Pourquoi ne parlent-ils pas?

Faits et commentaires

   Forum

Il y a 4 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 1650

Pourquoi ne parlent-ils pas?

1er janvier 2010 — Bien entendu, il est devenu commun d’observer l’accumulation des crises, de mesurer leur gravité, de mettre l’accent sur la rapidité de l’aggravation de ces crises et de la détérioration de la situation générale. Pour notre part, nous ne mettrons jamais assez l’accent sur ce facteur de la rapidité, qui est de loin le facteur le plus impressionnant.

L’aggravation est essentiellement dans la perception, la prise de conscience de ces crises comme autant d’expression d’une Grande Crise centrale, alors qu’aucune catastrophe de l’ampleur équivalente à l’ampleur eschatologique de cette perception ne semble justifier objectivement, dans la présentation qui en est faite, cette perception – que ce soit l’Afghanistan, la crise environnementale, la crise de notre système démocratique, la crise iranienne, la crise de l’épuisement des énergies, la crise économique – tout cela volontairement mis dans le désordre pour mieux avancer notre explication principale. L’aggravation est dans la perception, c’est donc une aggravation de la crise de notre psychologie percevant l’accumulation des crises et tendant à en faire une intégration dans un Grand Tout. Elle est justifiée par la vision de l’avenir en général qu’elle implique, mais non encore justifiée par les événements; mais c’est bien entendu la “vision” qui est de loin l’événement essentiel et juste, bien plus que “l’absence d’événements” actuels justifiant cette vision future. La rapidité ainsi mise en évidence s’explique alors mieux, car c’est le caractère même d’une libération de la perception et de l’emportement de la psychologie qui va avec.

Une question soulevée en conséquence de ces constats est l’attitude de nos dirigeants politiques. Elle concerne leur silence sur l’essentiel: ils ne font rien, ne disent rien, pour tenter de présenter un tableau global de cette situation qui prenne en compte l’accélération exponentielle de notre perception de temps catastrophiques, de temps de crise eschatologique. Le doivent-ils? Sont-ils capables de le faire? Ont-ils eux-mêmes cette perception? La conférence de Copenhague, portant sur la crise eschatologique par définition, a été un événement fondamental de cette problématique. Bien entendu, ce n’est pas le dernier.

Le 21 décembre 2009, dans The Independent, Johann Hari commençait son commentaire de cette façon:

«Buried deep in our subconscious, there still lays the belief that our political leaders are collective Daddies and Mummies who will – in the last instance – guarantee our safety. Sure, they might screw us over when it comes to hospital waiting lists, or public transport, or taxing the rich, but when it comes to resisting a raw existential threat, they will keep us from harm. Last week in Copenhagen, the conviction was disproved. Every leader there had been told by their scientists – plainly, bluntly, and for years – that there is a bare minimum we must all do now if we are going to prevent a catastrophe. And they all refused to do it.»

La conclusion de Hari, contenue dans son titre, est qu’il ne faut plus compter sur les directions politiques, qu’il n’y a maintenant plus que l’espoir de l’action populaire dans son sens le plus divers (cela rejoint un peu la réaction dite du localisme, que nous mettions en évidence le 24 décembre 2009): « After the catastrophe in Copenhagen, it's up to us…»

Le même 21 décembre 2009, le commentateur Alan Hart reprenait sur son site la citation de Hari et prenait à son compte la question sur les directions politiques.

«The real question is why won’t leaders lead? Part of the answer is, of course, that they are prisoners of very powerful lobbies. But there’s much more to it. Even the well intentioned among them (President Obama for example?) are frightened to tell us, their voters, the truth about real choices and options for the future.

»The truth they ought to tell us about what must be done to contain global warming can be simply stated. Those of us who live in the nations of the rich North have got to change the way we think and live. More explicitly, we’ve got to lower our expectations for more and ever more in the way of material gratification. Even more explicitly, we’ve got to be prepared to take less of the global pie. Politicians who promise that a vote for them will return us to the path of more and more prosperity are either idiots or liars.

»Why won’t they tell us the truth? Because, they believe, there are no votes for them in it. And they believe this because they take the pessimistic view of human nature…»

Les hommes politiques, dit Hart, “ne parlent pas” parce qu’ils ont une vision pessimiste de l’être humain et qu’ils ne croient pas à la capacité humaine d’affronter sur le terme la menace d’un destin catastrophique, de faire les efforts pour l’éviter, pour le changer et ainsi de suite. Dans ce cas, dit Hart, il n’y a rien à faire:

«If the pessimistic view is the correct one, it seems to me that nothing matters because the end, catastrophe for all, was inevitable from the beginning; in which case we would all be well advised, as individuals, as communities and as nations, to go on screwing each other for all we can get. Praising the lord and passing the ammunition.»

L’auteur leur opposent ce qu’il nomme “une vision optimiste” de l’homme, celle à laquelle devraient croire nos dirigeants, avec la capacité de “désapprendre” ce que le système leur a appris, et d’“apprendre” au contraire à se préparer aux sacrifices et à la lutte nécessaire pour changer les choses. «If I was a prime minister or a president, I would say the following in a broadcast to my nation: “Our world is in the mess it is today because of the short-sighted and stupid way it has been managed since the beginning of the Industrial Revolution – by the few, for the few, at the expense of the many. We can’t go on like this. If we want our children and their children to have even the prospect of a future worth having, we must change, starting now, the way we think and live.”»

(Nous aurions des réserves fondamentales à faire sur l’idée d’une “vision optimiste de l’homme” pour définir ce que Hart préconise. Mais cela est un autre débat, sur lequel nous viendrons plus tard.)

On ajoutera ces diverses remarques à d’autres, concernant le mouvement Tea Party et ce qu’il montre de bouillonnement populaire souterrain aux USA et, surtout, de rupture de la population avec les dirigeants. Là encore, on trouve la confirmation d’une prise de conscience psychologique, au niveau populaire, d’un malaise général; cela, d’autant plus convaincant que l’on ne sait pas vraiment quels sont les buts de ce mouvement, qui reste une énigme dans sa constitution et son orientation pour des analystes habitués à suivre la formation de tels mouvements.

Ce qui est plutôt remarquable et nous intéresse précisément, c’est que, quelle que soit la valeur diverse des arguments, quelles que soient les situations auxquelles il est fait référence, l’ensemble concerne une situation qui apparaît à la fois d’une extrême simplicité et d’une extrême gravité. L’extrême simplicité est dans l’idée implicite que notre système de civilisation ne fonctionne plus et se désagrège et qu’il est temps d’établir ce constat d’une façon décisive; il n’est plus questions de valeurs différentes, de systèmes économiques différents, d’idéologies concurrentes, etc., mais d’un constat de l’état et de l’évolution du système dans son ensemble. Là-dessus, la gravité va de soi car qu’y a-t-il de plus grave qui se puisse imaginer que ce constat?

La confusion apparaît lorsqu’on commence à tenter de cerner des causes spécifiques du malaise général. Le texte de Hart est intéressant à cet égard dans le déséquilibre qu’il montre. Après avoir évoqué comme on l’a vu, d’une manière assez convaincante, la question de “la crise environnementale” (plutôt que celle du “global Warming”, selon notre point de vue, pour bien montrer la puissance de cette crise de civilisation), Hart parle également dans son texte de la politique israélienne, notamment vis-à-vis des Palestiniens, qu’il considère comme “a catastrophe in the making” à cause de la politique sioniste suivie par le gouvernement israélien. Sans discuter en rien la réelle valeur de ce jugement, on dira que Hart met sur le même plan deux crises de nature différence: la crise générale de la civilisation, bien résumée par la phrase «the short-sighted and stupid way it has been managed since the beginning of the Industrial Revolution…», d’une part; un composant et, dans son déroulement, une conséquence indirecte de cette crise d’autre part. On pourrait arguer avec de bons arguments que, par exemple, la crise du Complexe militaro-industriel, dont les composants essentiels sont de type bureaucratiques et des forces industrielles essentiellement, mériterait au moins une place équivalente, si pas supérieure. D’autres crises qu’on qualifierait de hiérarchiquement “secondaires” mériterait cette position. Aucune de ces “crises secondaires”, par définition, ne peut être mise dans une situation équivalente à la première que Hart dénonce, que nous traduisons simplement par l’idée de la crise née “avec l’ère industrielle”. (Nos lecteurs savent que nous avons d’autres façons de désigner cette crise, comme nous le faisons dans notre livre en cours de publication, La grâce de l’Histoire. Mais, pour l’instant, cette remarque est accessoire puisqu’il ne s’agit que d’établir une hiérarchie des crises.)

L’absence de perception tragique

Revenons au début de ce texte, où nous mettons en évidence la rapidité de la prise de conscience de la gravité de la crise générale par la psychologie collective au niveau des populations et des non-dirigeants. Pour répondre aux préoccupations exprimées par les deux auteurs citées, nous dirions que cette rapidité est telle que, de ce point de vue – sans qu’on s’intéresse à la question de savoir s’ils veulent ou peuvent faire quelque chose – nos dirigeants politiques sont en train d’être dépassés par ce mouvement psychologique, s’ils ne le sont déjà, ce qui paraît très probable. D’une façon assez caractéristique, l’absence d’informations très précises sur les événements, l’absence d’analyses orientées venant très rapidement de divers côtés et sollicitant successivement pour la disperser l’attention des dirigeants, permettent au contraire à la psychologie collective (des non-dirigeants en général) de se concentrer sur l’essentiel. C’est pour cela que cette psychologie collective évolue très vite, parce qu’elle tend à se concentrer sur l’essentiel (la grande “crise environnementale” qui s’ajoute à la grande “crise du système”, les deux étant liées) tandis que les dirigeants sont prisonniers de la politique courante. La “pessimistic view” de l’homme courant que Hart suppose être celle des dirigeants pour la population (les non-dirigeants), vaut en réalité pour les dirigeants eux-mêmes:

«According to this view – it’s which more or less an article of faith for most media people and many corporate executives, bankers especially, as well as politicians – we human beings are inherently and unchangeably short-sighted, selfish and greedy, preferring to live for today at the expense of tomorrow and are, on balance, more “bad” than “good”. In other words, we are really quite stupid.» (Nous remplacerions de le mot “stupide” par le mot “impuissant” ou “prisonnier”.)

En réalité, ce jugement s’applique aux directions politiques elles-mêmes, non pas pour des raisons substantielles concernant les individus mais pour des raisons conjoncturelles concernant les événements qui les sollicitent sans arrêt, dans tous les sens, empêchant une vision synthétique fondamentale de la situation. Même cela est évident à l’intérieur d’un domaine où les intérêts de leur propres conceptions trompeuses sont engagées: commencer à dire, comme on le fait, que le Yémen devient le principal front, et par conséquent le plus urgent de la guerre contre la terreur, c’est vouer très vite l’Afghanistan à un échec catastrophique alors que toute la puissance du système est aujourd’hui en cours d’engagement en Afghanistan, présenté par ailleurs comme la source de l’installation d’un “califat” qui va menacer la civilisation comme ce fut le cas avec l’épisode aboutissant à la bataille de Poitiers et Charles Martel. C’est aussi détourner l’attention de la crise iranienne où, pourtant, les mêmes intérêts qui proclament la gravité de la menace yéménite, sont totalement engagés… Et ainsi de suite.

Nous ne croyons pas que les dirigeants politiques soient collectivement aveugles, ou cyniques, ou manipulateurs. Nous croyons même qu’il n’y a aucune unité politique et psychologique entre eux, au contraire de la psychologie collective des populations et des couches intermédiaires de commentateurs qui prennent de plus en plus conscience de la crise fondamentale de la civilisation. Certaines remarques montrent qu’ils ont par instant conscience de la gravité des problèmes, des désaccords qui les opposent (voir la remarque de la présidence de l’UE sur la politique US – «The U.S. Foreign Policy is going down to hell…» – dans notre Analyse du 30 décembre 2009) mais cela n’est suivi d’aucune conclusion synthétique général ni d’aucune vision politique générale. C’est moins un refus à cet égard que de l’impuissance et de la paralysie, parce que, entretemps, par exemple, le “problème” du Yémen imposé par les moyens de communication comme “urgent” sollicite l’attention de tous, même de ceux qui ne sont pas directement concernés.

Les effets des actions des dirigeants politiques sont d’ailleurs à la mesure de la description que nous faisons de leur comportement, ce qui conforte selon nous la thèse du désordre. Même lorsque des actions manipulées et coordonnées parcellaires sont possibles, comme certains le soupçonnent dans le cas de l’attentat du vol 253 et du Yémen, le résultat étant un élargissement de “la guerre contre la terreur”, comment est-il possible de ne pas voir, de ne pas comprendre, y compris et surtout pour les critiques du système, que cet élargissement est une charge supplémentaire pour le système à cours de moyens et totalement plongé dans une dynamique d’autodestruction dans son action, qui se rapproche ainsi un peu plus de son collapsus? Comment ne pas comprendre que cet élargissement se fait au moment où tous les efforts devraient être concentrés sur l’Afghanistan, où le risque est immense pour le système, et que cela constitue une grave distraction de cet effort? Là aussi, les hommes politiques sont menés par les événements même si, selon les thèses les plus extrêmes, ce sont eux qui les organisent ou qui organisent certains d’entre eux. Même dans cette hypothèse extrême et tout de même contestable où ils sont capables d’organiser encore quelque chose, le résultat synthétique est, pour les hommes politiques, un surcroît de désordre incontrôlable qui accentue leur paralysie et leur impuissance… Il est temps, une fois pour toutes et au lieu de faire la comptabilité des complots, de bien comprendre la réalité des forces en présence et de leur état et d’enfin tirer l’enseignement des catastrophes que sont l’Irak, l’Afghanistan, la crise financière et la crise du Pentagone, et le reste, pour l’état du système. Pour le cas cité, un parmi tant d’autres, une extension de la Grande Guerre contre la Terreur au Yémen n’implique nullement un surcroît de puissance du système mais un surcroît de paralysie et d’impuissance du système.

Contrairement aux thèses qui établissent des connexions entre les dirigeants politiques et des buts communs plus ou moins en forme de complots et qui sont présentées faussement comme de terribles menaces, la situation que nous présentons de ce désordre par impuissance et psychologie est beaucoup plus grave et décisive. D’un autre côté, s’il existe une opportunité d’événements également décisifs contre l’inefficacité et l’aveuglement des directions politiques, c’est dans cette situation de leur désordre qu’elle existe évidemment. De ce point de vue, nous en concluons que le silence des dirigeants politiques à propos des crises eschatologiques qui se propagent est le silence de l’impuissance et de la paralysie – impuissance de la pensée d’appréhender la globalité fondamentale des problèmes, paralysie du verbe devant la perspective de devoir éventuellement formuler des hypothèses d’une telle ampleur. Les dirigeants politiques raisonnent moins en fonction des effets de leurs paroles sur le public – sauf pour l’immédiat, le “très court terme”, les effets électoraux immédiats, selon la définition d’Alan Hart que nous avons utilisée pour les hommes politiques eux-mêmes – qu’en fonction, beaucoup plus simplement, de leurs capacités (dito, de leur incapacité) dans tous les cas à dire des paroles qui rendent compte de la réalité du monde, même s’ils en ont conscience de façon parcellaire.

Le paradoxe de ce constat est sans aucun doute que cette impuissance et cette paralysie marquent un décalage psychologique grandissant en leur défaveur par rapport à l’évolution de la psychologie collective. Plus les choses avancent, plus cette psychologie collective va très rapidement au-devant de la réalisation de la Grande Crise, moins les dirigeants politiques sont capables d’intervenir pour contenir cette évolution, plus ils apparaissent aux yeux de leurs mandants comme complètement dépassés et de plus en plus irrelevent. Comme la formule de la “révolution” violente apparaît complètement dépassée, d’autres réactions apparaissent; il s’agit de tendances à la formation de ce qu’on pourrait désigner comme des centres d’action intermédiaires au niveau public, qui pourraient devenir des centres de pouvoir nouveaux. Cette évolution se fait moins contre les structures existantes (les nations, les groupes de nations, etc.), que contre les dirigeants politiques et, ultimement, contre les centres de pouvoir (Wall Street, Pentagone, etc.) dont ces dirigeants politiques jugent qu’ils dépendent et dont ils croient qu’ils en acquièrent une certaine sécurité. Elle n'est pas déstructurante puisqu’elle peut très bien proliférer à son avantage dans les structures existantes, contrairement aux dirigeants politiques qui détruisent les structures existantes (action déstructurante) sous la pression de leur paralysie et de leur impuissance, et à l’inspiration des centres de pouvoir sur lesquels ils s’appuient. Dans certains cas, les nouveaux pouvoirs alternatifs éventuels pourraient être encore plus structurants (lorsqu’ils tendent à rétablir la puissance des Etats de l’Union dans les USA contre le centre déstructurant, comme dans le cas du localisme).

Les dirigeants politiques ne parlent pas d’une façon tragique, comme il faudrait le faire aujourd’hui, dans la situation tragique où nous sommes, parce qu’ils ne savent pas qu’ils devraient parler de cette façon aujourd’hui pour restaurer leur statut; parce qu’ils ignorent comment il faudrait parler pour parler de cette façon; parce qu’ils ignorent enfin que la situation justifie qu’ils devraient parler de cette façon… Ces trois propositions représentent également les niveaux variables de paralysie et d’impuissance où ils se trouvent. Ils ne représentent pas une catégorie à part – épouvantable, corrompue et stupide – mais ils évoluent selon un mode de jugement et selon des données qui les empêchent effectivement de parvenir à surmonter tous ces obstacles. Les dirigeants politiques sont prisonniers du système, c’est-à-dire de la surinformation qu’ils subissent au lieu de l’écarter, du rythme des événements qu’ils subissent au lieu de le contrôler, du cloisonnement des évaluations qu’ils subissent au lieu de le briser.

Il semble évident qu’aucun des dirigeants actuels d’une dimension acceptable, surtout en Occident, ne soit capable de briser ce carcan pour exprimer d’une façon puissante, par intuition encore plus que par information, l’évolution de la psychologie collective en train de se faire. (Le cas Obama est la dernière démonstration en date de cette observation.) Aucun dirigeant actuel, surtout en Occident, n’a le sens tragique du destin du monde. Cette catastrophe politique peut éventuellement être rattrapée en partie si l’évolution de la psychologie collective qu’on a mentionnée se manifeste puissamment. Cette même évolution de la psychologie collective peut même forcer à l’apparition ou à la transformation d’un dirigeant ou l'autre qui assumerait soudain cette vision tragique.