Pourquoi la victoire-défaite de Blair peut être très importante pour l’Europe (et pour la France)

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Pourquoi la victoire-défaite de Blair peut être très importante pour l’Europe (et pour la France)


La “victoire-défaite” de Tony Blair pourrait éventuellement constituer un facteur fondamental pour la situation européenne, et aussi pour la situation française pour ce qui concerne certaines ambitions européennes de la France (développement d’une défense et d’une sécurité européennes autonomes).

Le premier point est que cette “victoire-défaite” de Tony Blair est plutôt une victoire-défaite travailliste, si l’on veut aller aux détails, — et comme “the Devil is in the detail”, comme disent nos amis britanniques. Cette victoire-défaite se décompose ainsi : une victoire pour le Chancelier de l’Échiquier Gordon Brown, une défaite pour Tony Blair. Le Premier ministre devrait quitter son poste dans le courant de la législature pour le laisser à son Chancelier de l’Échiquier, — certains disent rapidement (printemps prochain), certains (la gauche du parti) voudraient tout de suite. Mais ce n’est pas si simple. (Blair lui-même affirme n’être nullement soumis à un tel scénario.) La situation, dans ce cas, est paradoxalement l’otage de deux événements, venus de contrées dont les Britanniques ont horreur de dépendre : l’Europe et la France.

Il est partout question de Gordon Brown. La succession, — de Blair à Brown, — est ouverte de façon béante et particulièrement pressante, avec déjà des affrontements sévères entre les deux hommes et une riposte de Blair contre cette perspective. Hier matin, Le Guardian observait: « ‘Compass’, one of the faster growing constituency pressure groups within Labour, also called for Mr Blair to stand aside. In a letter to its members Neal Lawson, the Compass chairman, says: “If we are to win again with a sense of purpose then the Labour mission must be renewed in government. This is clearly impossible under Tony Blair. He must stand down at a time and in a way that serves the interests of Labour party ... let's be honest. If he had stood down before this election then Labour would have held on to many more seats last night. So we should welcome and push for a leadership election campaign as soon as it's feasible. Yes, it is more than likely to be Gordon Brown than anyone else”. »


La victoire des travaillistes est-elle une “victoire empoisonnée”?

On n’a jamais vu une telle situation au Royaume-Uni: une telle troisième victoire d’affilée, historique pour le parti travailliste, remportée au nom d’un homme salué comme un phénomène de la vie politique britannique, et pourtant cette victoire amenant une instabilité considérable pour le parti qui a réussi cette performance historique, et une fragilité non moins grande pour le héros de ce parti. D’une façon générale, la crise “technique” du système permet cela, en installant l’illégitimité comme un de ses moteurs de fonctionnement.

Des situations et des perspectives objectives renforcent ces faiblesses. La commentatrice Alice Thompson résume dans le Daily Telegraph conservateur le paradoxe de la défaite du parti qu’elle favorise, en rappelant le précédent que fut “la victoire du déclin”, la victoire empoisonnée des conservateurs en 1992: « This weekend the Tories may be despondent but they should remember 1992. In retrospect Labour was lucky they didn't win power then. For the Tories, 2005 might be the same. They may look back one day and think, thank God we didn't win. »

Résumé de la situation selon Thompson: «  The economy is in decline, [Blair] will soon have to make a controversial decision about nuclear power, the pensions crisis is looming, council tax rebanding will see taxes rise, he has made an unsustainable commitment to save the whole of Africa as president of the G8 summit, and the French have made it clear they are going to vote “yes” to the constitution, so he has got a tricky referendum to win. On top of that, no one is going to believe him if he tries to take this country to war again, or back him if President Bush asks him for more help. »


Le rôle essentiel du référendum français pour la situation politique intérieure britannique

Retour au Guardian, qui examine la situation d’un œil froid et critique pour les deux amis-ennemis de la direction travailliste. Certes, Blair est affaibli, paralysé, il tomberait comme une mouche à la première pichenette. Brown est assez corpulent pour cela. Mais, justement, Brown n’y tient pas. L’essentiel de l’argument a effectivement à voir avec la situation européenne, notamment la France et son sacré référendum (le Guardian est plus prudent, donc plus avisé que Thompson, en observant que rien ne dit que le “oui” a verrouillé sa victoire en France).


« There will, however, be no palace coup. Mr Brown is in no great rush to move into No 10.

» In the short term, the key date is the referendum in France on the new European Union constitution, on May 29. A French Yes vote could paradoxically be a stabilising force for the Blair government. It will ensure Britain will have to hold its own referendum next year, providing a focus for the government and a potential retirement date for Mr Blair.

» With even hardened europhiles expecting Britain to vote No, an early departure by Mr Blair, possibly at the end of the British presidency of the EU in December, would be extremely unwelcome to Mr Brown. It would force him to devote a large part of the first nine months of his premiership to facing an uphill battle against a sceptical public and a hostile press. In those circumstances, Mr Brown's honeymoon period would indeed be brief, with previously helpful papers like the Daily Mail turning on him with a vengeance they have hitherto reserved for Mr Blair.

» Either way Europe is not going to be easy. If France votes No, Britain, running the presidency of the EU, will have to pick up the broken crockery. The British left will again be irritated by Mr Blair advocating the role of the free market. If it gets seriously tough, it may also underline his loss of influence in Europe, and the price he has paid for his close relationship with George Bush. »


L’importance de la psychologie de Blair: comment rattraper le 5 mai, qui fut une véritable humiliation pour lui?

Résumons: dans les deux cas (“oui” ou “non”), le référendum français joue un rôle essentiel dans la politique intérieure britannique, au moins jusqu’en décembre 2005 (fin de la présidence britannique de l’UE), peut-être au-delà, au moins jusqu’en septembre 2006, date du référendum britannique sur le même sujet. Le Royaume-Uni est donc otage du référendum français dans la mesure où ce référendum va faire la pluie et le beau temps en Europe selon son résultat (autant pour la France “sans influence”, “marginalisée” et autres sornettes) ; mais, plus encore, Tony Blair a son destin (ce qui lui reste de destin politique) enchaîné à ce même référendum, et, au-delà, enchaîné au destin de l’Europe à la suite du référendum.

Faisons un peu de psychologie. Contrairement aux sonneries des trompettes de la renommée, qui se retrouvent dans les commentaires médiatiques éperdus d’admiration pour Blair, l’homme (Tony Blair) a connu le 5 mai une horrible humiliation. Il en est le prisonnier autant, peut-être plus qu’il n’est le prisonnier de son ami Brown. Or, comme on l’a vu ci-dessus, s’il est le prisonnier de Brown sur le fond, sur les modalités c’est plutôt Brown qui est son prisonnier puisque Brown doit avoir intérêt à ce que Blair reste un certain temps en place pour prendre les coups que lui-même ne veut pas recevoir. Ce paradoxe de la situation politique conduit à un paradoxe des situations personnelles: Blair impuissant sur le fond est plus libre sur les modalités, pendant un certain temps. Le paradoxe psychologique qui pourrait s’ensuivre est donc que Blair profondément affaibli, voire impuissant sur le terme, devrait se trouver libéré sur le court terme.


Pour Blair, la seule porte de sortie “historique” est une grande initiative européenne de défense

Qu’est-ce que cela signifie pour la politique extérieure? C’est là où l’on pourrait goûter le sel de la situation.

• On admet en général que Blair affaibli se trouve bien mal placé pour poursuivre ses relations resserrées avec Bush. Le jugement contraire d’un Richard Cohen, reflétant une certaine croyance américaine, est coulé dans la grossièreté de l’apparence. Il montre que les Américains ont encore beaucoup à apprendre sur Blair et sur la politique en Europe. Cohen écrit: «  On Europe and America, and Britain's vexed place between them, Blair has made his choice and there is no road back. He is tied at the hip to the United States, the position in which he clearly feels most comfortable. He may try to nudge Bush on a range of issues — aid to Africa, Iran, the quest for a Middle East peace — but these efforts will not be enough to restore his European credentials in Paris and Berlin. ». On ne peut pas juger plus faussement. Il se trouve au contraire que Blair est peut-être au moment où il devrait logiquement décider qu’il est temps de jouer l’Europe contre l’alignement sur Bush, et Blair affaibli a toutes les possibilités pour jouer ce jeu. Contrairement à l’analyse de Cohen, les autres dirigeants européens, — et Chirac en premier, ô combien, — sont prêts à lui ouvrir les bras.

• Il reste à Blair à soigner l’image de son “rôle historique”. Ce n’est pas en se blottissant dans les bras de GW qu’il y parviendra, d’autant que son appareil de gouvernement juge qu’on est à la limite du supportable à cet égard. Au contraire, pour Blair il est temps de (re)jouer la carte européenne après les trois années de “gloire-purgatoire” de l’aventure irakienne dans les bras américains. Dans les deux cas du deus ex machina (le référendum français), le “oui” ou le “non”, il peut y parvenir. Pour Blair affaibli-impuissant, la présidence de l’UE (juillet-décembre) devient une aubaine, et peut-être le seul domaine où il pourrait marquer des points contre Brown, sans que Brown puisse l’en empêcher parce que Brown a besoin de Blair comme PM, sûrement jusqu’en janvier 2006, sans doute jusqu’à l’automne 2006.

• On comprend de quoi l’on veut parler, dans la logique de cette situation: la présidence britannique serait alors l’occasion de proposer, au niveau européen, des initiatives où Blair pourrait largement rencontrer les grands pays européens (la France d’abord) qui sont à la fois les moteurs de la crise actuelle et les réparateurs potentiels de cette crise. La tendance naturelle, renforcée par la situation générale, par l’analyse du système politico-militaire britannique et par la correspondance naturelle du Royaume-Uni avec la France, est évidemment de chercher une initiative au niveau de la défense européenne.


La seule véritable inconnue de la situation, c’est le fonctionnement de la démocratie

Le paradoxe de la situation et la mesure de la profondeur de la crise britannique, c’est que l’inconnue de la situation réside dans le fonctionnement de la démocratie, c’est-à-dire du Parlement dans ce cas. Les circonstances du vote du 5 mai, les réalités de la crise technique de la démocratie britannique et de ce qu’elle procure comme illégitimité, la perception psychologique que Blair est paradoxalement le grand vaincu du scrutin font que le parti travailliste est loin d’être un bloc uni et soumis à ses leaders. Ses réactions, notamment au Parlement, sont loin d’être assurées.

C’est de ce côté que pourrait naître un scénario surprise, où les deux leaders, ou l’un ou l’autre, se trouveraient immédiatement contesté(s) et en danger à cause de leur parti. Dans ce cas, tout scénario rationnel, tel qu’on les envisage, serait remis en cause. Il n’empêche : la question de l’Europe, du référendum français et de la présidence britannique de l’UE se poserait tout de même. Le débat deviendrait très intéressant, même dans le désordre.