de personnes, fâcheusement baptisées “intellectuels”, qui font  profession d’écrire publiquement, et de penser par conséquent. Et ce cas, malheureusement ou non, est bien mon cas.

La question de Debray est donc : « Et vous, peut-être êtes-vous différent de ce que vous paraissez être, c’est-à-dire le déconstructeur sarcastique de toutes les illusions de la raison, et j’aurais envie de vous demander comment vous sentez-vous par rapport à ce personnage public que vous êtes par ailleurs ? » ; Derrida commence par une réponse où il dit son embarras, qui n’est pas feint du tout à mon sens, – « C’est une question extrêmement difficile... », – et je ne vais pas plus loin pour ce cas, je reviens à mon texte et curieusement je n’ai pas écouté la suite à ce moment... Mais certes, sans aucun doute, je me rappelle aussitôt, évidemment, ce texte sur Derrida assez récent (avril 2015), que j’avais écrit avec la passion d’une ardeur revigorante, comme lorsqu’on touche à une de ces vérités-de-situation, parce que l’espèce de “confession” de Derrida dans une autre circonstance que ce dialogue avec Debray est tout simplement un document extraordinaire, de vérité, d’émotion, de grandeur humaine après tout (quoique je pense, moi, de Derrida et de sa pensée à lui, – je parle objectivement de cet instant d’une confession).

...Et cet enchaînement et ce qui précède constituent un cas assez remarquable. J’ai commencé ce texte parce que j’étais au fond de ce “trou-noir” comme de l’encre de ce pessimisme dont je vous parle, puis écrivant ces premières lignes je me suis souvenu du Debray-Derrida, puis de là la connaissance personnelle que j’ai de Debray, le texte sur Derrida, etc., et l’on devrait remarquer que mon écriture, ou disons la musique générale du texte est devenue plus entraînante. Je me suis sorti peu à peu, ou bien très vite si l’on veut, de mon “trou-noir” comme de l’encre.

Nous vivons une époque terrible pour cette sorte de circonstance, et cela est nécessaire à dire car je ne crois pas que, dans une autre époque, on se jugerais aussi souvent invité à exprimer des sentiments à la fois si francs et si intimes, de cette façon, sur soi-même considéré d’un point de vue qu’on juge pouvoir intéresser au moins quelques lecteurs, avec la rapidité de transmission de la chose, les libertés de manufacture que permet la quincaillerie postmoderniste ... Cette “époque terrible”, donc : d’une part, tout, absolument tout m’invite à juger complètement justifié d’avoir ce sentiment d’un pessimisme total colorant mon caractère, comme si c’était moi-même qui m’étais inventé ce sentiment, et qui y tenais dur comme fer, comme si j’étais instruit par une accointance divine des causes universelles d’un tel pessimisme, – y compris moi-même et mon sentiment dominant d’ailleurs comme causes de ce pessimisme, – faisant ainsi un de ces cercles vicieux dont nous sommes coutumiers aujourd’hui. D’autre part, l’extrême abondance de l’information, ce phénomène du système de la communication, devant lequel j’éprouvais une réelle nausée il y a seulement une demi-heure, un quart d’heure oui, par rapport au moment où j’ai écrit les premiers mots de ce texte, jusqu’à entreprendre ce texte pour m’empêcher de vomir si l’on veut, ce phénomène de la communication me procure soudain, en un instant, une résurrection qui transforme mon sentiment en lui trouvant soudain un terrain où il peut découvrir une ouverture de lumière, où il peut soudain exprimer une volonté d’être qui sauve son être et le grandit, – et comment, pour mon compte, “être plus” sinon en écrivant à partir d’une pensée soudain reconstituée ?

“Nous vivons une époque terrible” pour toutes les circonstance d’ailleurs, et qui justifie à mes yeux le “trou noir” comme de l’encre de mon sentiment de pessimisme que je prends parfois pour mon caractère lui-même, comme si le caractère se faisait selon l’époque qu’on vit à condition qu’on observe cette époque sans s’en conter à cet égard, c’est-à-dire sans être optimiste. Je voudrais vivre dans mille autres époques, et la puissance de ma nostalgie en témoigne. Pourtant, à l’instant où j’écris ces lignes je suis conduit à me dire que je ne pourrais pas vivre dans une autre époque. Debray a raison : l’on construit une vision contraire à la couleur de son caractère, pour tenter de se libérer des chaînes qui tiennent votre caractère à cette couleur, avec le paradoxe que c’est votre caractère lui-même qui vous y invite et qui vous y aide parce qu’il ne rêve que de se débarrasser de ces chaînes encombrantes.

Et j’irais alors plus loin, disant que ce pessimisme qui forme le fond de mon sentiment, par toutes ces manœuvres que je décris, par le sens de la question de Debray, constitue finalement la force la plus efficace contre cette faiblesse affreuse de l’être, le mal le plus fondamental parce qu’il est la ruse suprême du Mal pour se saisir de votre psychologie, que constitue la maniaco-dépression. J’avais noté dans la référence utilisée ici (le dde.crisis de janvier 2012 sur “la maniaco-dépression du monde”), dont l’interprétation rapproche cette pathologie fondamentale de la psychologie de la présence du Mal aujourd’hui absolument universelle, la différence entre la dépression pathologique qui suit l’épisode maniaque, lequel s’apparente à une ivresse, à une illusion de puissance et de bonheur qu’on pourrait qualifier comme de l’optimisme, et la dépression qui accompagne nécessairement le pessimisme dont je parle ici. Dans notre “époque terrible” et compte tenu du fait que les enjeux sont d’une puissance si grande et d’une clarté si aveuglante pour qui veut bien ouvrir les yeux, compte tenu du fait que cet enjeu n’est rien d’autre que la victoire ou la défaite du Mal, l’évolution du caractère entre optimisme et pessimisme est directement dépendante des mouvements collectifs que l’on ressent et que l’on devine, que l’on subit ou que l’on maîtrise. On pouvait lire ceci dans le texte référencé sur la manioc-dépression, mais avec les différences que j’introduis pour adapter le sens de ce passage au cas évoqué ici, en établissant une équivalence entre les caractères collectifs et ce qu’on constate soi-même de son propre caractère, – optimisme et pessimisme :

« Dans la maniaco-dépression, l’épisode maniaque est un épisode qui rapproche, parfois décisivement, l’individu du Mal en le transportant dans un monde faussaire et de tromperie complète... [...] Pris dans un sens collectif, l’épisode maniaque devient encore plus dévastateur car il est idéalement taillée pour créer une subversion collective, un faux univers, un monde fabriqué de toutes pièces,– ce que nous avons nommé “virtualisme”. (Et l’on comprend bien qu’il ne s’agit aucunement de propagande ou de manipulation artificielle, mais bien d’abord d’une subversion de sa propre psychologie amenant à construire un faux univers et à y croire absolument, – et, au-delà, cherchant absolument à y faire croire les autres, par tous les moyens.) [...] La dépression envisagée [comme une menace accompagnant naturellement le pessimisme] est au contraire un retour au réel, avec ce “quitte ou double” qui caractérise effectivement la “vraie” vie lorsqu’on se trouve dans une passe dangereuse : on parvient à s’en sortir ou l’on succombe. Dans le premier cas, l’épisode dépressif devient une base de riposte, et il manifeste évidemment et effectivement des caractères dépressifs, y compris dans sa riposte, mais alors utilisés avec une intelligence tactique remarquable. »

Le pessimisme est alors une sorte d’antidépresseur paradoxal qui, au lieu de subir le mal inéluctable de la dépression spécifique qu’engendre l’épisode maniaque de la complète fabrication d’un monde faussaire, suscite sa propre dépression qu’il est capable de contrôler en quelque sorte, qui est au contraire une base d’appui pour la résilience du caractère, triomphant lui-même de la dépression qu’il a créée pour mieux écarter la dépression de l’épisode maniaque qui naît de la proximité du Mal. C’est cette image que j’affectionne parce qu’elle est une version résolument réaliste du “faire aïkido”, du feu et du contre-feu : cette occurrence où, placés dans des circonstances géographiques et climatiques particulières face à un immense incendie de forêt progressant vers eux, les pompiers décident de brûler en le contrôlant un espace de forêt devant l’incendie principal, d’éteindre cet “incendie contrôlé” après qu’un espace suffisant ait été consumé, et d’y attendre l’incendie principal qui, rencontrant une bande de terre brûlée, diminuera radicalement d’intensité et pourra être à son tour maîtrisé.

Il ne fait aucun doute que ces réflexions, qui ont l’air de partir de sujets qui sembleraient assez intemporels, sont en réalité complètement attachées à l’air du temps, à l’immense incendie qui brûle. Dans mon chef, pour ce que j’estime devoir apprécier dans le champ de mes activités, elles seraient difficiles à justifier, autant par une sorte de ridicule que par leur déphasage avec la situation. Ce sont des réflexions de guerre, de la sorte que nos dirigeants-Système ignorent complètement lorsqu’ils disent “nous sommes en guerre”,  dans une époque d’un tumulte sans précédent.