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18 décembre 2005 — Maintenant que tout le monde est rentré chez soi, voyons les choses sérieusement. Le sommet de Bruxelles a bien mis la situation au clair, notamment par rapport à l’extraordinaire déchaînement pro-anglo-saxon que nous entendîmes en juin-juillet. Bien que cruel, le titre du Sunday Times de ce matin nous résume cette situation : « French overjoyed at the taming of Tony », — ce qui pourrait se traduire par le constat que les Français prirent grand plaisir à observer le domptage de Tony Blair. On pourrait ajouter que le dompteur fut Angela Merkel, ce qui ne manque pas de sel.
Bref, la réalité est de retour. Elle renvoie au magasin des accessoires les sornettes diverses, fabriquées par les Anglo-Saxons et que les commentateurs français relayèrent fidèlement cet été. La réalité, ce sont ces quatre points principalement:
• Plus que jamais, l’Europe c’est trois grands acteurs: Allemagne, France et UK. Qu’on soit à 16 ou à 25.
• S’il y a un acteur “plus isolé” que les autres dans ce trio, c’est l’anglais et non le français.
• Tony Blair garde une ambition européenne qui le met en position de faiblesse, — dans le concert européen et chez lui — parce que, malgré tout, il est prêt à faire des concessions pour garder cette dimension européenne.
• Dans sa position de faiblesse, Merkel ne peut briller que si elle joue les faiseuses de compromis (“honest brocker”). Elle l’a fait et cela profite à la France.
Observons d’abord, comme ligne de réflexion générale, qu’il y a une “logique européenne”. Ce n’est pas une logique communautaire ni une logique de l’intégration, ni une logique de la réforme (anglo-saxonne), ni une logique de la pérennisation de la PAC, etc. C’est une logique des intérêts européens, qui passe par le maintien en place des sources de sa puissance. Celle-ci s’exprime par un axe de nations puissantes (les trois citées), dont la France est plus que jamais le pivot. C’est une réalité géopolitique (la position de la France, la puissance de ses structures, notamment militaires) et une réalité psychologique (la France est le seul pays à posséder une perception très forte de la souveraineté nationale et de l’indépendance). Voilà les facteurs européens. Le reste, c’est-à-dire le mauvais état de la France, — sa crise budgétaire, sa crise de société, l’ahurissante médiocrité de son personnel politique, — constitue une crise française qui est le reflet de la crise générale, on dirait la “crise de civilisation” qui affecte l’Occident en priorité, et le reste derrière ; bref, la “crise de civilisation” qui s’exprime dans le cadre de la globalisation. La France est singulièrement touchée, ou touchée d’une façon voyante, parce que c’est un pays aux structures traditionnelles fortes, qui oppose le plus de résistance à la poussée déstructurante qui est la cause de la crise ; mais tous les autres, notamment tous les autres pays européens, sont touchés et également plus ou moins à la dérive, et au bout du compte impuissants.
(On a trop souvent l’impression qu’en disant ce que nous jugeons être des réalités historiques puissantes, nous faisons le panégyrique de la France actuelle, de sa grandeur politique et de son bonheur courant, de son influence heureuse, de la qualité de ses dirigeants, etc. Rien de tout cela. La France est en crise parce qu’il est normal aujourd’hui d’être en crise; le pays qui ne le serait pas nous inquiéterait beaucoup; le pays qui l’est beaucoup (la France) ne fait que manifester sa puissante sensibilité historique à une situation au caractère subversif sans précédent. Certaines puissantes réalités historiques persistent, et tant qu’elles le feront il y aura crise; le jour où elles disparaîtront, si cela arrive (notre conviction est que cela n’arrivera pas) il n’y aura plus de crise. Nous serons réduits à un magma général où se seront abîmés notre civilisation et l’équilibre du monde. Ce sera la fin de l’Histoire, — merci, Fukuyama, — et la fin de la civilisation telle que nous la connaissons.)
Les enseignements de ce sommet pour les trois grands pays (et pour l’Europe par conséquent) sont les suivants:
• La France n’a pas besoin d’une direction inspirée pour peser le poids qu’elle pèse en Europe, qui est considérable. On dirait même que, vu l’état calamiteux de la classe politique française, sa bassesse et son manque d’inspiration, il vaut mieux que les Français laissent faire les autres dans les sommets européens et qu’ils en disent le moins possible. Il faut observer cela comme un paradoxe logique: dans le désordre actuel, la France n’a pas besoin, au niveau européen, d’une direction affirmée qui ne pourrait être, à cause de la médiocrité générale, qu’un étalage de vanités futiles et de “victoires médiatiques” sans substance. Son poids et sa psychologie font de la France, aujourd’hui, dans la crise générale, le pivot central évident de l’Europe. (Nous parlerons différemment si surgit un nouveau de Gaulle. On verra. Il faut toujours être prêt au miracle.) L’“isolement français” que le troupeau des journalistes assermentés dénoncent en ricanant de plaisir tous les six mois revient au constat de l’unicité de la position française: la France est nécessairement la seule nation à être, dans la crise déstructurante que nous subissons aujourd’hui avec une force incroyable, complètement européenne. Par conséquent, elle paraît parfois isolée, et elle l’est d’ailleurs, — mais isolée parce que la plus européenne. Comme nous sommes en Europe, l’isolement cesse régulièrement, quand nous revenons à la réalité historique.
• L’Allemagne manœuvre dans ses vraies limites, qui sont régionales. Une Merkel limitée par sa victoire-défaite est peut-être une excellente chose : une chancelière à l’ambition “régionalisée”. Cette ambition la porte nécessairement à renforcer l’axe de sa région, ce qui passe par un soutien de la France mais un soutien critique de la direction française. Le Sunday Times dit que Merkel a “retenu” Chirac dans sa charge benoîtement anti-anglaise (inutile de frapper un Tony Blair déjà à terre), ce qui n’est peut-être pas plus mal : « Diplomats said Mrs Merkel had “restrained” President Jacques Chirac of France, rather than giving him the free hand he enjoyed under Germany's previous leader, Gerhard Schröder, whose relations with Mr Blair had become poisonous. » Puisqu’on ne peut saluer un Tony Blair pulvérisé et qu’il n’est pas question de saluer la France, la presse proclame Merkel vainqueur (« Angela Merkel, the new German Chancellor, emerged as the key deal-maker at her debut EU summit », écrit The Independent). Pourquoi pas? On a les victoires qu’on peut et celle-ci lui va comme un gant.
• La situation britannique est de loin la plus intéressante. Le parti conservateur a retrouvé des ailes avec son nouveau président David Cameron, sorte de Sarkozy d’outre-Manche, c’est-à-dire à front renversé (conservateur dans un parti bloqué dans une droite dure, s’affichant audacieusement vers “la gauche”). Il faut se méfier de ces emportements faciles, — là aussi, on verra. Plus intéressante est la position nouvelle de Tony Blair. Tout le monde lui tire dessus parce qu’il a capitulé, y compris, à peine mezzo voce, son Iago personnel, le chancelier de l’Échiquier Gordon Brown. Blair battu à cause de l’Angleterre anti-européenne, à la dérive chez lui à cause de ses engagements pro-américains (Irak), redevient peut-être intéressant. Sa seule possibilité de résistance acharnée (il s’y connaît), c’est peut-être, justement, l’option européenne; c’est sa différence, le domaine où il peut encore s’affirmer, tous les autres devenant “anti-européens” en dénonçant sa capitulation. A Bruxelles, Blair a mangé son pain noir européen, avec une capitulation humiliante sur le “chèque” sans rien avoir de solide en échange. Il ne lui reste plus qu’une solution : jouer l’Europe à fond, et espérer qu’il y reste pour lui quelques miettes de pain blanc. Il pourrait alors à nouveau chercher à incurver la politique britannique dans un sens franchement européen. Par exemple, avec une initiative comme il en eut déjà (le traité de Saint-Malo en décembre 1998)?
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