Petraeus, “robot providentiel”

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Petraeus, “robot providentiel”

6 avril 2010 — Signalons de plus en plus d’articles concernant, plus que le général Petraeus, la gloire du général Petraeus. (Cela, après les remous autour de son intervention au Congrès le 16 mars.)

• Un article immensément long de Vanity Fair, pleins de révélations comme vous et moi pourrions faire, dont le but et l’effet sont de tracer le portrait d’un homme évidemment exceptionnel, qui a gagné une guerre si ingagnable qu’elle est perdue en réalité, – qu’importent ces contradictions, – et que le journaliste de service va jusqu’à labelliser à la fois comme professeur, comme “artiste” de la guerre et comme rebelle du système, – Petraeus “rebelle”, il fallait oser l’écrire et c’est un comble bien sympathique. Portrait qui pourrait être celui d’un futur candidat à la présidence. Chapeau de l’article en date du 1er mai 2010: «At 57, General David Petraeus has revolutionized the way America fights its wars, starting with the surge in Iraq and continuing into his current command, with responsibility for Afghanistan, Pakistan, Iran, and Yemen. Charting Petraeus’s relentless challenge to the institution he reveres—the U.S. Army—and to himself, the author hears about the unceasing drive, groundbreaking methods, and darkest moments of a four-star rebel.»

• Un article du Daily Telegraph, très agent électoral de Petraeus, le 4 avril 2010. Là aussi, le chapeau suffira, le texte étant parcouru des dénégations habituelles pour cette sorte d’homme dans cette sorte de situation (“non, non, je ne serai pas candidat”). «With many voters yearning for an outsider, and military officers looked up to, General David Petraeus could be a powerful presidential candidate and a potentially accomplished President.»

@PAYANT Au départ, notre intention était de faire un titre classique sur “l’homme providentiel”, – et puis, “robot providentiel” nous a paru plus convenable. Nous avons le souvenir d’une confidence d’une source, à l’OTAN, qui avait participé à une réunion où l’OTAN recevait le général Petraeus venu faire un exposé sur la situation en Irak, en 2008. «Ce type de 55 ans en paraît à peine quarante. On dirait qu’il est complètement refait, “lifté”, presque trop parfait pour être vrai, dans une forme physique inaltérable. Il est imperturbable, mais d’une façon assez étonnante, un peu comme s’il n’éprouvait pas de sentiments, – imperturbable et énigmatique. Incroyablement maître de lui, de ses attitudes, mais toujours avec cette impression un peu de malaise qu’il laisse derrière lui, comme si on se trouvait en face d’une machine parfaitement huilée…» On croirait entendre parler d’une créature qui ne soulève ni sympathie, ni antipathie, effectivement très “robotisée”.

On sait par ailleurs que Petraeus est un maître absolu de la communication et des relations publiques. Mais il l’est à sa manière, en ne se donnant nullement l’air de ces personnages flamboyants ou volubiles, qui imposent une narrative convenant à leur “carnet de route” de relations publiques. Son habileté est proverbiale et rien de ce qui sort de son équipe personnelle et de son état-major, rien ou à peu près de ce qu’on retrouve dans la presse sur lui par le biais de “confidences” relayés par quelques fidèles, qui n’ait été contrôlé et approuvé par lui.

La façon dont Petraeus a “vendu” son intervention en Irak (le “surge” de 2007) comme un renversement de situation, comme une “victoire”, est un modèle du genre. La “vente” s’est faite d’abord à quelques experts sélectionnés, qui ont répandu la Bonne Nouvelle; Petraeus n’a pas dit non mais pas encore vraiment oui, modestement; puis il est allé devant le Congrès expliquer modestement comment les choses pouvaient effectivement ressembler à une “victoire”, mais qu’on ne pouvait encore en être assuré. Petraeus avait compris que le système n’attendait que cela et que, dès lors que lui-même s’abstiendrait d’en faire trop, que la “victoire” pourrait apparaître comme venue des vertus naturelles de l’américanisme plus que de celles du général Petraeus, puis de l’adoubement officiel du Congrès qui paraîtrait ainsi avoir servi à quelque chose, tout le monde souscrirait à la narrative et lui-même en retirerait modestement des fruits extrêmement juteux.

Le 24 septembre 2009 (voir notre F&C du 25 septembre 2009), alors qu’on faisait des hypothèses à propos d’un affrontement entre Obama et “ses généraux”, Tom Engelhardt comparaît Petraeus à MacArthur, mais en notant que Petraeus est “un politique bien plus subtil que MacArthur ne fut jamais…” Disons que les victoires de MacArthur que Petraeus n’a jamais remportées, sont largement compensées, dans notre échelle de valeurs, par l'habileté politique et de relations publiques à Washington du second nommé. S’il est vaniteux, Petraeus a l’habileté de cacher cette vanité derrière une sorte d’attitude très professionnelle pleine de modestie, ou d’apparente modestie. Rien à voir avec MacArthur, vraiment rien…

D’où le fait que l’homme a jusqu’ici mené une magnifique campagne pré-présidentielle pour sa candidature pour 2012. Mais, justement, est-il candidat? Petraeus est bien trop subtil, ou bien trop indécis qui sait, pour le faire savoir d’ores et déjà. En fait, il se pourrait qu’il ne soit vraiment pas candidat pour 2012, comme il lui est déjà arrivé de l’affirmer. Il se pourrait même que cette perspective lui soit aussi bien indifférente qu’inconcevable. Nous sommes, dans l’analyse qui nous occupe pour le temps présent, dans le domaine du système de la communication, pas dans celui des spéculations sur les intentions d’un homme.

Donc, pour la chose (sa candidature), on verra. En attendant, la rumeur, le commentaire, l’exposé, les supputations concernant une candidature Petraeus constituent un phénomène remarquable et d’une puissance de communication incontestable, qui montre que, volens nolens pour ce qui le concerne, Petraeus est institué candidat pour 2012, point final. Pour l’instant, ce qui nous importe est le “fait” virtualiste, qui vaut une réalité, de cette candidature adoubée par le système. Quant à la réalité de 2012, répétons-nous, on verra. La réalité de 2010, elle, a plusieurs composants.

• La fragilité de la position d’Obama ne se dément pas, malgré sa “victoire” dans l’affaire des soins de santé, sa “victoire” dans la voie vers la signature d’un accord START-II, sa “victoire” dans le fait de la venue du président chinois à la conférence sur la non-prolifération nucléaire. Remarquez les guillemets dont nous ne manquons pas d’agrémenter, autant de fois qu’il le faut, le mot “victoire”, pour marquer l’estime où nous les tenons malgré le brouhaha médiatique incroyable d’exagération autour de ces “victoires”. Il ne fait donc aucun doute, répétons-le, que la position politique d’Obama est fragile et nous jugeons qu’elle est désormais structurellement fragile. Les bruits autour de la candidature de Petraeus vont évidemment dans ce sens.

• Petraeus vient à point pour sauver le parti républicain d’une disette profonde de personnalités convenables, au point que les seules vraies personnalités pouvant avoir des prétentions présidentielles sont toutes marginales, parfois brillante (Ron Paul), parfois stupide (Sarah Palin). Ce sont elles seules, malgré leurs caractères contrastées, qui peuvent prétendre donner une impulsion acceptable à un courant qui satisferait, ou semblerait satisfaire le parti républicain, mais qui le conduirait en fait sur des chemins qui affolent l’establishment. Alors, Petraeus sauveur du parti républicain en pleine confusion malgré que ce parti constitue, en dépit de sa faiblesse, une formidable force de blocage contre Obama? Petraeus peut-il être celui qui transformerait cette force négative de blocage en force positive de reconquête du pouvoir? Oui et non, et pas si vite. Car si Petraeus était candidat, ce que rien ne confirme pour l’instant, il pourrait l’être comme indépendant autant que comme républicain, et peut-être plus encore comme indépendant. Ainsi jouerait-il vraiment son rôle de “robot providentiel”, hors-parti… Ce point-là, cette incertitude, est vraiment essentiel.

Un élément de désordre de plus

Ne prêtons à Petraeus aucun dessein particulier. Là n’est pas notre propos, d’autant que rien ne prouve qu’il ait quelque dessein que ce soit. Contentons-nous de l’“évènement Petraeus”, circa-2010, du point de vue de la communication. Alors, dans ce cas, bienvenu Petraeus, car il est objectivement à la fois un signe et un élément de désordre de plus.

L’idée de la candidature Petraeus (situation de 2010) est exceptionnelle. Jamais un militaire de carrière, un général, aux USA, n’est passé directement du commandement militaire actif dans ce qu’il avait de glorieux ou de prétendument glorieux à la présidence. Washington avait sa carrière militaire loin derrière lui (1783) lorsqu’il fut institué premier président des Etats-Unis d’Amérique en 1789. Idem pour Grant, vainqueur de Lee en 1865 et président en 1873. Le parallèle avec Eisenhower, élu en 1952, ne tient pas plus. Bien qu’il ait “rempilé” comme premier commandant en chef suprême en Europe (SACEUR) en 1951 pour l’OTAN, mais plutôt pour le symbole qu’il représentait, c’est le vainqueur de 1945 que les Américains élurent, qui s’était entretemps considérablement “civilisé”, avec diverses fonctions honorifiques très civiles à l’intérieur du système. Avec Petraeus, au contraire, on va chercher un militaire qui exerce aujourd’hui un commandement très actif au terme d’une carrière militaire sans interruption, puisqu’il supervise la guerre en Afghanistan. (La seule référence approchante est celle de MacArthur, que nombre de voix sollicitèrent pour être candidat en 1952, après qu’il ait été brutalement, – mais fort justement à cause de son insubordination, – démis de ses fonctions de commandant en chef en Corée par Truman en 1951. Mais MacArthur n’avait pas la fibre politique, on l’a vu, et l’hypothèse évoquée était directement inspirée d’un incident politique majeur, la sanction exceptionnelle contre MacArthur, ce qui n’est en aucune façon le cas de Petraeus. Pour l’instant, Petraeus est le chef militaire modèle, comme on l’a vu.)

Ce constat sur la situation hypothétique exceptionnelle de Petraeus ne signifie qu’une chose: que le système a de plus en plus besoin d’un “sauveur”, d’un homme dont l’image (trompeuse bien sûr, mais on parle d’images et de communication) serait celle de l’“homme (le robot) providentiel” venu en apparence de l’extérieur de lui-même (du système) pour le sauver en lui redonnant ses vertus par un apport d’air frais. Cela serait le second en deux élections (ou prévision d’élection pour Petraeus), après Obama, intitulé sauveur parce que néophyte, inconnu, réputé peu intégré dans le système (il s’y est vite fait), Africain-Américain et amateur du “changement” radical. Le système consomme ses sauveurs providentiels au rythme d’un tous les deux ans… Si ce n’est un signe.

Encore une fois, c’est la situation de 2010, – Dieu sait ce qu’il en restera en 2012. La “candidature Petraeus” envisagée pour 2012 est intéressante pour nous parler de ce qui se passe aux USA en 2010, et nullement de ce qu’il s'y passera en 2012. Le fait que cette candidature soit envisagée aussi bien comme indépendant que comme républicain est encore plus un signe de l’exceptionnalité de la situation, car il s’agit alors vraiment d’une hypothèse “hors-parti”, que certains auraient vite fait d’apprécier comme “hors-système”. Rien n’indique d’ailleurs que cette incertitude elle-même vienne de Petraeus lui-même, et qu’elle ne soit pas simplement la conséquence des spéculations autour de cette hypothèse de sa candidature; le mystère, à cet égard, est du même domaine que celui qui entoure les intentions de Petraeus.

Tout cela, – cette agitation et cet arsenal d’hypothèses, – s’inscrit évidemment dans le cadre de la perception qui existe de l’“usure” exceptionnellement rapide de l’actuel président que nous avons déjà évoquée (voir nos F&C du 11 mars 2010 et du 26 mars 2010). Il s’agit d’un point différent de celui, évoqué plus haut, de sa “fragilité politique”, même si les deux sont liés. Il s’agit bien sûr d’une question de système et de l’évolution des destins sous l’action du système de communication, et nullement une question d’hommes spécifiquement. Dans les deux textes cités, nous évoquions parallèlement l’“usure” de Sarkozy comme celle d’Obama. Les politiques et les personnalités jouent évidemment leur rôle mais il s’agit d’abord d’une “usure” essentiellement due au rythme imposé par le système de la communication en regard de la crise générale qui touche le système, et, par conséquence d’apparence politique, de l’impossibilité très rapidement mise en évidence pour ces présidents issus du système de communication d’affronter la crise d’une façon constructive. Quels que soient leurs qualités et leurs défauts d’êtres humains et d’hommes politiques, c’est d’abord le fait d’être des créatures du système de communication qui gouverne la perception qu’on a d’eux. La “candidature” de Petraeus s’inscrit évidemment dans le cadre de cette perception et ne fait que mettre davantage en évidence la fragilité présente du système.

Pour le reste, si l’on veut parler sérieusement, comme font les commentateurs de la presse officielle type-Pravda, si l’on veut sérieusement envisager l’hypothèse Petraeus-2012 (candidat, voire élu), Petraeus n’a rien de providentiel. Homme-robot du système, beaucoup plus créature politique washingtonienne que militaire venu des aventures lointaines, il n’apporterait strictement rien de nouveau. Parler de “militarisation” ou de “coup d’Etat militaire” habillé d’institutionnalisme à propos de son éventuelle élection est risible. Petraeus n’a rien, absolument rien de la violence, de l’action brutale que supposerait une vraie prise de pouvoir de type coup d’Etat camouflé. Par contre, oui, pour en revenir aux perceptions imposées par le système de la communication, sa candidature déchaînerait cette interprétation obsessionnelle de nos pauvres esprits qui continuent à penser avec un siècle de retard, et elle lèverait une opposition farouche au nom de cette interprétation. Ce serait “la République en danger”, – ou les lambeaux de ce qu’il reste de cette pauvre ex-Grande République. Là encore, désordre garanti, division, germes de guerre civile… Si les USA tiennent jusque là, s’entend.