Pour vaincre le Système, il faut vouloir être antiSystème

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 1982

Pour vaincre le Système, il faut vouloir être antiSystème

C’est Ho Chi Minh, l’“Oncle Ho”, qui, en 1945, énonça la doctrine dite de l’“ennemi principal”. Entre les Français et les Chinois, Ho détermina que les Chinois étaient les plus dangereux parce qu’ils menaçaient d’absorber le Vietnam (alors partie de l’Indochine) tandis que les Français tentaient de s’en dégager dans des conditions honorables, qui sauvegarderaient certains de leurs intérêts et de leur influence, en tentant d'installer des directions qui leur seraient proches ou avec lesquelles ils auraient de bonnes relations. Cette doctrine “tactique” sacrifiait momentanément des objectifs qui pourraient plus tard être repris. Pour les Français, avec Leclerc en mission en Indochine,la doctrine permettait d’engager des pourparlers avec le Vietminh, avec l’espoir d’éviter un conflit qui menaçait de leur coûter beaucoup, – ce qui, si l'opération avait réussi, aurait transformé l’aspect “tactique” de cette doctrine en un accomplissement stratégique. Finalement, les pourparlers échouèrent et la guerre d’Indochine devenait alors inévitable. Il n’empêche que la doctrine de l’“ennemi principal”, qui rassemble, selon d'ailleurs une technique vieille comme le monde, des partis adverses au nom d’un intérêt supérieur qui leur est commun, avait prouvé toute sa justification et devenait un modèle pour nombre de circonstances.

Nous sommes, aujourd’hui, entre partis divers de tendance antiSystème, placés dans des circonstances approchantes qui méritent qu’on envisage la doctrine de l’“ennemi principal”. Cela est d’autant plus vrai que jamais, au grand jamais dans l’histoire, un “ennemi principal” n’a autant figuré comme tel, et même comme irréductible “ennemi principal”, que ne le figure aujourd’hui le Système. Divers épisodes en cours mettent en évidence cette circonstance. Nous en choisissons deux parmi tant d’autres et nous commençons par le moins pressant pour l’instant et nous poursuivrons par le plus “chaud”, le plus pressant, qui est l’affaire grecque. L’on verra que, dans cette approche comparative, la leçon de la doctrine de l’“ennemi principal” s’adresse essentiellement aux Européens, et encore plus précisément aux Français.

• Retenons d’abord l’affaire “des traités”, – pas seulement le TTIP, si fameux en Europe, mais également le TPP, particulièrement d’actualité aux USA, et aussi le TISA, troisième traité moins connu qui est pourtant le plus terrible de cette affreuse trilogie. L’Américain Kevin Zeese définit les trois traités de cette façon, avec pour nous l’accent sur le troisième, TISA (Trade and services agreement), qui est le moins connu et le plus dévastateur des trois :

«That’s each of the three big treaties that Obama’s currently negotiating. TPP’s going to be the first one, Trans-Pacific Partnership. Covers all the global Pacific except for China, they’re excluded. And there’s the Atlantic version [TTIP] that’s being negotiated with Europe right now. In a lot of trouble in Europe, the Europeans are fighting about that very aggressively and there’s not going to be as much unity there as there is in the Pacific. And then the bigger one, the most important one I think, is the Trade and Services Agreement, called TISA. Fifty countries. Services is 80 percent of our economy and includes everything from postal services, which they want to privatize, educational services, health services, accounting services, financial services, water, food, all these services are going to be part of that one. That’s the big one, that’s going to be the third one, most likely.»

Kevin Zeese est l’organisateur d’un lobby, PopularResistence.org (un lobby peut être, doit être vertueux selon notre conception, s’il est utilisé dans un sens antiSystème). Zeese est avocat, il a servi dans l’équipe de campagne électorale de Ralph Nader en 2004, il a travaillé dans le parti indépendant. Il a été candidat pour le Sénat des USA en 2006, ayant réussi l’exploit de recevoir l’investiture du Green Party (gauche populiste) du parti libertarien (extrême-droite traditionniste) et du parti populiste (rassemblement populiste droite-gauche). Il est interrogé par Paul Jay, de la chaîne TV TRNN (The Real News Network), interview reprise le 26 juin 2015 sur FlushTheTPP.org. Voici le passage où Zeese décrit la version US de la théorie de l’“ennemi principal”, dans les positions et les votes qui ont eu lieu et qui auront lieu au Congrès, concernant le TPP. (Malgré les votes qui ont donné la Fast-Track Authority à Obama, la bataille, extrêmement complexe, n’est pas finie, comme Zeese l’explique par ailleurs dans l’interview... ) (Nous mettons en gras l’une ou l’autre formule qui nous paraît importante.)

Jay : «Okay, just a final... quickly. Some of the no votes, it’s kind of a strange alliance here. You have on one side people like Sherrod Brown, maybe Elizabeth Warren. On the other side you have Rand Paul, Ted Cruz, Marco Rubio. Very different interests, one would think. But these people are voting no. why?»

Zeese : «Well, it’s really a debate between the populists and the elitists. It’s really a debate between people and money, and that’s really what the dividing line is. And I think someone like Ted Cruz, while he of course raises money for his presidential campaign, he also has a populist kind of piece of the Republican side. Sherrod Brown is certainly a populist on the Democrat side. So is Elizabeth Warren and Bernie Sanders. And so it really is that kind of division. It’s more about money. Do you put money first, or people first? And that’s really what it comes down to.»

Jay : «Ted Cruz puts people before money?»

Zeese : «He does, for his party. I mean, for people on the, who are Conservative, they see Ted Cruz as fighting for what their populist beliefs are, so yes.»

Jay : «Some people are suggesting Cruz and Rubio, it’s primarily they don’t want to give Obama any more power. That’s what it’s mostly... [inaud.]»

Zeese : «That’s one of the aspects of this. Is that... and a lot of members of Congress, Harry Reid for example, they don’t want to give more power to the executive at any time, because this is really a shift of power from the Constitution. The Commerce Clause says the Congress has the power to regulate trade between nations. And people don’t think we should be shifting that power to the President. With the Republicans right now there’s also the personal view. They don’t like President Obama, they don’t trust President Obama, and so they don’t want to give it to him, as well. But there’s also a general view that we should really have the Congress playing their role and not giving up their Constitutional power to any president. And so I think that’s part of it, but it’s also personal.»

Retenez ces formules, parce qu’elles ont leur réelle valeur, avec une signification simple et décisive : “un débat entre les élitistes et les populistes” (“élitistes” pour les élites-Système, populistes pour le reste, le peuple, les 99%, c’est-à-dire potentiellement ceux qui devraient être antiSystème) ; “un débat entre les gens et l’argent” ; un débat en forme de question : “Placez-vous votre priorité d’abord dans l’argent ou d’abord dans les gens ?” Et les personnalités (tous des sénateurs ayant voté “non” au TPP, dans ce cas) que Zeese installe sur la même de ligne de pensée, qui “placent leur priorité d’abord dans les gens plutôt que dans l’argent”, vont de l’indépendant pseudo-socialiste-Saunders, de la démocrate-progressive Warren, au républicain-libertarien Rand Paul, aux républicains populistes Cruz et Rubio.

La question qui se pose aux Européens, et notamment au Parlement Européen qui est directement concerné par ces traités qui portent un bouleversement tellurique sans précédent de toute notre civilisation, est de savoir si eux aussi sont capables de transgresser les lignes de séparation entre tel groupe et tel groupe, s’ils sont capables, pour certains d’entre eux, d’envoyer au diable les consignes-Système qui “démonisent” une partie d’entre d'autres, – tout cela empêchant de créer une alliance fondamentale contre l’“ennemi principal” ? (Il est stupéfiant de constater combien peu parmi les hommes politiques, y compris à tendance antiSystème ou avec profession de foi antiSystème, comprennent que les démonisations de type sociétal et idéologique constituent l’exercice favori de manipulation du Système pour alimenter la discorde chez l’adversaire, chez les antiSystème.)

• Bien entendu, la même situation règne, les mêmes anathèmes veillent, les mêmes regroupements attendent désespérément de se faire dans l’affaire de la crise grecque qui, aujourd’hui, secoue l’Europe, – ditto “les institutions”, selon Tsipras, – pour les jours qui viennent, dans une occurrence de rupture que personne n’aurait imaginée possible il y a seulement six mois. La crise grecque met à nu tous les mécanismes, l’autoritarisme, la volonté de puissance et d’entropisation que constitue l’UE, appendice européaniste du bloc américano-européaniste. (Comme nous écrivions ce 28 juin 2015, à propos de la Grèce face au Système, car il ne s’agit pas d’autre chose : «Qu’elle sache, quoi qu’il en soit, qu’elle nous a déjà beaucoup donnés, en nous révélant que non seulement le roi est nu, mais qu’il ne cache même plus qu’il est nu, qu’il se fout d’être nu, que sa nudité est le moyen d’accomplir ses desseins d’assassinat du monde, que sa nudité mortelle est bien le destin qu’il nous réserve.»)

Les réactions aux évènements du week-end sont intéressantes, d’abord quand elles sont particulièrement inintéressantes, notamment de la part des experts en lénification, venus de l’UE ou associées (successivement Moscovici [«Malgré efforts inlassables, #Eurogroupe conclu sans accord. #Grèce doit rester dans zone euro.»], Donald Tusk [Même chose], Eric Woerth et Benoist Apadou, tous deux de la patrie des gaullistes [successivement «Sidérant comportement de Mr #Tsipras! C'est plus dur de gouverner que d'être populiste...», «J'avoue ne pas comprendre la position du gvt grec ! Le bras d'honneur aux créanciers qui tentent de sauver la Grèce est surréaliste !»]). Ces sornettes sans fin, d’une pauvreté à ne pas croire, doivent d’autant mieux éclairer les réactions de cette autre catégorie de personnes que RT-français détaille, le 29 juin 2015 : «Pour Jean-Luc Mélenchon, du Parti de Gauche, la Grèce fait preuve de dignité face à des créanciers carnassiers. A l'autre bout de l'hémicycle, le Front National, par la voix de Florian Philippot, le référendum est une “leçon de démocratie.” De l'autre côté de la Manche, le leader du parti indépendantiste britannique Ukip appelle la Grèce a regagner sa souveraineté, dans un message qui se veut supportif. Pour Pablo Iglesias, le leader du parti espagnol Podemos, dont des militants viennent d'être élus maires de Madrid et Barcelone, “Le Fonds monétaire international et le gouvernement allemand attaquent la démocratie. Ils détruisent le projet politique de l'Europe.” L'homme politique s'est exprimé de cette manière face à la presse, ajoutant que le FMI voulait “étrangler la Grèce.”»

Face aux ectoplasmes précédemment consultés, qu’ont donc en commun ces quelques noms parmi d’autres, sinon celui d’avoir un “ennemi principal” parfaitement identifié, quelque forme qu’il prenne pour chacun (on connaît la nature exceptionnellement transformatrice du Système, qui change de visage et d’aspect avec une immense maestria). Il nous paraît évident qu’il est absolument nécessaire que quelque chose, quelque circonstance, quelque coup du sort suscite un rassemblement tactique de ces antiSystème, – sans se cacher une seconde que l’importance du combat est telle que la tactique se transformera vite en stratégie, lorsqu’il apparaîtra d’une façon aveuglante que l’“ennemi principal” n’est pas une occurrence temporaire et conjoncturelle, mais un facteur absolu et totalement structurel, sinon totalitaire, indiquant la seule bataille qu’on puisse concevoir aujourd’hui de mener.

Le 12 avril 2012, nous écrivions déjà, à propos de Mélenchon, en pleine présidentielles de 2012 : «Ainsi relève-t-on une ambiguïté dans l’attitude de Mélenchon, ambiguïté qu’il n’est pas le seul à porter, qui se marque le plus souvent quand surgit une personnalité politique qui entend affirmer une position de forte substance. Le décalage est considérable entre son discours socio-politique intérieur, fortement “idéologisé” et proclamé partout, et son discours fondamental de “politique de la grande crise”, celui qui nous intéresse, et qui est dit mezzo voce, pour des oreilles attentives ou incrédules. Le premier soulève peut-être les foules mais il est d’une pauvreté inhérente à l’“idéologisation” de notre temps (de droite, de gauche, ou du centre, ou d’où que vous le voulez). Malgré les apparences, il joue à fond pour le Système, en perpétuant les clivages artificiels qui empêchent les alliances antiSystème fondamentales. Les attaques de Mélenchon contre la FN font partie de ce folklore assez vain, réducteur et peu glorieux, et en plus complice du Système. (Cela nous rappelle une confidence désabusée de Régis Debray début mai 2002, alors que d’immenses manifs’, essentiellement de gauche, parcouraient la France contre un Le Pen assuré de ne jamais pouvoir gagner ce deuxième tour, et que nous nous interrogions sur la signification et l’héroïsme de cette mobilisation : “Qu’est-ce que tu veux, chaque génération a besoin de sa guerre d’Espagne..”. Les temps ont changé, pour ce qui est de l’héroïsme.)

» ...Ce qui rend d’autant plus précieux et brillant, l’autre aspect de l'intervention de Mélenchon, sa “politique de la grande crise”...»

Pas un mot à retrancher, nous semble-t-il, mais trois années à rajouter tout de même, – et s’il n’y a pas un mot à retrancher, il n’y en a malheureusement aucun à rajouter dans le sens de l’avancement des choses. Depuis 2012, les évènements se sont extraordinairement aggravés, le Système attaque aujourd’hui absolument à visage découvert, sans le moindre souci de la moindre des apparences, avec quelques piètres psychologies aux abois (Moscovici, Tusk) tentant désespérément de garder le visage lisse de l’innocence appointée. Devant des évènements d’une telle ampleur, si grands et si importants, si complètement déclenchés par la puissance des forces incontrôlées de la Grande Crise d’effondrement du Système, si au-dessus du sapiens-courant que les vacanciers sur la route du soleil ne s’aperçoivent de rien, comment ne parvient-on pas à se rassembler pour présenter un front commun lorsqu’on possède un peu de conscience de la puissance de cataclysme, – comment ne parvient-on pas à comprendre qu’il le faut, et qu’il faut avoir les tripes, bref les cojones pour le dire leste, de le clamer haut et fort ? Il serait bien temps que les antiSystème soient vraiment antiSystème, puisque, par ailleurs, il est écrit qu’ils n’échapperont pas à leur destin...

 

Mis en ligne le 29 juin 2015 à 14H24