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9815 août 2009 — La chose pourrait s’intituler: “Votre Majesté, voici comment les choses se sont passées…”. Nous parlons, tout le monde s’en doutait, de la reine Elisabeth II d’Angleterre.
La Reine avait visité la London School of Economics en novembre dernier et avait posé une question simple et candide: “Pourquoi personne n’a-t-il vu venir cette crise?” Balbutiements, gargouillements, consternation, légères quintes de toux très style victorien. En un mot rapide, pas de réponse du tout. Sa Majesté n’était pas vraiment satisfaite de cette réaction, du moins les professeurs de la London School of Economics l’imaginèrent-ils ainsi. Par ailleurs, ils admirent que la question royale ne manquait ni de sens ni de sel, qu’ils n’avaient pu y répondre et qu’il valait la peine de s’atteler à la tâche, – pour donner une réponse. On convoqua donc un digne séminaire pour le 17 juin 2009. La liste des participants est longue et absolument prestigieuse. On la trouve en annexe de la lettre que la British Society a adressée à la Reine, et qu’on trouve sur le site de l’honorable association, par le biais d’un communiqué rendant compte de l’événement. La lettre a été adressée à la Reine le 22 juillet et mise en ligne le 27 juillet 2009.
Ainsi commence la missive: «When Your Majesty visited the London School of Economics last November, you quite rightly asked: why had nobody noticed that the credit crunch was on its way? The British Academy convened a forum on 17 June 2009 to debate your question, with contributions from a range of experts from business, the City, its regulators, academia, and government. This letter summarises the views of the participants and the factors that they cited in our discussion, and we hope that it offers an answer to your question.
»Many people did foresee the crisis…»
Puis nous enchaînons sur les divers avertissements qui furent lancés. Cette partie nous intéresse peu puisqu’elle ne répond pas à la question sensée de la Reine, et que cette question subsiste à la fin de cette première partie de la lettre où l’on dit qu’il y eut tant d’avertissement de la crise à venir, – puisqu’effectivement, tout s’est passé comme si “personne n’avait vu venir la crise”, – well, well, bien qu’on l’ait vue venir. Effectivement, aucune mesure préventive de rien du tout ne fut prise, la surprise fut totale dans les faits eux-mêmes, des erreurs grossières furent commises qui aggravèrent la crise, l’improvisation régna pendant quelques semaines, etc.
La partie qui suit est donc, elle, beaucoup plus intéressante. Elle explique pourquoi, malgré qu’on l’ait vue venir, personne n’a vu arriver la crise, ni, au moment fatal, exploser.
«But against those who warned, most were convinced that banks knew what they were doing. They believed that the financial wizards had found new and clever ways of managing risks. Indeed, some claimed to have so dispersed them through an array of novel financial instruments that they had virtually removed them. It is difficult to recall a greater example of wishful thinking combined with hubris. There was a firm belief, too, that financial markets had changed. And politicians of all types were charmed by the market. These views were abetted by financial and economic models that were good at predicting the short-term and small risks, but few were equipped to say what would happen when things went wrong as they have. People trusted the banks whose boards and senior executives were packed with globally recruited talent and their non-executive directors included those with proven track records in public life. Nobody wanted to believe that their judgement could be faulty or that they were unable competently to scrutinise the risks in the organisations that they managed. A generation of bankers and financiers deceived themselves and those who thought that they were the pace-making engineers of advanced economies.
»All this exposed the difficulties of slowing the progression of such developments in the presence of a general ‘feel-good’ factor. Households benefited from low unemployment, cheap consumer goods and ready credit. Businesses benefited from lower borrowing costs. Bankers were earning bumper bonuses and expanding their business around the world. The government benefited from high tax revenues enabling them to increase public spending on schools and hospitals. This was bound to create a psychology of denial. It was a cycle fuelled, in significant measure, not by virtue but by delusion. […]
»So where was the problem? Everyone seemed to be doing their own job properly on its own merit. And according to standard measures of success, they were often doing it well. The failure was to see how collectively this added up to a series of interconnected imbalances over which no single authority had jurisdiction. This, combined with the psychology of herding and the mantra of financial and policy gurus, lead to a dangerous recipe. Individual risks may rightly have been viewed as small, but the risk to the system as a whole was vast.»
Nous en venons enfin à la conclusion qui est à la fois roborative et extrêmement ambiguë, en même temps qu’elle apparaît finalement, à tout prendre, complètement surréaliste. Cette conclusion, si courte, si synthétisée, comprend une contradiction implicite si fondamentale qu’on ne serait pas loin de la prendre, à la réflexion, comme un fondement de l’explication de la crise de notre temps… Rien que deux phrases: «The events of the past year have delivered a salutary shock. Whether it will turn out to have been a beneficial one will depend on the candour with which we dissect the lessons and apply them in future.»
Ce qui nous frappe, en effet, et toujours après réflexion sur le sens des mots, c’est le faux contraste entre le mot “salutaire” (“choc salutaire”) et le mot “bénéfique” (“choc bénéfique”). Nous aurions pu aller encore plus loin dans l’ambiguïté, jusqu’à l’ambiguïté aboutissant à une sorte de tautologie complète mais “virtuellement” contradictoire; nous aurions pu choisir, – elle conviendrait, après tout, – l’une des traductions offertes par le Collins pour “bénéficial”, qui est: “salutaire”, tandis que “salutary”, vrai mot-ami, signifie bien entendu “salutaire”. Nous pourrions alors pu traduire les deux phrases comme ceci: “Les événements de l’année passée ont provoqué un choc salutaire. Quant à savoir s’ils auront finalement provoqué un choc salutaire, cela dépendra…”.
Mais non, après tout, cette simili-contradiction en forme de tautologie douteuse, en forçant (à peine) la traduction, correspond paradoxalement, à merveille, à la “réalité” du monde et à celle du système. Le premier “choc salutaire” est le choc causé par la crise tel que l’entendent le sens commun, l’évidence économique et historique, la puissance des événements, la raison humaine devant cette puissance, etc. Le second “choc salutaire” (le “choc salutaire qui a eu lieu sera-t-il un choc salutaire?”), lui, correspond au même choc tel que l’accueille la perception passant par le tamis du système et de tout ce qu’il autorise, et même recommande, comme déformation systémique des réalités, – y compris et d’abord, la réalité de ce fameux “choc salutaire”. Ce que laisse entendre l’honorable British Society, c’est par conséquent qu’il reste largement à voir, – et pour certains, c’est tout vu, – si le “choc salutaire”, absolument incontestable, fut effectivement un “choc salutaire” dans la “réalité virtualiste” du système. Entre les mots et au travers d’une traduction à peine sollicitée, la très honorable British Society se douterait-elle, même si inconsciemment, de quelque chose?
«There was a firm belief, too, that financial markets had changed» (“Il y a avait une croyance assurée que les marchés financiers avaient changé”), «politicians of all types were charmed by the market» (“les politiciens de tous les horizons furent ensorcelés par le marché”), «A generation of bankers and financiers deceived themselves » (“une génération de banquiers et de financiers se trompèrent eux-mêmes”), «‘feel-good’ factor» (“le sentiment de ‘se sentir bien’”), « a psychology of denial » (“une psychologie du refus”), « the psychology of herding» (“la psychologie moutonnière”). Tous ces termes, parmi d’autres, qui parsèment les citations de la missive à Sa Majesté renvoient à la psychologie. Ils décrivent une crise arrivée et éclatée selon une préparation extraordinaire d’une psychologie collective et faussée, à un niveau systémique, selon une approche collective et “moutonnière” qui n’a sans doute pas de précédent.
Bien sûr, dira-t-on aussitôt, c’est une remarque commune, bateau et sans intérêt de dire que la finance, les marchés, les bourses dépendent de la psychologie. Il serait temps de comprendre que ce n’est pas du tout de cette psychologie-là dont nous parlons, – car nous parlons depuis longtemps de psychologie à propos de la crise. Nous ne parlons pas de “la psychologie de la finance”, qui est la conséquence d’une situation donnée qui s’est installée, engendrant des réactions psychologiques identiques, dans un processus après tout assez naturel, – qui existait aussi bien au début du XXème siècle, en beaucoup moins rapide. On ne nous décrit pas des processus boursiers, des enchaînements à la baisse, dans le feu d’un effondrement de la Bourse qui suit un choc quelconque, ce choc qui constitue la crise à son point initial de déflagration. On nous décrit la psychologie collective d’une élite mondiale, fût-elle économique ou pas (les “politiciens ensorcelés” n’appartiennent pas au monde de la finance), incapable de voir arriver la crise alors qu’on la voit venir.
Ainsi s’agit-il d’une analyse intéressante qui est fournie à Sa Majesté, et d’une analyse effrayante si l’on se reporte à la conclusion où l’on dit qu’il y a eu un “choc salutaire” mais où l’on se demande s’il y a eu un “choc salutaire”. Ce que l’on nous dit principalement, c’est que la crise financière n’est pas un problème financier mais un problème psychologique collectif d’une ampleur sans aucun doute inégalée; le conformisme moutonnier des réactions psychologiques, soutenu par une “psychologie du refus” devant les faits, les prévisions évidentes, les avertissements circonstanciés, etc. Il nous apparaît évident que le phénomène n’est évidemment par circonscrit à la finance, qu’il vaut pour les guerres (Irak, Afghanistan), pour les jugements culturels et politiques (attitudes vis-à-vis de l’Iran, vis-à-vis de la Russie), etc.
La crise n’est pas celle d’un objet, – fût-ce la finance, la politique, la culture, tout ce qu’on veut. La crise est celle de la psychologie, et nous parlons d’une psychologie collective, et principalement sinon essentiellement, – sinon exclusivement, de la psychologie collective des élites. Nous vivons 1984 complètement à l’envers, ou “la servitude volontaire” vécue en sens contraire. Ce ne sont pas principalement le peuple, les masses, etc., qui vivent dans un univers orwellien et qui acceptent la thèse de La Boétie pour leur compte; ce sont les élites qui vivent dans cet univers.
On nous dira, finauds: mais bien sûr, cela leur rapporte tant et leur permet de conserver le pouvoir! Quelle vision insensée est-ce là. La question du pouvoir et de l’inégalité ne date pas d’aujourd’hui, et il a existé tant d’époques où les élites exerçaient l’un et maintenaient l’autre à leur avantage sans pour autant suivre cette “psychologie moutonnière” et cette “psychologie du refus”, au contraire en acceptant les faits froidement pour ce qu’ils étaient, et sans se tromper. Au moins, certaines de ses élites avaient l’un ou l’autre dessein qui avait sa cohérence. (Pour donner un exemple horriblement incorrect, – c’était par exemple l’époque où, paraît-il, comme disent nos amis progressistes, la religion était “l’opium du peuple”. On a gagné au change, n’est-il pas vrai?)
Quand on observe le paysage aujourd’hui, on a du mal à accepter comme formidablement puissantes, machiavéliques, faiseuses de plans mystérieux et formidablement efficaces, et ainsi de suite, ces élites avec leur “psychologie moutonnière” et leur “psychologie du refus”. Quel est le résultat de leur formidable action, disons depuis 9/11, qui est si important pour tant d’analystes, pour démontrer l’habileté de ces élites, que cette date semble avoir remplacé celle de la naissance de Jésus-Christ? Les puissances militaires occidentalistes en cours d’effondrement, celles des USA en premier, l’effondrement du système financière et sa réparation avec des bouts de ficelles à quelques dizaines de $trillions chacun, avant la prochaine dernière, une économie à vau-l’eau et des consommateurs qui ne consomment plus, des infrastructures type-Tiers-Monde aux USA, l’émergence favorisée de concurrents avec lesquels ils doivent tous prendre rendez-vous à Canossa (USA-Chine), des crises systémiques et eschatologiques insolubles qui s’amoncellent et ainsi de suite… Une performance swing pour ces élites qui reçurent en héritage le plus grand empire que le monde ait jamais connu, – au moins dès 1945, où la puissance US, avec larbins européens, dominait le monde comme jamais, avec bail renouvelé en 1989.
S’il y a aujourd’hui une catégorie sociale intoxiquée, complètement soumise à une mise en condition virtualiste et implacable, littéralement prisonnière du système, embrigadée, jusqu’à transformer son brio bien connu en un aveuglement sans précédent, ce sont bien nos élites, alignées bien en rangs comme autant de troupeaux à la “psychologie moutonnière” activée au quart de tour, au premier bêlement… By Jove, voici donc Sa Majesté remarquablement informée.
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