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125718 janvier 2008 — La crise ne cesse d’enfler, de grossir, selon une dynamique qui semble ne jamais devoir se freiner d’elle-même. C’est le cas. Plus que “la” crise financières avec toutes ses implications et explications économiques, avec toutes les hypothèses (quelles mesures financières, économiques, prendre, etc.?), on se trouve devant la crise du capitalisme. Le marché et ses mécanismes ne répondent plus. Le régulateur suprême semble avoir disparu. La crise du capitalisme exprime la crise d’une civilisation, – ou, mieux dit puisque c'est le reflet peu ragoûtant de notre situation, la crise de la civilisation.
Le chroniqueur (politique et économique) Anatole Kaletsky, pour qui nous avons déjà montré de l’estime, livre une réflexion globale sur cette crise globale qui vaut la lecture, – dans le Times du 17 janvier.
Kaletsky décrit le malstrom qui parcourt sans ralentir le monde bancaire. Les exemples abondent, tous absolument indescriptibles du point de vue des chiffres, comme le sort des deux géants financiers du capitalisme américanistes, Citigroup and Meryl Lynch: «On Tuesday these two companies, universally recognised as the biggest and brashest symbols of America's financial hegemony and the triumph of market capitalism in every corner of the world, were forced to raise $21billion of new capital from national investment funds owned by governments in Asia and Middle East. These bailouts raised to $35billion the rescue capital received by Merrill Lynch and Citigroup in the past three months and to almost $100billion the total cash injections into Western financial institutions from the sovereign wealth funds or ruling families of Abu Dhabi, Kuwait, Dubai, Saudi Arabia, China, Singapore and South Korea.»
La chose faite, cette révolution de nos conceptions capitalistes avec l’accès ouvert aux puissances financières d’un monde jusqu’ici perçu comme complémentaire sinon marginal de notre propre centre de puissance, constitue, selon Kaletsky, un formidable transfert du centre de gravité de la puissance (voir plus loin). Au moins, l’opération devrait nous soulager, puisqu’elle constitue un renforcement venu de l’extérieur? Eh bien, pas du tout. Les “marchés” ont réagi avec un pessimisme noir, comme si rien de positif (le renflouement de Citigroup et de Meryl Lynch) ne s’était passé. Cela implique, observe Kavetsky, un nouvel appel aux “fonds souverains”, ce cheval de Troie des béotiens nouveaux riches entrés au cœur du capitalisme pour le corrompre.
Kaletsky voit deux conséquences colossales à ces événements:
«As a result, Asian and energy-producing sovereign wealth funds will soon become the biggest shareholders in most of the leading American and European financial institutions. In this sense, the bailouts of Citigroup and Merrill Lynch will be remembered as milestones, marking a decisive shift in the centre of gravity of the world economy towards Asia after five centuries of financial, economic and therefore political dominance by Europe and America.
»Secondly, if the markets prove right in their initial pessimistic reaction, then these cash injections will inevitably be seen not as canny investments but as government bailouts. That, in turn, will imply the present global financial crisis simply cannot be solved by private market forces. If market confidence cannot be restored in stricken banks, however much new money they raise and whatever management changes they undertake, then governments and regulators around the world will be faced with a stark choice.
»Either they will have to accept a long period of financial paralysis, leading inevitably to a deep global recession and maybe even a Japanese-style decade of depression or they will have to step in with a Plan B, involving public sector intervention of some kind that overrules the judgment of market forces. This, too, would represent an important milestone in what looked until recently like the inevitable progress of free-market capitalism around the world.»
Kaletsky observe que sa première remarque concerne évidemment un cas historique, une appréciation plutôt de type philosophique sur l’évolution des grandes forces dans l’histoire. Il s’agit d’apprécier la signification de cette intervention de la puissance financière d’une sphère extérieure du centre de puissance de la civilisation, pour sauver ou tenter de sauver ce centre de puissance. D’autre part, la réalité de ces “fonds de souveraineté” implique qu’il s’agit de puissances financières avec une signification politique puisqu’elles sont pour la plupart dans les mains d’autorités publiques (gouvernementales). Cela conduit à la deuxième remarque, elle beaucoup plus urgente parce qu’elle concerne l’intervention directe des pouvoirs publics du centre de puissance actuellement en retraite et menacé d’effondrement (USA essentiellement, mais aussi UK et Europe d’une certaine façon). Passer d’une intervention indirecte (aide financière sans contrepartie fondamentale) à une intervention directe comme le suggère Kaletsky implique qu’on arrive au cœur de la crise: la question du pouvoir de la prise de décision.
Dans cette crise, les puissances financières privées en cours d’effondrement font montre d’une extraordinaire irresponsabilité politique. Elles sont incapables, si même elles en ont le désir, de se débarrasser des tares du système, qui est de considérer avant tout les seuls intérêts privés, incapables d’une appréciation collective des nécessités. Kaletsky note :
«Today, even as they hovver on the brink of insolvency and are forced to raise billions of dollars of new money to survive, most of the leading international banks are paying out large – and in some cases increasing – bonuses to their employees, enormous golden parachutes to their failed directors and dividends to their shareholders.
»In the case of Morgan Stanley, for example, the $5billion of new funding raised from the Chinese Government has been almost exactly matched by an increase in the bonus pool for payment to its supposedly talented employees. Citi, meanwhile, after paying out more than $100million to its sacked chief executive, is now planning to pay out roughly half the new capital it raised this week as a dividend next month.»
Chaque jour les nouvelles vont dans ce sens. Elles accentuent le sentiment de l’irresponsabilité de ces autorités des puissances financières en crise, de leur absence de vision collective pour ce qu’il faudrait bien nommer une sorte de “bien public” cherchant à garantir la survie du capitalisme, de leur vision stratégique réduite à une perception presque bureaucratique à force de paralysie de soumission empressée aux règles immémoriales du profit, de la cupidité sans limite à l’avantage de ces seules autorités. Il y a le sentiment d’une corruption psychologique profonde (en plus de vénale), d’une corruption psychologique sans retour de ces autorités. Le site WSWS.org rapporte, dans une analyse publiée aujourd’hui, ces détails qui viennent d’être connus, qui montrent que des sommes considérables influant massivement sur la crise ($39 milliards pour 2007 pour les 5 premiers établissements financiers) sont versées à des individus, en général des dirigeants dont certains sont licenciés pour incompétence:
«As Citigroup, Merrill Lynch and other finances houses were announcing their staggering losses for the last quarter, Wall Street released one other telling figure. Bonuses paid out for the five biggest financial firms topped a record $39 billion in 2007, the vast bulk of this fortune going to a relative handful of top executives. They pocketed these immense sums even as their shareholders suffered losses of more than $80 billion and as they prepared the wave of mass layoffs that is now beginning to sweep through the finance industry.»
Ce qu’indiquent ces “détails” chiffrés en $milliards, c’est la confirmation de la totale irresponsabilité du système devant sa crise ; c’est-à-dire, du système du “marché libre”, du système des intérêts privés et particuliers, du “free-market capitalism” comme le nomme Kaletsky. D’où la question que pose Kaletsky concernant les conditions d’une intervention massive des pouvoirs publics, – urgente, juge-t-il, dans les semaines qui viennent, – question sur l’essentiel qui est le pouvoir et les orientations stratégiques que son exercice permet d’imprimer. Kaletsky termine sa chronique par cette interrogation:
«If banks are to continue receiving implicit government guarantees then regulatory steps will have to be taken to ensure that these guarantees are reflected in their financial management, remuneration policies and risk controls. How exactly this can be done is a complex subject which economists, financiers and politicians will need to debate and to which different countries will probably find different answers.
»But something clearly must be done to ensure that banks, their employees and their shareholders pay an adequate price for the implicit insurance they enjoy from governments and taxpayers - whether those governments are in America and Europe or in Asia and the Middle East. In the case of Britain, ensuring that the shareholders of Northern Rock lose every penny of their investment would be a good place to start.»
La décision pressante à laquelle est confronté Gordon Brown, c’est celle de la “nationalisation” de la banque Northern Rock. Puisque Northern Rock, chargée depuis août 2007 jusqu’à la moelle par des injections massives de fonds (essentiellement publics), dont plus aucun “investisseur” type-“fonds souverains” ne veut, reste pourtant à la dérive, il faut envisager l’ultime décision de la nationalisation. La banque, le système bancaire en général dans le système capitaliste, ne peut être abandonné à son sort comme le furent et le sont d’autres secteurs économiques parce que son effondrement conduirait aussitôt à une crise économique profonde touchant directement le citoyen (le citoyen-électeur), à une panique générale des épargnants et des déposants. C’est l’équilibre même de nos sociétés, donc des pouvoirs politiques qui sont censés les diriger, qui est en cause.
Symboliquement, puisque la phase visible de la crise a notamment commencé avec la crise de Northern Rock, la nationalisation serait une décision terrible. Ce serait une mise en procès de tout le capitalisme de marché libre sur lequel se fonde notre “civilisation”. Et, bien entendu, ce ne serait qu’un début.
Le même Gordon Brown a invité, le 29 janvier à Londres, ses principaux collègues européens (l’Allemande Merkel, le Français Sarkozy, auxquels l’Italien Prodi a réussi à se coller à sa propre insistance). Après une tragi-comédie dans les coulisses, car il n’était pas prévu au départ, il s’avère que le président de la Commission européenne Barroso sera présent. (La Commission était catastrophée d’être ainsi tenue de côté, lors des tractations initiales pour la réunion. Il a fallu une rude bataille pour faire accepter Barroso.) Cette réunion porte sur l’attitude concertée des gouvernements face à la crise. C’est une réunion politique et cela donne un bon éclairage de la situation du pouvoir politique réel en Europe. Le Conseil des 27 sera informé quinze jours plus tard, à la mi-février, des résultats de la réunion du 29 janvier. Face à l’urgence et à l’essentiel, la direction politique est bien, d’abord, dans le chef des trois principaux pays (Allemagne, France, Royaume-Uni).
La crise devient objectivement politique. S’il y a décision d’“intervention massive” des pouvoirs publics, la crise s’affichera, de par la décision de ces pouvoirs, comme fondamentalement politique. Ce que feront les dirigeants politiques de cette “prise de pouvoir”, c’est une autre histoire, – disons, une “nouvelle histoire”, où, pour la première fois pour la période, la dictature absolue de la doctrine du capitalisme de marché libre est directement mise en question, – et mise en procès de facto, compte tenu des circonstances.
Nous ne sommes pas en 1929 mais en 1933. (Si l’on prend l’analogie historique du modèle américaniste qui est évidemment le seul adéquat lorsqu’on évoque “la crise de 1929” comme précédent; seuls les USA réunissaient les conditions, avant et pendant la crise de 1929-1933, qui rendent l’analogie acceptable parce qu’elle surmonte les champs financier et économique des champs psychologique et politique.) L’expérience a raccourci les délais (mais en occultant certains événements), – à moins que l’on fasse du 11 septembre 2001 le véritable “1929” de la crise présente, ce qui ne serait pas si bête.
Le 5 mars 1933, Franklin Delano Roosevelt (FDR) prête serment. Dans la minute même, son secrétaire au trésor désigné quitte la cérémonie et rejoint ses nouveaux bureaux où il prend ses fonctions. Il travaille aussitôt à des décisions politiques de la nouvelle administration. La première sera d’ordonner la fermeture des banques US. Depuis plusieurs semaines, les faillites bancaires se comptent quotidiennement par dizaines, accélérant jusqu’au vertige la plongée du pays dans la désintégration. (André Maurois en septembre 1933 : «Si vous aviez fait le voyage vers la fin de l'hiver (1932-33), vous auriez trouvé un peuple complètement désespéré. Pendant quelques semaines, l'Amérique a cru que la fin d'un système, d'une civilisation, était tout proche.») Cette décision de fermeture des banques prises par FDR le lendemain de son inauguration marque la prise de pouvoir par le pouvoir politique d’une situation jusqu’alors laissée à la grande sagesse du marché libre.
Nous nous trouvons assez proche d’un tel moment de décision. La différence est qu’il n’y a pas eu, entre temps, la perception d’une crise financière et économique de l’ampleur de celle de 1931-33 (la vraie Grande Dépression US) parce que “la crise” se manifeste de façon très différente. Elle se manifeste plus à l’échelle globale que nationale et plus diversement, par des paroxysmes de “crises systémiques sectorielles” dans d’autres domaines en plus des domaines financier et économique. Cela nous restitue une réalité plus exacte et l’on peut alors accepter l’idée que “notre 1929” est bien le 11 septembre 2001, le délai supplémentaire étant du à nos capacités d’illusionnisme (virtualisme) et donnant le temps à la crise de s’aggraver d’autant. La crise de 1929-33 était déjà une crise de civilisation (Maurois employait les mots justes) qui se manifestait aux USA, déjà modèle de notre civilisation, mais elle fut cataloguée comme financière et économique seulement. La crise d’aujourd’hui est évidemment une crise de civilisation, la même en infiniment pire, et les domaines financier et économique de cette crise ne sont plus du tout les seuls à manifester cet état de crise. (Il y a la crise de l’environnement, la crise de l’énergie, la crise stratégique et politique, etc.)
Nous sommes en 1933 parce que nous approchons du moment de la prise du pouvoir par FDR, le moment où “le pouvoir politique prend le pouvoir”, – non par goût ou ambition, ou conviction, mais parce que les événements ne lui laissent pas d’autre choix. (Il est vrai qu’avant FDR, la politique de Hoover correspondait exactement à la doctrine du “laisser faire” en cours actuellement, impliquant des interventions plus ou moins importantes du pouvoir politique sans jamais de prise du pouvoir de la décision.) Les événements conduisent aujourd’hui le pouvoir politique à ce dilemme. Il va lui falloir choisir. Ou, dit autrement car lui non plus n’a pas le choix: il va devoir prendre la décision de “prendre le pouvoir”.
A partir de cela s’ouvrent des questions sans réponse. Pourra-t-il, aura-t-il les moyens de transformer cette décision de “prise du pouvoir” en actes efficaces et décisifs? Profitera-t-il de cette “prise du pouvoir” pour modifier radicalement les grandes orientations de notre temps historique? Et ainsi de suite. A priori, tout nous pousse au pessimisme de réponses plutôt négatives à ces questions. Mais la crise a une puissance, notamment de persuasion d’agir même sans conscience de l’enjeu dans les circonstances extrêmes, que notre propre puissance ne connaît plus.
Il faudra également veiller, à mesure de l’avancement des événements, à séparer les différents pouvoirs nationaux, malgré le nivellement de la globalisation. Il est évident que, dans la période cruciale qui s’ouvre, le pouvoir américaniste, en crise profonde d’impuissance et de paralysie, en plus d’être aveuglément lié à l’idéologie libérale du non-interventionnisme, est de loin le pouvoir le moins bien armé pour répondre aux sollicitations de la crise. (C’est lui aussi qui se réfère le plus, consciemment ou pas, à la référence de 1939-1933.) Pour faire avancer son action réformiste d’intervention systématique en 1933-34 (d’ailleurs sans obtenir autre chose qu’une amélioration temporaire), FDR avait du procéder à une profonde restructuration de l’appareil gouvernemental.
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