Poutine est le point de rupture de l’Europe

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Poutine est le point de rupture de l’Europe


23 octobre 2006 — Est-ce sur les relations avec la Russie que l’Europe risque le plus de connaître une division radicale ? C’est une hypothèse qu’on peut envisager après la rencontre entre les 25 et Poutine à Lahti, en Finlande.

Peu importe le résultat de la rencontre. Attendue avec une inquiétude non dissimulée (voir Le Figaro du 20 octobre : «L'Union européenne désemparée face à Poutine»), elle s’est terminée sur un très relatif soulagement (voir Le Figaro également du 20 octobre — les nouvelles vont vite : «Conciliant sur l’énergie, Poutine inquiète à propos de la Géorgie»).

L’important, on le comprend, est l’énergie. Les Européens attendaient le pire, ils ont rencontré un Poutine accommodant sur la forme ; cela évite la crise et permet de continuer à parler, autant entre Russes et Européens qu’entre Européens eux-mêmes puisqu’on est loin d’avoir une unité européenne sur cette question. Poutine, lui, commence peut-être à distinguer la ligne de fracture de l’Europe et l’intérêt qu’il a à en jouer.

Dans son premier texte (inquiétude), Le Figaro notait :

«Alors qu'il s'agit d'une demande pressante de Bruxelles, Moscou a prévenu qu'elle ne ratifierait pas la Charte de l'énergie sous sa forme actuelle, qui contraindrait la Russie à ouvrir ses gazoducs et ses oléoducs à des pays tiers et accroîtrait la concurrence sur son marché de l'énergie. “Il faut maintenir la pression !”, insiste José Manuel Barroso, qui redoute une désunion de l'Europe sur ces questions. “Ce n'est pas en renonçant à nos principes que nous obtiendrons de meilleurs résultats avec la Russie” avertit le président de la Commission européenne.

»L'Union européenne n'a jamais été très unie face à la Russie, une faiblesse dont Moscou profite sans complexe. La France, l'Allemagne et l'Italie comptent parmi les meilleurs alliés de la Russie en Europe, malgré la crise en Tchétchénie. L'arrivée au pouvoir d'Angela Merkel l'an dernier à Berlin n'a guère changé la donne. Pas plus que celle de Romano Prodi cette année à Rome.»

Barroso n’a évidemment pas de politique, face à la Russie. Il a ce qu’il nomme pompeusement des principes et qui ne sont que des consignes accordées au conformisme libre-échangiste et atlantiste ; il a aussi le soutien des nouveaux pays d’Europe de l’Est, dont le seul réflexe est d’accuser la Russie, et le seul intérêt d’alimenter la politique américaniste anti-Poutine. L’arme principale de cet axe Barroso-“bloc de l’Est” est l’habituelle dialectique sur la démocratie et sur les droits de l’homme ; de ce côté, les Russes en entendent plus que n’en entendra jamais Washington avec Guantanamo, les vols clandestins de la CIA et le reste.

Les pays de la “vieille Europe”, principalement l’Allemagne, la France et l’Italie (l’Angleterre et Blair étant suffisamment occupés avec leurs généraux), craignent une intransigeance de Poutine répondant à Barroso et à ses alliés de l’Est, qui les obligerait à ne pas trop montrer leur volonté de conciliation avec le Russe. Poutine, habile, leur a évité en partie cela. Il a réservé son durcissement à la Géorgie, affaire beaucoup plus “glauque” où Barroso, ses principes et ses alliés ne suffisent pas à emporter le morceau pour imposer une unité factice à l’Europe et tenter d’empoisonner les rapports de Poutine avec ses principaux interlocuteurs européens.

Pendant ce temps, comme c’est la coutume, Washington travaille à empoisonner le climat, avec ses arguments et ses relais habituels (tel Robin Shepard, du Marshall Funds, dans l’International Herald Tribune du 20 octobre : la grande et sanglante caricature de la démocratie donnant des leçons de démocratie aux autres).

Le paradoxe de l’Europe à 25

Les relations de l’Europe (l’UE et les Etats-membres) et de Poutine sont exemplaires en ceci qu’elles mettent à nu toutes les contradictions européennes et extra-européennes de l’Europe à 25. Elles montrent le réalisme plus ou moins assumé de la plupart des pays de la “vieille Europe” (bloc de l’Ouest) et le nihilisme corrompu des pays de la “nouvelle Europe” (bloc de l’Est) et des institutions européennes. Elles montrent les divisions de l’Europe par rapport à ce schéma, comme elles montrent ses divisions par rapport aux situations intérieures des pays européens, comme par rapport aux relations transatlantiques.

Les pays de la “vieille Europe” savent que la Russie est une puissance qui compte (aujourd’hui plus que jamais) et que l’équilibre et la sécurité du continent européen ne peuvent se faire sans elle, et encore moins contre elle. Leurs intérêts du point de vue de l’alimentation énergétique donnent une substance concrète et impérative à ce réalisme. Il s’agit d’une politique de base de la tradition européenne sur laquelle peuvent s’entendre les pays qui ont des traditions diplomatiques et un sens normal de l’analyse géopolitique. Là-dessus, certains peuvent penser plus loin, en concevant qu’une alliance entre l’Europe (ou “certains Européens”) et la Russie conduit à un ensemble régional cohérent et puissant, un bon contrepoids des USA. Certains pays ont ce schéma à l’esprit, notamment la France.

En d’autres mots, cette école de pensée cherche l’accommodement avec la Russie et tend à écarter les questions d’autant plus polémiques (droits de l’homme, démocratie, etc.) que ceux qui les soulèvent ont des arrière-pensées politiques et ont souvent autant à se reprocher qu’ils n’en reprochent à la Russie. Les leçons de morale venues des pays d’Europe de l’Est, relayant une Amérique plongée dans une dérive autoritaire maximale, illustrent évidemment ce constat.

Les anciens pays de l’Europe communiste formant selon un délicieux paradoxe la “nouvelle Europe”, avec leur politique type Barroso-atlantiste, sont dans une situation intérieure de plus en plus difficile. Ils sont servis par un personnel reconverti d’une façon ou d’une autre de la bureaucratie communiste en une imitation de la bureaucratie américaniste (on est dans le même domaine et il suffit de remplacer la dialectique de “la démocratie prolétarienne” par la dialectique de “la démocratie libérale”). Ces pays n’ont pas recouvré leurs identités nationales et sont incapables d’énoncer une politique nationale cohérente. Ils n’ont qu’une issue : la surenchère d’un nationalisme caricatural (voire la surenchère populiste pour certains) et la radicalisation dans un sens anti-russe puisque l’opposition à la Russie est la consigne implicite mais impérative de leur nouveau “tuteur” (US). Ils le font mais la chose est de moins en moins aisée parce qu’elle découvre de plus en plus son absence de sens politique. Le malaise grandit, avec en plus l’effet de politiques intérieures (également inspirées par le tuteur US) complémentaires de l’action anti-russe. Les anciens pays de l’Europe de l’Est sont malheureux, en plus d’être psychologiquement corrompus par leurs élites.

Face à cette situation, la Russie a un beau jeu à faire, avec un objectif en douceur : accentuer les divisions de l’Europe “par blocs”, en espérant marginaliser le bloc de l’Est. Elle s’y emploie. Poutine l’a montré en s’essayant à une dialectique arrangeante sur l’énergie (ce qui plaît au bloc de l’Ouest de l’UE) sans céder sur le fond, et en se durcissant sur la crise de la Géorgie où le bloc de l’Est de l’UE est largement impliqué (livraisons d’armes aux Géorgiens).

Il ne s’agit ici que de cas politiques conjoncturels, même si certains (l’énergie) sont d’une importance évidente. L’essentiel est que cette affaire (les liens de l’UE avec Moscou) ne cesse de mettre en évidence les contradictions internes européennes et la ligne de fracture qu’on sait (en gros, entre Est et Ouest). C’est un révélateur permanent de l’état de crise de l’UE élargie à 25, et un dénonciateur permanent de la cause de cette crise, qui est certes l’élargissement de l’UE. Bientôt va apparaître la véritable dimension du problème, qui est un choix fondamental pour le bloc de l’Ouest de l’UE : faut-il sacrifier les relations avec la Russie à l’humeur nihiliste du bloc de l’Est? Logiquement, l’énoncé du choix va se transformer en transformant ce choix en une orientation géopolitique fondamentale : faut-il sacrifier l’équilibre et la sécurité de l’Europe à une Europe à 25 dont tout le monde sait désormais qu’elle est un attelage antagoniste promis à un affrontement interne permanent? Nous serons au terme du paradoxe : élargie à 25 pour verrouiller l’équilibre et la sécurité du continent, l’Europe à 25 conduit exactement à son contraire. L’opération est à l’honneur de l’intelligence européenne.

(Nous disons 25, demain ce sera 27, peu importe. Cette farce de l’élargissement n’est plus aujourd’hui une question de comptabilité — 25 ou 27. C’est une question fondamentale qui met en cause la notion d’“Europe”.)

En “post-scriptum”, on ajoutera que, comme toujours, la réponse se trouve à l’Ouest du bloc de l’Ouest, dans les relations avec les USA. Tant que le bloc de l’Est y sera assujetti d’une façon agressive, comme il l’est aujourd’hui, le dilemme intra-européen sera explosif et la crise s’aggravera.