Plongée au coeur de la pensée planificatrice US, — ou comment le chaos de l’après-guerre n’est pas vraiment le chaos

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Plongée au coeur de la pensée planificatrice US, — ou comment le chaos de l’après-guerre n’est pas vraiment le chaos


Le 7 juillet, Douglas J. Feith, sous-secrétaire à la défense pour la politique, a donné une conférence au Center for Strategic and International Studies (CSIS) sur la situation en Irak. (Le texte de cette conférence est disponible sur le site du département américain de la défense.) C’était une conférence intéressante, d’abord parce que Feith est, avec Wolfowitz, un des représentants notoires des néo-conservateurs au sein de l’administration. La vision de la situation en Irak est donc celle, à la fois de la branche la plus activiste du gouvernement GW, à la fois celle du département (le Pentagone) qui, aujourd’hui tient toutes les cartes de la politique étrangère US, notamment dans l’affaire irakienne où son rôle est largement plus important que n’importe quel autre département (y compris le département d’État, bien entendu).

Dans sa substance même, par contre, le texte manque d’intérêt. C’est un catalogue d’affirmations qui sont autant d’autosatisfactions, écartant toute appréciation selon laquelle la situation en Irak présenterait quelque caractère de gravité, ou serait hors du contrôle du Pentagone. Cette affirmation est tout de même une indication, d’autant mieux mise en évidence avec les réactions de Feith devant les quelques (2 en fait) questions plus délicates qui lui furent posées ; réactions abruptes, réfutant implicitement même le droit à ce que la question soit posée. On voit alors que le Pentagone, en présentant cette vision extrêmement lisse de la situation en Irak, est également sur la défensive et entend bannir toute appréciation polémique qui risquerait de déborder de la version strictement officielle.

Deux exemples à cet égard :

• La réaction de Feith à une question sur une affaire embarrassante, l’arrestation de soldats turcs, puis leur libération, avec une très vive réaction de la Turquie. (Malgré les mentions “Inaudible”, on peut comprendre qu’il s’agit effectivement d’une question sur cet incident, qui éclata le 4 juillet.)


« Question: I wondered (Inaudible.) can you tell what happened on July 4th with the Turkish Liaison Office in Kurdistan who gave the order (Inaudible.) for it and what kind of communication that will the Turkish government and military?

» Feith: I can’t. I’m not up to speed on all of the details there, I’ve been out of town over the last period and I’m just not fully read in, so I’m sorry I have to pass on that one. »


• La réaction de Feith à une question concernant divers aspects polémiques, notamment la question du moral des forces US en Irak autant que la polémique de la non-existence des armes de destruction massive (WMD) qui furent la principale cause officielle de l’attaque du pays, autant que la polémique sur le caractère légal de la guerre. Tout cela est rondement expédié.


« Question: Morale is said to be (Inaudible.) reported and if that’s increasing? And there have been no weapons of mass destruction discovered (Inaudible.). Do you think that war was (Inaudible.)?

» Feith: No. (Laughter.)

» I don’t think I agree with a single premise that you just put forward. »


L’activité de planification, ou l’offensive permanente pour créer des univers parallèles (virtualistes) dont la fonction est de réduire l’univers réel

Ce qui précède doit être vu comme une prémisse. L’intérêt principal que nous trouvons à cette conférence de Feith est un passage concernant la planification de l’après-guerre. Des critiques extrêmement vives ont été émises à cet égard, résumées par l’idée que le Pentagone n’a en fait rien préparé pour l’après-guerre irakien. La conférence de Feith, et le passage qui nous importe ici, ont été en général perçus comme un refus de cette interprétation.

Voici ce passage, qui nous projette au coeur de la pensée planificatrice de la bureaucratie :


« And now I’d like to offer a few comments about post-war planning.

» Planning was done regarding a long list of problems that were anticipated, including such things as Iraqi destruction of the oil fields, Iraqi chemical and biological weapons use, large-scale refugee flows across borders, large numbers of internally displaced persons, food shortages, large-scale ethnic bloodletting, Turkish-Kurdish fighting, a collapse of the Iraqi currency and a long list of other horribles.

» Fortunately, most of the anticipated problems never materialized. Instead, we are facing some of the problems brought on by our very success in the war in particular, our ability to use speed to pre-empt many of the actions that we were afraid Saddam might take. Now we infer this from such facts as the failure of the regime to finish wiring bridges and oil fields and its failure to detonate those facilities that were wired.

» What surprised the regime was the initiation of the war before we had larger forces in place, before we landed the Fourth Infantry Division, for example. Had we decided that large numbers of forces — large enough to police the cities to prevent the immediate post-regime-collapse looting — were the top priority, we could have delayed the start of the military action and lost tactical surprise, but then we might have had the other terrible problems that we anticipated. War, like life in general, always involves trade-offs. It is not right to assume that any current problems in Iraq can be attributed to poor planning. »


Il s’agit effectivement d’une plongée dans un univers artificiel (virtualiste, certes), déterminé par la planification bureaucratique, où les accusations lancées contre le Pentagone n’ont pas lieu d’être.

La logique développée est complètement virtualiste, comme dans toute planification suffisamment puissante et sophistiquée pour apparaître comme la seule réalité concevable et acceptable. Elle doit être synthétisée de cette façon : “notre planification était si bien faite que nous avons, grâce à elle, évité des catastrophes majeures ; ce faisant, des effets secondaires ont été déclenchés, qui ont conduit aux problèmes qu’on constate actuellement. Ces effets ne sont donc ni de notre faute, ni réellement importants. En un sens, ils confirment la justesse de la planification et ils sont le signe du succès total de la planification.”

En envisageant les pires “scénarios”, la planification du DoD les a tenus pour acquis parce que la vision de la guerre contre l’Irak était maximaliste (guerre contre la terreur, installation de l’empire américain, Saddam équivalent à Hitler, etc). Dans ce contexte, on dira qu’il y a eu effectivement un succès extraordinaire dans cette guerre, selon la façon de la conduire qui a été choisie par le DoD : on a évité les incendies des puits de pétrole, une catastrophe humanitaire, l’éclatement du pays, etc. Mieux encore, on a vaincu Saddam en trois semaines alors qu’il a fallu six ans pour battre Hitler. (Mieux encore et encore, selon l’appréciation de l’“historien” Paul Johnson, qui comparait en puissance, dans un texte du Wall Street Journal, Saddam à trois fois Hitler-1939 ; soyons aussi stupides que ces gens et admettons que vaincre comme il l’a été un Saddam qui équivaut à trois Hitler-1939, c’est faire en trois semaines ce qui aurait pris trois fois six ans de guerre totale in illo tempore. Fabuleux exploit, indeed, qui montre qu’ils ont Dieu à leurs côtés.)

Par contre, il y a eu disons des “dommages collatéraux”, choses imprévues parce que sans vraiment beaucoup d’importance comparées aux incendies des puits de pétrole, à la catastrophe humanitaire et ainsi de suite : le pillage, le chaos post-guerre, l’incapacité à remettre l’électricité à niveau, les attaques quotidiennes contre les patrouilles US, l’anti-américanisme montant, etc. Effectivement, lorsque vous évitez l’apocalypse qui aurait pu avoir lieu, une ou deux bombes atomiques ça n’a que peu d’importance et vous attendez les félicitations du jury.

La logique planificatrice va encore plus loin : elle se félicite des conditions de chaos qu’elle a créées, puisque c’était (bis repetitat) pour éviter le pire. Le passage en question : « What surprised the regime was the initiation of the war before we had larger forces in place, before we landed the Fourth Infantry Division, for example. Had we decided that large numbers of forces — large enough to police the cities to prevent the immediate post-regime-collapse looting — were the top priority, we could have delayed the start of the military action and lost tactical surprise, but then we might have had the other terrible problems that we anticipated. » Autrement dit : il nous a manqué une division pour empêcher le désordre (proposition théorique que rien ne prouve, mais acceptons-la pour le raisonnement) ; nous n’avons pas attendu cette division pour pouvoir vaincre plus vite et empêcher toutes les catastrophes susmentionnées. Autrement dit, le désordre actuel est directement la conséquence de notre intelligence, de notre vista, de notre triomphe, de notre perfection d’exécution. Autrement dit (suite) : si, demain, l’Irak sombre dans le chaos, c’est que nous avons fait ce que nous devions faire et que nous avons ainsi, non seulement triomphé, mais, surtout, évité des catastrophes dont vous n’avez pas idée. A ce compte, le chaos n’est pas le chaos et ainsi de suite.

Le système de l’américanisme est ici parfaitement représenté dans sa fonction autant que dans son fonctionnement. Il ne faut pas s’étonner si la principale activité de la machine de guerre américaine est la planification (idem pour l’OTAN, bien connue pour être un diplodocus dont l’énorme corps ne vit que pour planifier des événements à venir, sans rapport avec la réalité) : il s’agit de créer des univers parallèles chargés de prendre la place de l’univers réel, permettant de mettre en évidence l’efficacité théorique du système militaire. Lorsque cet univers virtualiste entre en contact avec la réalité (la guerre réelle, comme vous et moi), la “guerre” principale (celle qui est planifiée) est conduite pour conformer cette réalité au modèle planifié (virtualisme). Parfois, la planification a suffisamment le dessus (comme au Kosovo, avec un coup de main de la diplomatie russe qui convainquit Milosevic de capituler) pour laisser ensuite planer une ambiguïté assez forte pour que la victoire ne soit pas trop mise en question. Plus souvent, la réalité reprend le dessus plus vite que prévu et le chaos s’installe immédiatement sur la victoire planifiée, comme conséquence directe de celle-ci. Le système planificateur entre alors dans sa guerre dialectique pour réfuter cette réalité, montrer qu’elle importe peu, qu’elle est peu de chose par rapport à ce qu’elle aurait pu être.


P.S. : Même la presse US, pourtant disciplinée ces derniers temps, commence à en avoir assez des billevesées du Pentagone

Le discours de Feith n’est pas passé inaperçu, même pour la presse US qui l’a lu d’un oeil très critique. C’est le cas de Michael R. Gordon, critique militaire au New York Times, qui le commente dans un article au titre plutôt goguenard : « A Perfect War? »

Gordon apprécie l’argument du Pentagone (« In short, the Pentagon seems to be asserting that there was nothing it should have done differently ») de façon critique et relève qu’il ne l’a entendu nulle part, y compris en Irak et au Koweit d’où il revient. Il en fait une critique classique mais extrêmement acerbe. Il ne semble pas que l’intervention de Feith, à part le coup d’oeil qu’elle nous permet d’avoir sur le monde surréaliste de la planification, soit promise à un grand avenir. On a la dent assez dure, aujourd’hui, à Washington, pour les efforts désespérés de l’administration pour redresser l’image d’une armée enlisée en Irak.


« The Defense Department has come up with a novel explanation for the looting, robberies and shootings that have afflicted Iraq since Saddam Hussein was overthrown: They are the unavoidable consequence of a triumphant war plan.

» The undersecretary of defense for policy, Douglas J. Feith, made the case this week. Having just returned from four months with American forces in Iraq and Kuwait, I can attest that this is an argument that I have heard only in Washington. But the argument reflects the Pentagon's line in an increasingly partisan debate over the security, or lack thereof, in post-Saddam Iraq. It deserves a hearing and it is useful to spell it out.

» Allied forces, Mr. Feith argues, gained tactical surprise by invading Iraq with far fewer forces than the United States employed in the Persian Gulf War in 1991. The element of surprise and the swiftness of the allied advance were central to a strategy that was intended to topple the regime before it could resort to chemical and biological weapons or employ a scorched-earth policy.

» Thus, the allies did not have to contend with weapons of mass destruction, blown-up bridges or dams, food shortages, hordes of refugees and the widespread destruction of Iraq's oil fields. But it also meant that the allies did not have sufficient troops to keep order in and around Baghdad immediately after the regime was driven from power.

(..)

» The assertion that Pentagon planning for the occupation of Iraq was flawless is quite a claim, given the mounting allied casualty toll, the difficulty the United States has had in restoring basic services and the continued threat of economic sabotage. Democrats have been quick to question the administration's handling of the postwar situation, and some experts on Iraq also challenge the Pentagon's claim.

» Walter P. Lang, who worked for the Defense Intelligence Agency as the chief Middle East analyst during the Persian Gulf War in 1991, dismissed the Defense Department's argument as “nonsense.” The Pentagon, he asserted, based the military campaign on the optimistic expectations that stability in Iraq could easily be achieved with a modest level of forces there and it is now reluctant to concede that its assumptions were off base.

(...)

» The main threat was one that the Pentagon underestimated: ambushes by the Fedayeen and other paramilitary groups, as well as by fighters recruited from Syria and other Arab countries, who attacked American forces as they advanced toward Baghdad. Those sorts of fighters were not only a danger during the push to Baghdad — what the Pentagon calls the “major combat phase” — but during the messy peace that has followed.

» The Defense Department, it appears, believed that the Saddam Hussein regime was brittle and could easily be toppled. But planners did not appear to anticipate the general collapse of Iraq's institutions, the mayhem that followed nor the extent of the resistance by fighters loyal to the old order. Nor did they appear to anticipate that Hussein loyalists would mount a persistent campaign of economic sabotage after the ouster of the regime to undermine the allies' nation-building efforts, a campaign that appears to have been plotted before the war, according to a captured document from the Iraq Intelligence Service. »