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5 juillet 2004 — Un article de Michael Ignatieff, paru le 30 juin dans l’International Herald Tribune, situe parfaitement le problème actuellement posé aux USA.
Le parcours d’Ignatieff est intéressant. Michael Ignatieff est un de ces intellectuels libéraux “internationalistes”, qu’on peut mettre aux côtés d’un Salman Rujdie par exemple. Ces intellectuels libéraux se caractérisent par une affirmation libérale et démocratique, une hostilité affirmée aux concepts trop identitaires (comme la nation) et aux concepts intégristes bien entendu, et un ralliement récent à la puissance américaine comme “bras armé” pour imposer la démocratie.
Les prises de position de ces libéraux en faveur de l’attaque de la Serbie en 1999, alors qu’ils dénonçaient jusqu’alors le militarisme américain représenté par le Pentagone et sa puissance militaire, sont caractéristiques de leur évolution de ces récentes années. Ils devinrent ainsi des “libéraux interventionnistes”, partisans d’une sorte de chose qu’on pourrait nommer “l’agression démocratique” à outrance, sans craindre ces assemblages étrangement contradictoires de termes si antinomiques. Bien entendu, l’attaque du 11 septembre 2001 les a conduits à soutenir sans réserve les États-Unis, bien que les USA eussent à leur tête un président archi-conservateur, homme des lobbies pétroliers, partisan de l’industrie de l’armement, etc. Tout alla à peu près bien (c’est selon) jusqu’à la guerre contre l’Irak et les soubresauts qui suivirent. Depuis, les divers scandales, le comportement des forces US, le “Torturegate”, ont conduit à des révisions déchirantes chez certains. C’est le cas de Ignatieff (au contraire de Rujdie, par exemple).
Mais son article va beaucoup plus loin que le seul cas de la guerre contre l’Irak, — dont Ignatieff ne remet pas fondamentalement en cause le principe (abattre un dictateur malfaisant). Ce que met en cause Ignatieff, c’est le principe même de l’exceptionnalisme américain.
« It has been a charged and burdened time — the D-Day commemorations, the death of a president, the daily carnage in Iraq, the pictures from Abu Ghraib prison, a July 4 just over the horizon - the sublime and the squalid, the decent and the desperate in American life so overlaid upon one another that it is hard to reconcile the high rhetoric of one moment with the terrible reality of the other.
» The clash between the rhetoric of American democracy and the reality of American life is eternal. Indeed, it is the very essence of the American story. No other democracy is so exposed by these painful moral juxtapositions, because no other nation has made a civil religion of its self-belief.
» The abolition of cruel and unusual punishment was a founding premise of that civil religion. This was how the fledgling republic distinguished itself from the cruel tyrannies of Europe. From this sense of exceptionalism grew an exceptional sense of mission. The question is whether these reaffirmations still inspire Americans to be better than they actually are, or whether the nation's rhetoric has degenerated into a ritual concealment of what the country has actually become.
Suit une analyse rapide d’Ignatieff sur la confrontation entre ce que l’Amérique veut être, prétend être, affirme être, et ce qu’elle est en réalité, comme nous l’ont montré les derniers événements durant l’occupation de l’Irak, et, plus largement, dans le cours de la guerre contre la Terreur.
Ignatieff se réfère à des situations historiques fameuses, à des courants importants de l’histoire américaine, à des principes essentiels de l’américanisme. Pour constater que, bien souvent, les événements qui résultèrent de l’action américaine furent en contradiction avec ces situations, ces courants, ces principes.
« Theodore Sorensen, who as a young man wrote President John F. Kennedy's best speeches, gave a commencement speech of his own recently that was not so much an address as a cry of anguish. He remembered a time when you could go overseas and walk down avenues named after Lincoln, Jefferson, Franklin D. Roosevelt and Kennedy. Hardly anyone is naming streets after Americans in the cities of the world these days.
» “What has happened to our country?” Sorensen exclaimed. “We have been in wars before, without resorting to sexual humiliation as torture, without blocking the Red Cross, without insulting and deceiving our allies and the UN, without betraying our traditional values, without imitating our adversaries, without blackening our name.”
» Sorensen's anguish was genuine, but it was forgetful. He forgot Vietnam, the stain that formed on his martyred president's watch and went on to blight American prestige and power for decades. Iraq is not Vietnam, but still it is salutary to recall that America does not always prevail in the end. It is time to admit that America's story includes defeat and failure. For if the country needs anything as it faces up to Iraq, it is to put away the messianic and missionary oratory of presidential funerals and learn some humility while there is still time. »
Avec ces phrases, Ignatieff commence l’enterrement douloureux de l’exceptionnalisme américain, la force qui, pendant bien plus d’un demi-siècle, et, pour certains, depuis deux siècles, a guidé tant de conceptions et de jugements du monde. L’exceptionnalisme américain, effectivement, gît dans les prisons d’Abu Ghraib (entre autres lieux). « At Abu Ghraib, America paid the price for American exceptionalism, the idea that America is too noble, too special, too great to actually obey international treaties or international bodies. Enthralled by narcissism and deluded by servility, American lawyers forgot their own Constitution and its peremptory prohibition of cruel and unusual punishment. Any American administration, especially this one, needs to learn that in paying “decent respect to the opinions of mankind” (Jefferson's phrase) America also pays respect to its better self. »
Le constat final d’Ignatieff est particulièrement dérangeant. Il est dérangeant pour ceux qui croient encore dans l’exceptionnalisme américain, mais il est dérangeant également pour Ignatieff lui-même, — car, après tout, la guerre contre l’Irak a été déclenchée au nom de l’exceptionnalisme américain, et Saddam a été jugé si abominable par les tribunaux humanitaires inspirés et informés par l’exceptionnalisme américain. D’où une question qui hantera un jour Ignatieff : comment rester partisan de cette guerre-là contre Saddam si la “juste cause” (l’exceptionnalisme américain) qui l’a suscitée et déclenchée s’avère aussi peu fondée ?
« All this shows that the world does not exist to be molded to American wishes. It is good that the United States has wanted to be better than it is. It is good that the death of Ronald Reagan gave it a week to revive its belief in itself. But it cannot continue to bear this burden of destiny. For believing that it is Providence's chosen instrument makes the country overestimate its power; it encourages it to lie to itself about its mistakes; and it makes it harder to live with the painful truth that history does not always — or even very often — obey the magnificent but dangerous illusions of American will. »