Pour la nième fois, les Américains enterrent l’“industrie de défense européenne”

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Pour la nième fois, les Américains enterrent l’“industrie de défense européenne”


2 juin 2004 — La publication Aerospace Daily publie, à la date du 1er juin, une information annonçant la sortie d’un rapport de la prestigieuse Rand Corporation sur l’industrie européenne. Le rapport est très alarmiste (« European Defense Industry In Trouble, RAND Says »). Ci-après, l’information de Aerospace Daily :


« The European defense industry is in trouble and won't be much of a player in the global defense market, according to a recent report from the RAND Corp.

» “The European defense industry is hobbled by accessible home markets that are mostly stagnant, with no harmonized procurement, making it a painfully slow and risky process to launch large new projects,” says the report. “Access to the world's largest market, the United States, is restricted for most players, while lingering national preference and governmental policy interventions limit the scope of further consolidation within Europe.”

» Europe's major defense players are BAE Systems, Thales and European Aeronautic Defence and Space Co., with a fourth, Finmeccanica, catching up. European governments aren't likely to procure in joint fashion quickly enough to provide a stable, united European home market for the Big Four, according to RAND. If things continue, European companies likely will fall behind technologically and U.S. companies increasingly will dominate the industry, the report says. »


Cette présentation du rapport laisse sans voix, et, comme elle est évidemment fidèle, on peut en conclure que le rapport de la Rand Corporation n’améliorera pas cette situation malheureuse.

Avant d’en venir à une appréciation générale qui sera nécessairement caricaturale, — la médiocrité et la fausseté du travail ainsi signalées ne laissent d’autre choix, — quelques remarques sur quelques aspects et éléments du dossier présenté.

• « Access to the world's largest market, the United States, is restricted for most players, while lingering national preference and governmental policy interventions limit the scope of further consolidation within Europe », dit la Rand. On nous présente donc comme des défauts irrépressibles le fait de la “préférence nationale” et d’une “politique industrielle” ; venue de commentateurs américains, qui prennent évidemment comme référence la perfection américaniste, cette remarque a de quoi, une fois encore, couper le souffle : qu’y a-t-il de plus marqué au monde par la “préférence nationale” et la “politique industrielle” que la politique du Pentagone ?

• Cette citation se termine par le regret, dont nul ne doute de la sincérité (sans ironie, cette remarque) que les Européens ne puissent pousser plus avant leur “consolidation” (« … further consolidation within Europe »), c’est-à-dire rachats, fusions, rassemblement en des entités encore plus grosses. Cela est écrit noir sur blanc au moment où Washington subit de plein fouet le scandale de la commande des cent ravitailleurs en vol de Boeing, qui constitue une démonstration, sanglante (leasing sur 10 ans à $23 milliards) que le système de consolidation poussé à son terme dans les années 1990 conduit à la corruption et au monopole, c’est-à-dire à la destruction d’une industrie. Consolidation ? Pour l’édification de la Rand et de la solution qu’elle propose à l’“industrie européenne” (consolidation), voici ce qu’en dit le secrétaire à l’Air Force James Roche dans National Defence Magazine, édition du mai 2004 :


« The Air Force would have been much better off if there had been more than one U.S. competitor bidding for the air-refueling tanker program, says Secretary James Roche. Ongoing investigations into procurement irregularities associated with an Air Force decision to lease up to 100 767 tankers from Boeing effectively derailed the program, Roche says. The debacle could have been avoided if there had been a legitimate competition. The European consortium Airbus is the only other vendor that could have competed with Boeing, but a contract of that magnitude—worth about $23 billion—would not likely have been awarded to a non-U.S. supplier.

» “Part of the problem is the collapse of the defense industry,” Roche says. “We are increasingly dealing with monopolies. When I was in the industry, I said it was wrong to over-consolidate, and that we would come to regret it.” »


• Rand nous parle des Big Four d’Europe, en mettant BAE, EADS, Thales et bientôt Finnmeccanica (les braves Italiens en seront flattés et Berlusconi pourra parler de la supériorité de la civilisation occidentale). Il s’agit, pour Rand, du noyau dont le reste de l’“industrie européenne” doit s’inspirer en consolidant encore plus. Une telle sottise de la simple description de la situation a de quoi surprendre, malgré les précédents à cet égard dont est coutumière cette sorte d’études. Tenons-nous en à un exemple qui concerne les avions de combat, dont Rand admettra qu’ils représentent la pointe de la technologie en matière d’armement. Trois des Big Four ont uni et unissent leurs efforts pour fabriquer et produire ce qui devrait rester comme l’une des plus formidables et coûteuses catastrophes de la coopération européenne : l’Eurofighter. Pour autant, l’Europe n’est pas privée d’avions de combat de la nouvelle génération. Il y a le SAAB JAS-39 dans la catégorie des chasseurs légers et le Dassault Rafale dans la catégorie des avions de combat toutes missions et à grandes capacités. Parmi les trois avions de combat de cette dernière catégorie (Eurofighter, Rafale, JSF), seul le Rafale vole et entre en service avec le minimum de problèmes. Les deux autres sont de la catégorie dite recipe for disaster. Les sociétés qui produisent le JAS-39 et le Rafale ont toutes deux échappé à la consolidation. Ajoutons que le programme de coopération européen en démonstrateur de technologies le plus prometteur aujourd’hui est l’UCAV, lancé par la France et confié à la maîtrise d’œuvre de Dassault, toujours le même rescapé des consolidations. Et ainsi de suite.

• Pour ce qui est des Big Four sélectionnés par la Rand comme indiquant la voie à suivre dans la consolidation nécessaire, on notera la persistance infatigable des Américains à y faire figurer BAE Systems. Le conglomérat britannique, qui est effectivement l’aboutissement du processus de consolidation, n’a plus de britannique que le nom, comme l’a fait remarquer le ministre britannique de la défense. La réalité de BAE est désormais non-européenne, c’est-à-dire américaine ; BAE, champion de la consolidation à l’américaine, a appris, au cours de ce processus, à gérer ses programmes d’une façon si catastrophique qu’il est en train de perdre la clientèle du MoD britannique et qu’il a désormais perdu des capacités essentielles en matière de technologie.

Sur la consolidation et ses vertus diverses, tout cela très américaniste comme le recommande Rand, nous conseillons la lecture des deux textes que nous venons de mettre en ligne ce jour, dans notre rubrique “Notes de Lecture”.


Une appréciation générale, — est-ce bien utile?

Les mêmes critiques à l’encontre de l’“industrie européenne” (qu’est-ce que c’est ? La Rand est-elle capable de la définir ?) sont répétées, depuis 40 ans, ad nauseam, au travers d’autant de rapports de cette sorte qu’on veut, évidemment payés à prix d’or et bons pour être cités dans les séminaires transatlantiques chic. Le même destin est annoncé pour cette même “industrie européenne”, depuis 40 ans, toujours ad nauseam, — c’est-à-dire, sa disparition corps et biens (et âme, par-dessus le marché). L’“industrie européenne”, concept utile comme il y eut des “idiots utiles” du temps de Staline, continue pourtant à exister, ne serait-ce que pour permettre la réimpression de telles sottises marquées du sceau d’une “authoritative source”, comme est ce rapport de la Rand.

Les seules choses que ce rapport permet d’avancer comme conclusion assurée, c’est que la Rand est passée maîtresse dans l’art d’usurper une réputation qui n’a plus guère de fondement de rien du tout ; c’est aussi que les experts occidentaux, et particulièrement les experts américains, continuent à sombrer dans le ridicule d’affirmations pompeuses décrivant un monde qui n’a jamais existé. Il en faudra plus, c’est à craindre, pour sauver le JSF et convaincre James Roche que le monopole de Boeing proposant ses avions-citernes en leasing est une opération vertueuse dont l’Europe devrait s’inspirer.