Pourquoi pas le nucléaire?

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Pourquoi pas le nucléaire?

4 mars 2005 — Quelques résultats d’un sondage Gallup ont été rendus publics et montrent l’affirmation, ou la confirmation d’une tendance des Américains à recommander l’emploi de tous les moyens contre les terroristes, y compris l’arme nucléaire. 27% des Américains sont d’accord avec cette idée de l’emploi du nucléaire.

Voici la nouvelle assez brève (le détail du sondage est réservé aux abonnés de Gallup) telle qu’elle est publiée le 1er mars par “Editor & Publisher” :

« More than one in four Americans would go so far as to utilize nuclear bombs if need be in the fight against terrorism, according to a national survey reported today by The Gallup Organization.

» Gallup asked Americans whether they would be willing or not willing “to have the U.S. government do each of the following” and then listed an array of options.

» For example, “assassinate known terrorists” drew the support of 65% of all adults. “Torture known terrorists if they know details about future terrorist attacks in the U.S.” won the backing of 39%.

» Finally, the option of using “nuclear weapons to attack terrorist facilities” drew the support of 27% of adults, with 72% opposing, which would shatter the taboo on using these weapons militarily since the attacks on Hiroshima and Nagasaki. Experts agree that the power of today’s weapons, their range of damage and the peril of drifting radioactive fallout far exceeds the bombs used against Japan. That support has declined 7% since 2001, however. »

Ce résultat est particulièrement remarquable, — dans le sens qu’il doit être remarqué, sans joie particulière, — parce que plus d’un quart de la population US constitue ce qu’on nomme “une forte minorité”. Il y a beaucoup de raisons pour penser que ce chiffre de 27% est un minimum, que c’est une réponse de complet sang-froid; il y a beaucoup de raisons pour penser que ce chiffre aurait été plus élevé dans des circonstances différentes, qui n’auraient rien d’exceptionnel. En voici au moins deux:

• La formulation de la question est très restrictive, très abstraite, impliquant effectivement une réponse de complet sang-froid pour ainsi dire. Des variations de la formule initiale, de cette sorte: “Êtes-vous d’accord pour utiliser … si une nouvelle attaque terroriste grave a lieu contre les USA”, ou bien : “…si une attaque grave a lieu contre nos forces en Irak”,  — auraient, nous semble-t-il, donné un résultat bien plus élevé.

• Une telle question après un attentat terroriste grave, ou un attentat terroriste monté en épingle, aurait également donné un résultat notablement plus élevé. (Le texte mentionne, sans précisions, et c’est dommage: “That support has declined 7% since 2001, however”. Sans autre précision, nous faisons l’hypothèse que le sondage de 2001 auquel il est fait allusion a été réalisé après l’attaque du 11 septembre.)

Ce sondage est stupéfiant pour qui garde en mémoire, et d’ailleurs encore très présente à l’esprit, l’espèce de magie maléfique d’une puissance très grande qui accompagne l’image de l’arme nucléaire depuis Hiroshima. Cette perception a marqué les psychologies collectives, essentiellement américaines, tout au long de la Guerre froide (de 1949, — explosion de la première BA soviétique, — à 1989, — chute du Mur de Berlin). La conscience du caractère destructeur et maléfique de l’arme nucléaire était si grande que l’on considérait couramment comme des déséquilibrés, — et cet avis était notamment celui du président Kennedy comme il l’exprima à John Kenneth Galbraith (« Ces gens appartiennent-ils à l’espèce humaine? »), — ces généraux US qui, dans les années 1950-63, envisageaient avec passion et excitation des premières frappes nucléaires contre l’Union Soviétique avec les dizaines/les centaines de millions de morts probables, ou des provocations nucléaires conduisant au même résultat.

(L’archétype de ce type de général est Curtiss LeMay, qui commanda l’offensive stratégique sur le Japon jusqu’à Hiroshima, qui commanda le Strategic Air Command de 1948 à 1956. LeMay servit de modèle à l’un ou l’autre personnages [notamment le chef d’état-major de l’USAF et le chef de la base US au Royaume-Uni qui devient fou] du film Dr. Strangelove [Docteur Folamour] de Stanley Kubrik, qui date de 1962. On trouve sur notre site un texte se référant au personnage de LeMay)

Ce qui est particulièrement révélateur et significatif dans ce sondage, c’est la vigueur du sentiment pour l’emploi de l’arme nucléaire, dans des conditions qui impliquent probablement une “efficacité” opérationnelle nulle (quelle importance? pourraient demander les sondés), alors qu’aucun événement (acte de terrorisme) n’a touché l’Amérique depuis près de quatre ans, alors que la phobie des actes terroristes (alertes notamment) est apaisée depuis près d’un an. Cela implique que l’usage du nucléaire est perçu à la fois dans une perspective apocalyptique autant que d’une façon symbolique hors de toute pression des événements terrestres, et renvoie aussi bien à l’état d’esprit de l’extrémisme religieux, de l’extrémisme politico-militaire, et au sentiment exacerbé aujourd’hui chez nombre d’Américains d’être isolés du reste du monde jusqu’à ne plus avoir à en tenir compte dans les actes qu’ils recommandent pour leur compte. Il est évident que la notion de dissuasion (“le nucléaire ne dissuade que le nucléaire”, impliquant que le nucléaire ne peut être employé qu’en fonction de l’existence menaçante du nucléaire chez l’adversaire) a complètement disparu.

Ce sentiment n’est pas simplement un “état d’esprit” sans aucun effet sur la réalité américaine. Cela fait plusieurs mois que certains le relèvent comme étant une conception désormais acceptée parmi d’autres, et qui gagne du terrain. Le 20 décembre dernier, dans The American Conservative, Scott McConnell notait ceci:

« For contemporary America, the “it” is the setting in full motion of an aggressive, reckless, militarized foreign policy, viewed as lawless by much of the world—one whose almost inevitable outcome is nuclear war. While Pinochet and Franco and for most of his reign Stalin kept within their own borders, Bush has ambitions of global scope. Of course they are idealistic ambitions, beautiful ambitions. The spread of democracy—especially if it springs up from a country’s indigenous institutions and populace—is a very good thing. But the Bushites now see democracy’s spread as necessary for America’s own survival. The world, particularly the Muslim world, must become democratic now, or we will perish. The neoconservatives in the administration believe that democracy will spread only if the president commits more and more troops to Iraq and topples the regimes in Tehran and Damascus. As alarming as the neoconservatism of Rumsfeld, Cheney, Perle, Wolfowitz, Feith, Danielle Pletka, and John Bolton is, more alarming is the spirit that has spread in its wake—a kind of neoconservativism without a graduate degree.

» You see it on certain blogs and hear it in the rants of some of the most widely listened to right-wing talk-radio hosts. If the Arabs don’t want to be democratic, we should nuke them. We have no choice but to nuke them for our own safety. It’s a vulgarized neoconservatism —no one from the American Enterprise Institute speaks like this (in public). But this talk is around in the heartland and growing, and it is wind in the sails of the new administration. »

Il faut également observer que certaines remarques, relevées ici ou là, peuvent prendre un aspect différent à la lumière de cette situation. Ce même 20 décembre où McConnell publiait son article, le commentateur indien Abhay Mehta relevait une remarque du général Abizaid, commandant de Central Command, de cette façon: « Curiously, the US general then very very strangely goes on to add: “If you ever even contemplate our nuclear capability, it should give everybody the clear understanding that there is no power that can match the United States militarily.” »

Parmi les différentes questions angoissantes qu’on peut se poser, figure celle-ci: comment envisager très longtemps la cohabitation de ces 27% et plus d’Américains exprimant ce sentiment, et, par exemple, la majorité des habitants de l’État du Vermont, qui votent dans le sens qu’on a vu?