Plamegate versus Watergate

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Plamegate versus Watergate

30 octobre 2005 — Il est intéressant de comparer les réactions européennes à l’actuel scandale qui secoue Washington, à celles de 1973-74, lors du Watergate. Nous parlons ici de ce qui nous intéresse le plus : les réactions psychologiques d’attitude qui traduisent le fond de l’appréciation par les élites de l’establishment européen du système washingtonien, plus que les “réactions de jugement” sur le scandale lui-même (qui est coupable? Va-t-on s’arrêter à Libby? Etc.).

D’abord, ce constat que notre interrogation n’est pas gratuite, qu’elle se réfère à une réalité dont nous nous demandons si elle est répercutée en Europe, dans les médias habituels (notamment français) qui expriment cette position générale de l’establishment. En d’autres termes, il n’est pas difficile de constater qu’il y a à Washington une atmosphère délétère extrêmement marquée et très significative. La mise en accusation et la démission de Libby, vendredi, n’en sont que le plus récent symptôme et, disons, certainement l’un des plus spectaculaires. L’atmosphère, c’est celle dont rend compte Paul Harris dans The Observer d’aujourd’hui:

« On Monday evening last week, as darkness descended on the capital, smartly dressed FBI agents moved quietly through the leafy Washington neighbourhood of Georgetown. They knocked on doors, questioning several residents about how well they knew Valerie Plame, the exposed CIA agent at the heart of a scandal that has rocked the Bush administration to its foundations.

» These are times of deep crisis in America. The stunning image of FBI agents scouring the most exclusive suburbs of Washington, just a mile or so from the White House, sums up the mood of fear, paranoia and siege mentality now gripping the Bush administration.

» President George Bush has just had the worst single week of his political life. It first saw the 2,000th US soldier die in Iraq. Then came the humiliation of Harriet Miers withdrawing her candidacy for the Supreme Court. Finally, came the hammer blow of Plamegate that saw top White House aide Lewis 'Scooter' Libby face five criminal charges and perhaps a lengthy jail term.

» And there is no end in sight to the troubles. Bush's political guru Karl Rove is still under the shadow of investigation by the Plamegate prosecutor Patrick Fitzgerald. A trickle of former allies, friends and colleagues have also begun openly to turn on Bush. Colonel Lawrence Wilkerson, former chief of staff to Colin Powell, has blasted the march to war with Iraq, blaming it on a right-wing 'cabal' in the administration. Brent Scowcroft, a close confidant of Bush's father, has also gone public. He last week slammed the war in Iraq and revealed the younger Bush had not spoken to him in two years. »

Le scandale dit “Plamegate” est observé d’Europe d’une façon très disparate, très chaotique, à la mesure des nouvelles qui nous viennent de Washington mais sans effort réel d’en donner une interprétation synthétique. Les canaux de communication officiels ont une difficulté bien significative à placer Plamegate dans un cadre plus général qui serait celui du destin de l’administration GW Bush au mieux, de l’évolution du régime américaniste au pire. (Ces remarques ne valent pas pour la presse britannique, comme on le lit ci-dessus avec The observer. Paradoxalement par rapport à la politique britannique, les réactions britanniques à l’égard de la situation américaine sont extrêmement critiques et ne dissimulent rien des conclusions qu’on peut en tirer sur l’existence d’une crise à Washington.)

On n’ignore pas, — on ne devrait pas ignorer tant la chose est aveuglante que l’affaire Libby, si elle porte directement sur des faits précis qui peuvent ne pas apparaître comme fondamentaux, est en réalité, presque aussi directement, connectée à la question de la cause fondamentale de la guerre en Irak par le biais de la question de la cause formelle (fabrication de l’un ou l’autre casus belli de Saddam); qu’elle est directement connectée à la question des agissements et comportements de l’administration GW Bush par rapport aux formes et coutumes de la démocratie en général; qu’elle est directement connectée à la question de la politique expansionniste et belliciste de Washington depuis le 11 septembre 2001. En d’autres mots, elle est révélatrice.

Ces “révélations” ne semblent pas intéresser grand’monde dans l’establishment européen. Comparez: si Poutine fait charger ses services de sécurité pour liquider un groupe terroriste qui tient des otages, c’est aussitôt une masse de réflexion sur le passé sombre et “kagébiste” de la Russie, sur les tendances autoritaires du régime, sur la façon diablement leste et suspecte que le Russe a de traiter la démocratie et ainsi de suite. Lorsque “Scooter” Libby, chef de cabinet de Cheney, est mis en accusation et est obligé de démissionner, on s’en tient aux faits et l’on parle boutique comme l’on fait pour rendre compte d’une affaire judiciaire. On suppute les aléas de la position de GW un peu comme on fait dans un match de boxe, sans autre préoccupation. On ne va pas au-delà. D’ailleurs, on est déjà passé à autre chose.

Durant la période du Watergate, il y eut une continuité dans le traitement du scandale, vu d’Europe. Dès le premier éclat de ce scandale, le 1er mai 1973 (premières démissions dans l’entourage de Nixon), dans une situation générale pourtant très apaisée depuis la fin des combats au Viêt-nam en décembre 1972 et l’accord entre Kissinger et Le Duc-tho de janvier 1973, il y eut une appréciation générale synthétique de la situation, allant aussitôt au jugement extrême: il s’agissait de “la crise de la présidence Nixon” qui mettait en péril la démocratie américaine. Répétons-le, l’enjeu était sans aucune hésitation moindre que dans le cas de Plamegate, dont la première manifestation judiciaire formelle date du début de l’automne 2003. Le Watergate ne concernait, dans l’extrême de toutes les révélations qu’on connut, que l’activité illégale d’un président face aux conséquences marginales de certaines situations de crise aux USA. Ces activités ne ressortaient en rien du fondamental de ces crises. Elles éclairaient d’un jour cru une psychologie, celle du Président. Le scandale Plamegate nous éclaire, lui, sur la psychologie collective d’une administration (donc sur celle de GW), sur les comportements de cette administration vis-à-vis des coutumes de la démocratie, sur l’illégalité organique de la politique américaniste actuelle, sur la crise centrale de cette administration qui est également la crise qui secoue les relations internationales depuis quatre ans.

A quoi est due cette différence de traitement? Elle répond évidemment à la différence structurelle de la situation à Washington. En 1973-74, l’opposition démocrate était en pleine activité, la presse libérale idem comme on le sait; l’action combinée des deux eut raison de Nixon. Cette situation induisait un schématisme rassurant: un vilain bonhomme, un “méchant” dont même le parti républicain était vaguement honteux, placé en situation d’imposture au faite du pouvoir et la vertu américaniste mobilisée contre lui. Lorsque Nixon démissionna le 9 août 1974, l’argument n’était pas, dans le chef de ceux qui applaudirent à cette chute: comment le système a-t-il pu permettre qu’un sale type de cet acabit arrive au pouvoir suprême? Mais, au contraire: quelle grande vertu, sur le fond et dans son fonctionnement, est celle de ce système qui se permet de liquider son président, en le poussant au hara kiri, et fait triompher le Droit, — ouf! Nixon parti, la crise est finie… (Mauvaise analyse: la crise passait justement à un palier supérieur, comme divers événements l’ont montré, dont la mise en pièce de la CIA par le Congrès et l’élection de Carter en 1976; c’est également à cette époque que les néo-conservateurs entrèrent en piste et mirent en place leur approche de la prise d’un pouvoir qui ne demandait qu’à se laisser radicaliser. L’arrivée de Reagan en 1981 en fut le premier jalon.)

Aujourd’hui, rien de semblable. Depuis quatre ans, démocrates et presse libérale sont regroupées aveuglément et peureusement derrière GW. Peu importe la démocratie, qui est traitée comme une fille, que ce soit avec le Patriot Act, les mensonges extravagants de la guerre, l’organisation de la torture. Par conséquent, toute crise de GW est une crise du système, et toute crise de GW est minimisée à mesure, réduite à un avatar malheureux et accidentel. On évite systématiquement une approche globale de la situation washingtonienne qui pourrait mettre en lumière la crise de la présidence, donc la crise du système. On se contente de rendre compte des événements de façon disparate, lorsqu’ils s’imposent à la publication sous peine de ridicule, sans jamais les relier entre eux dans une continuité révélatrice. La réalité de la vision critique et synthétique de la situation est laissée aux marginaux, aux dissidents, — par chance ils sont nombreux, efficaces et disposent du formidable outil du Web.

En Europe, les élites de l’establishment, dans les directions politiques et dans les canaux de communications, sont complètement partie prenante dans ce montage. Toute attaque contre GW, si elle risque d’être fondamentale, risque de ternir l’image sainte où est tenue la représentation du système washingtonien. Les élites européennes ont suivi aveuglément le schématisme du consensus washingtonien, s’en tenant aux apparences ronflantes du patriotisme de bazar. Elles se sont départies de cette attitude pendant quelques petits mois, pendant le temps où John Kerry a fait illusion: piteuse exception confirmant la règle. Qui se souvient encore de John Kerry?

La tactique de l’autruche est mauvaise conseillère. Elle n’empêche pas que les événements vont vite à Washington. Effectivement, toute crise de GW est une crise du système: c’est la vérité implicite et inadvertante de cette situation d’imposture. Un jour pas très lointain, il faudra que nos commentateurs officiels le cèdent à l’accumulation des événements pour reconnaître la réalité devenue trop insistante. Il y a le feu à Washington et c’est une crise de régime. Plamegate n’a rien à voir avec Watergate.