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Nos lecteurs ont pu noter l'importance que nous accordions à l'affaire du coup manqué de Caracas, contre le président vénézuelien Hugo Chavez. (Voir divers commentaires et nouvelles sur ce sujet dans notre rubrique Faits & Commentaires, depuis le 14 avril.) Nous aimerions nous en expliquer plus en détails. En effet, notre appréciation est que cet épisode dépasse le seul cadre d'un événement coutumier dans ces pays, entre forces populistes et forces capitalistes, ces dernières avec le soutien américain, dans cette partie du monde. Nous allons signaler divers aspects de l'événement qui nous semblent le rendre particulièrement intéressant.
L'attaque contre Chavez a clairement ressuscité la bataille du populisme contre le capitalisme dans un sens très général, si caractéristique de l'Amérique latine dans ses rapports conflictuels avec les USA. On connaît les engagements de Chavez à cet égard. Il les a déjà clairement définis (référence constante dans son discours et dans son action à Simon Bolivar, libérateur de l'Amérique latine au XIXe siècle). Jusqu'ici, Washington s'était gardé de s'engager sur le terrain de la confrontation avec Chavez, notamment parce que, depuis le début des années 1990, ce même Washington joue la démocratisation du continent sud-américain.
Chavez rendait en général assez nerveux les pays d'Amérique latine rapidement reconvertis en démocraties parlementaires. Pour nombre de pays, cette reconversion démocratique est la feuille de vigne made in USA qui remplace la brutalité des dictatures également made in USA des décennies d'avant. (Ces dictatures avec leurs dictateurs à propos desquels on trouvait toujours un chroniqueur à Washington pour ressortir la phrase fameuse d'un ambassadeur de l'administration Eisenhower : « He is a son of a bitch, but he is our son of a bitch. ») Il n'empêche, ce vernis bureaucratique donnait assez de vertus à ceux qui s'en couvraient pour pouvoir mettre en cause, d'une manière démocratique qui ne paraissait pas téléguidée de Washington, le réformisme (pourtant prudent) de Chavez. Tout cela allait comme un gant à Washington.
Le coup d'État de la semaine dernière fait voler ce montage en éclat. On retrouve d'un coup le capitalisme le plus grossier, avec les moyens du bord habituels à Washington (pressions diplomatiques, intervention clandestine, etc), et on s'avise que Chavez a été élu démocratiquement. Du coup, Chavez le populiste réformateur qui mange du gringo à longueur de discours devient un pur démocrate agressé par les capitalistes, comme du temps des républiques bananières. On ne peut rêver plus stupide opération. Il y a tout lieu de penser qu'on va persévérer dans la stupidité puisque les réactions post-coup à Washington ont été d'avertir Chavez d'avoir à se conduire un peu mieux. (Même cas qu'au Moyen-Orient, avec Arafat-Sharon : c'est en général celui qu'on attaque qui est sommé de cesser ses attaques, celui qu'on agresse qui est sommé d'en rabattre avec son agressivité, etc.)
Le soutien US au coup d'État a été manifeste et est très vite apparu en pleine lumière. Il s'appuie, pour les moyens “techniques” sur tout l'appareil de sécurité nationale, comme d'habitude, mais également sur les réseaux US mis en place sous Reagan, constitués à cette époque pour le soutien aux Contras et alimentés par les revente d'armes et de drogue pour les fonds de fonctionnement. On retrouve des personnalités tels que Otto Reich, qui est un personnage contrasté, anti-castriste d'extrême-droite, expert en désinformation et en manoeuvres de déstabilisation et de provocation, qui trône aujourd'hui au State department, à la tête des affaires latino-américaines (voir l'article de Tom Turnipseed, sur Common Dreams, détaillant la carrière de Otto Reich).
Bref, on retrouve à Washington les mêmes pratiques et certains acteurs de ces mêmes réseaux qui conduisirent toutes les opérations autour du Nicaragua dans les années 1981-86, à cette époque avec l'ex-général Singlaub (ex-commandant en chef de l'U.S. Army en Corée), Oliver North, le soutien de la Ligne Anti-communiste mondiale de Taïwan, de la secte Moon, les connections avec certains réseaux de trafiquants de drogue, etc. On retrouve à nouveau, comme sous Reagan, une Maison-Blanche hors de contrôle, avec ces réseaux jouant leurs jeux, et, nouveauté intéressante, une pénétration sans précédent du monde industriel transnational (le big corporate, voir plus loin).
C'est une curiosité du système actuel et des USA. Le système washingtonien est fondamentalement doué dans le maniement du médiatisme et du virtualisme et il commet des erreurs monumentales qui détruisent les montages efficaces qu'il a réalisés grâce à sa virtuosité. L'attaque contre Chavez porte ainsi un coup sévère au système pseudo-démocratique pro-US installé sur le continent sud-américain, non en attaquant ce système (cela n'a guère d'importance, sauf pour les intellectuels des salons parisiens) mais en risquant de modifier la position de ceux qui le dirigent. Washington oublient toujours, par vanité là encore, que ses alliés sont souvent contraints ou réticents, ou/et achetés bien entendu, et que leur alliance peut se modifier du jour au lendemain.
Nombre de dirigeants démocratiques sud-américains sont pro-US dans la mesure où les USA jouent le jeu de l'apparence démocratique en n'intervenant pas trop visiblement. L'affaire de Caracas les met dans un mauvais cas et même, pour certains, pourraient les inciter à modifier leur position dans un sens plus national et plus anti-US. Certains signes pourraient le manifester. Si le Brésil achète demain des Mirage 2000-5 plutôt que des F-16, comme c'est assez probable, la transaction, qui pouvait apparaître comme relativement dépourvue de sens politique avant le coup de Caracas, deviendra un acte politique anti-américain de très forte valeur.
Le coup manqué de Caracas est une première. Pour la première fois, il s'agirait de ce qu'on pourrait nommer un "coup d'État d'entreprise", avec les habituelles félonies des rapports industriels : le "patron des patrons" vénézuelien organise l'action, s'appuie sur les syndicats, qu'il trahit aussitôt en ne tenant aucune des promesses faites, et ainsi de suite. Il s'agit là d'une action inédite d'un point de vue historique, dans tous les cas par ses caractéristiques. Le but était essentiellement économique, avec la main-mise sur le pétrole vénézuelien (25% des exportations US de pétrole). (L'action est par exemple très différente de celle du Chili, jusqu'à la chute d'Allende en 1973. ITT avait tenu une place importante dans cette action mais cette société US n'était pas maîtresse d'oeuvre. Son action avait été suscitée et contrôlée par Kissinger principalement, soutenu par Nixon, avec la CIA essentiellement, pour être la courroie de transmission de l'action US auprès des forces économiques du pays. Le but de l'action anti-Allende était d'abord politique, fondé sur une démarche anti-communiste.)
On peut être sûr que l'action à Caracas a été suivie de près par le lobby pétrolier US, c'est-à-dire par le vice-président Cheney directement, et par GW en bout de chaîne. Confirmation, par conséquent, que la grande industrie monopolistique (ou big corporate) entend désormais jouer un rôle politique direct. (Pour mettre du baume au coeur à ceux qui s'en affligent, on remarquera que la grande industrie monopolistique n'en est pas plus intelligente pour autant. Elle poursuit la même politique à courte vue, commet les mêmes sottises en trahissant systématiquement ses alliés et met la même arrogance et la même vanité dans ses analyses, puisque c'est cette forme d'esprit qui aboutit aux erreurs d'évaluation des putschistes et, indirectement, à l'échec du coup.)
On peut avancer que la grande industrie monopolistique tenait déjà un rôle dans l'affaire de la guerre en Afghanistan, comme cela a été largement suggéré, notamment à cause des questions pétrolières liées au conflit. L'important dans le cas du Venezuela est qu'il s'agit d'une organisation qui, de bout en bout, est dirigée et contrôlée par la grande industrie monopolistique, dans tous ces aspects. On peut, pour l'esprit dans tous les cas, mettre en parallèle l'élection de GW et de son équipe aux trois-quarts subventionnée par les pétroliers, l'élection de Berlusconi comme Premier ministre pour établir le pouvoir de son monopole de la communication, et la tentative contre Chavez. Le même esprit y préside. C'est, pourrait-on dire, l'esprit du futur qui nous est proposés.
En conclusion, on notera qu'on peut assimiler l'attaque contre Chavez à une attaque du processus de globalisation : attaque déstructurante, anti-nationale, justifiée par des conceptions économiques monopolistiques, appuyée et même menée cette fois par les grandes entreprises à vocation multinationale. L'échec de cette attaque doit être interprété comme un échec de la globalisation.
L'affaire de Caracas est à mettre dans le domaine désormais fourni de l'affrontement entre globalisation et forces anti-globalisation. Peu importent ici la personnalité de Chavez et ce qu'on peut juger de son action ; il importe au contraire de mettre cette affaire dans la perspective de l'affrontement de la globalisation parce que c'est dans cette logique qu'elle prend tout son intérêt. Tout ce qui a été noté précédemment doit être observé avec profit à cette lumière.