Pourquoi ne pas refaire 1954-57 (de l’abandon de la CED au Traité de Rome) à l’envers?

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Pourquoi ne pas refaire 1954-57 (de l’abandon de la CED au Traité de Rome) à l’envers?


1er juin 2005 — Il y a quelques mois, un expert allemand proche de la direction du parti social-démocrate, expert de très haut niveau, confia à un collègue socialiste belge que, pour les Allemands, depuis très récemment, l’ordre des priorités en matière de défense et de sécurité avait été renversé : ce n’est plus l’OTAN en numéro un, puis l’UE, mais le contraire. L’interlocuteur belge répliqua : « Tu parles pour le SPD, mais que se passerait-il si la CDU arrive au pouvoir? — Non, non, je parle pour tous les partis allemands, c’est un accord entre partis.” »

C’est dans le bruissement de cette sorte de confidences qu’il faut placer les réponses de Karl Lamers, ancien député de la CDU et un expert des affaires européennes, à des réponses du Figaro, publiées le 31 mai dans ce quotidien. Le titre annonce la couleur : « L’Europe de la défense en priorité » L’ensemble des réponses est une recherche systématique pour minimiser tout ce que le vote français peut avoir d’apparence négative pour l’Europe et pour le couple franco-allemand, pour terminer par une suggestion implicite, — que Français et Allemands s’entendent pour relancer une Europe dans un cadre réduit mais renforcé (un “noyau dur”), dans le domaine de la défense. Les choix sont évidents : tout ceux qui ne passent pas leur temps à geindre sur “la défaite de l’Europe” songent effectivement à l’idée du “noyau dur”, — et le domaine de la défense est, effectivement, un domaine d’une importance fondamentale, qui est l’un des seuls à se développer aujourd’hui d’une façon très satisfaisante, sinon surprenante.

Voici quelques remarques intéressantes de Lamers.


Question — Quelle issue alors ?

Lamers — … D'abord, la partie allemande a tout fait pour convaincre les Français de la justesse d'un vote positif, et elle a bien fait. Je suis sûr que les Français l'ont compris. Cet automne, lorsque l'Allemagne aura un nouveau gouvernement, celui-ci ne pourra pas se dérober à sa responsabilité d'aider la France à sortir de son isolement et de cette période de faiblesse. Il faudra prendre une initiative au niveau des Etats membres qui se sentent les plus proches les uns des autres, et donc en priorité la France et l'Allemagne, pour créer une union plus étroite. Une telle coopération aurait pu avoir un ancrage institutionnel nouveau si la France avait voté oui, et d'autres pays non. Maintenant, ce n'est plus possible, mais on peut la faire dans les faits, concrètement, sans toucher aux institutions. Le vote français rend un tel acte encore plus nécessaire.

Question — Concrètement ?

Lamers — Je voudrais rappeler que la Communauté européenne de défense, c'est-à-dire l'idée d'une armée européenne, a échoué en 1954 par un vote négatif de la France. Mais cette impasse a conduit trois ans plus tard aux traités de Rome : au lieu de la défense, c'est l'économie qui a permis d'aller de l'avant. Pourquoi ne serait-il pas possible, en 2005, de prendre le chemin inverse : nous concentrer sur la perspective d'une défense européenne pour faire redémarrer le processus d'intégration ?


La sollicitude de Lamers pour veiller à aider la France « à sortir de son isolement et de cette période de faiblesse » est intéressante, même s’il est loin d’être évident que la France est et sera affaiblie et isolée, même si nous serions tentés de penser le contraire si le gouvernement français manœuvre habilement. Elle est intéressante parce qu’elle offre le canevas politique pour une initiative majeure des Allemands (ou franco-allemande), à propos de laquelle on chuchotait déjà avant le référendum. Le rappel de la CED est également intéressant parce qu’il nous ramène à la fois à la logique du “noyau dur” et à la question de la défense. (Sur la pertinence du rappel de l’abandon de la CED tel que le fait Lamers, c’est-à-dire comme un acte malheureux de la France qui affaiblit et isola ce pays en contrecarrant la construction européenne, il y aurait énormément à dire dans le sens de la plus vive contestation polémique. Nous nous y emploierons prochainement.)

L’essentiel est d’observer que le courant, en Allemagne, même du côté de la CDU, est plutôt de jouer la solidarité avec la France. Si les Allemands croient à ce que dit Lamers (France isolée et affaiblie), on comprend leur démarche: revenir à fond sur le couple franco-allemand, c’est, pensent-ils, rééquilibrer à leur avantage la relation. On se félicitera de cette analyse, même si elle nous paraît complètement fausse, parce qu’elle a effectivement l’avantage de nourrir une dynamique de “noyau dur” et d’une Europe fondée sur une défense commune.

Pour les Français, les déclarations de Lamers souligne l’évidence de leur propre tactique : le “noyau dur”, c’est le rassemblement des nations européennes les plus puissantes (UK mis à part) et les plus proches des conceptions françaises, autant que de l’état d’esprit culturel des Français. La défense, domaine essentiel, est le domaine où la France, à partir de sa position de numéro un du domaine, exerce aujourd’hui une autorité et une influence incontestables en Europe (ce que nombre de Français ignorent, bien entendu). L’analyse de Lamers est donc complètement bienvenue, — même si elle est complètement fausse, répétons-le : affaiblie avec un Schröder chancelant, l’Allemagne l’est bien autant que la France, et encore sans des aspects spectaculaires et formellement fondamentaux qui font d’une France soi-disant “affaiblie” une sorte d’arbitre de la situation européenne; et si l’on choisit le domaine de la défense, on donne à la France un atout incontestable, où elle est le contraire d’être affaiblie et isolée. Mais la fausseté de l’analyse n’importe pas ici puisque seules comptent l’intention et la tactique qui se dessinent. En plus, qu’elles viennent d’un expert de la CDU montre que l’Allemagne a peut-être, sur les questions de fondamentales de sécurité, une position nationale bien plus unitaire qu’on croit (voir le début de ce texte).

Ces déclarations confirment que l’enjeu de la crise européenne n’est pas dans les facteurs nouveaux, apparus ces dernières années ; l’enjeu n’est pas dans la “new Europe”, comme diraient Rumsfeld-Blair, ni dans la question du marché et de l’économie, ni dans la question de la globalisation même si c’est sur ces terrains que se réglera l’affrontement final. Ces domaines sont évidemment essentiels mais ils ne donnent pas la clef de la crise. L’enjeu européen se trouve dans les thèmes fondamentaux de la crise européenne depuis 1945 : l’Europe politique et la défense européenne. Qui résout cela résout la crise. Aujourd’hui, il y a une clef, — il suffit de comprendre cela, de la saisir, de la glisser dans la serrure et de tourner.