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4723• De longues déclarations de Poutine dans le cadre de son émission annuelle “Ligne directe”, où il répond à des questions de citoyens russes (et même étrangers). • Évoquant l’incident du HMS Defender, Poutine le qualifie nettement de “provocation”, et il insiste sur la possibilité que cet incident aurait pu évoluer vers des tirs directs sur le navire anglais (s’il n’avait pas rebroussé chemin). • Pour lui, même dans ce cas, il n’y aurait pas eu enchaînement vers une guerre. • Grande nouvelle : Poutine ne croit plus à l'inéluctabilité d'une guerre nucléaire en cas d’affrontement limité.
Le 30 juin, Poutine a tenu ce qu’il nomme depuis 19 ans son “Grand Oral” (tous les ans sauf l’année dernière à cause du Covid), soit une longue émission télévisée au cours de laquelle le président russe répond à des questions qui lui sont envoyées de tout le pays, et même de l’étranger. (Plus de 1,5 million de questions cette année.) Bien entendu, la variété des sujets abordés est très grande. On se concentre ici sur ceux qui concernent les tensions internationales sur la façade Ouest de la Russie, et la Mer Noire, soit les manœuvres navales et l’incident du HMS Defender, l’Ukraine et la présence de l’OTAN sur ses frontières terrestres.
« Lors de l’émission Ligne directe 2021, Vladimir Poutine a qualifié l’événement en Mer Noire du 23 juin du destroyer de la Royal Navy HMS Defender, de provocation non seulement de la part du Royaume-Uni mais aussi des Etats-Unis. Il a révélé que l’incident avait été observé par un avion de reconnaissance de l’US Air Force qui avait décollé d’une base aérienne en Crète.
» “Ceux qui le font comprennent qu’ils ne peuvent pas sortir victorieux de cette guerre, c’est une chose très importante. Je ne pense pas que nous serions contents du développement des événements dont vous parlez, mais au moins nous savons pour quoi nous nous battons. Nous nous battons pour nous-mêmes, pour notre avenir sur notre territoire. Ce n’est pas nous qui sommes venus vers eux à des milliers de kilomètres, […] ils sont venus à nos frontières et ont violé nos eaux territoriales”, a déclaré le dirigeant russe.
» Interrogé sur les conséquences de l’incident, Poutine a rejeté tout début d’une guerre [mondiale et nucléaire par conséquent].
» “Vous avez dit que le monde était au bord d'une guerre mondiale. Bien sûr que non. Même si nous avions coulé ce navire, il serait encore difficile d’imaginer que le monde serait au bord d’une Troisième Guerre mondiale, parce que ceux qui le font savent qu'ils ne peuvent pas sortir victorieux de cette guerre”
» [Sur un autre sujet], Vladimir Poutine a accusé mercredi son homologue ukrainien, Volodymyr Zelenski, d'avoir cédé son pays aux Occidentaux, ce qui rend selon lui difficile une éventuelle rencontre entre les deux dirigeants.
» “À quoi bon rencontrer Zelenski, s’il a abandonné son pays à un contrôle total depuis l’étranger ?”, a lancé Poutine. “Les questions clés, vitales pour l’Ukraine, ne sont pas résolues à Kiev mais à Washington. Et dans une certaine mesure à Paris et Berlin”, a-t-il poursuivi.
» Il a précisé pour autant qu’il ne refusait pas de rencontrer Zelenski, mais qu'il “fallait savoir de quoi on peut parler”.
» Enfin, Poutine a commenté les exercices navals Sea Breeze des pays de l’Otan, qui se déroulent dans la partie ukrainienne de la mer Noire.
» “Regardez, ils ont fait du bruit autour de nos exercices sur notre territoire près des frontières ukrainiennes. J’ai donné des instructions au ministère de la Défense pour les achever progressivement et retirer les troupes, si cela inquiète autant. Nous l’avons fait. Mais au lieu de répondre positivement à cela et de dire: ‘D’accord, nous avons compris votre réaction face à notre indignation’, au lieu de cela, qu’ont-ils fait ? Ils se sont pointés à nos frontières.” »
Comme d’habitude, Poutine parle net et sans barguigner. Il n’empêche que son propos contient des notions sous-entendues qui sont importantes, sinon révolutionnaires. En une interprétation qui ne doit pas reculer devant les termes clairs, Poutine propose à ses “partenaires”, – USA et UK de préférence, – deux points sans ambiguïté, et sans précédent pour l’actuel “face-à-face” dont les “partenaires” en question portent la totale responsabilité originelle pour la séquence depuis le coup de Kiev de février 2014 :
• premier point, – que, dans la logique de la réflexion soulevée par l’incident du HMS Defender, dont le caractère essentiel n’est pas la violation des eaux territoriales russes/Crimée, mais bien le fait que les coups de semonce tirée vers l’unité britannique l’ont été avec des munitions réelles (obus, bombes peut-être) ; d’où ce constat sans ambiguïtés que l’on résumera ainsi : il existe bel et bien “la possibilité de tirs directs, jusqu’à des dommages pouvant aller à une destruction complète d’unités navales” ;
• deuxième point, – que dans un tel cas, il n’y aurait pas automatiquement une montée vers un conflit nucléaire d’anéantissement : « Vous avez dit que le monde était au bord d'une guerre mondiale. Bien sûr que non. Même si nous avions coulé ce navire, il serait encore difficile d’imaginer que le monde serait au bord d’une Troisième Guerre mondiale, parce que ceux qui le font savent qu’ils ne peuvent pas sortir victorieux de cette guerre.»
Même si cela a été assez peu noté, – vieille habitude de notre étrange époque où une loi sur les orientations sexuelles apparaît plus grave pour déclencher une vraie crise “diplomatique” que la possibilité de destruction d’une unité navale d’une puissance nucléaire (UK, par délégation US) par une autre puissance nucléaire (Russie, sans délégation de quiconque, loin de là), – il s’agit de la part du président russe d’un complet et sensationnel changement d’appréciation sur une matière absolument essentielle. Il s’agit de la possibilité d’un conflit avec les membres du club du bloc-BAO : considérer que l’on puisse considérer un conflit limité avec n’importe quel pays, essentiellement du bloc-BAO, sans exception quelconque (y compris avec les USA, UK étant assimilé par Poutine aux USA sans vergogne ni la moindre précaution diplomatique), sans risque irrésistible, et peut-être même sans risque véritablement important de monter par enchaînement au conflit nucléaire.
Jusqu’ici, Poutine et la Russie semblaient à peu près “paralysés” vis-à-vis du bloc-BAO avec USA en premier bien entendu, par la crainte d’une montée du moindre conflit armé jusqu’à l’impensable guerre nucléaire, qui serait nécessairement d’anéantissement pour tous les adversaires des deux côtés. Ce que nous annonce Poutine, et qui est véritablement une nouvelle extraordinaire, est que cette crainte, donc la paralysie, n’existe plus.
Pour faire clair, brutal et à peine outrancier, il nous dit : “Si le destroyer de la Royal Navy HMS Defender n’avait pas rebroussé chemin, nous le coulions”. C’est un constat un peu exagéré car le cas du HMS Defender a été l’expérimentation qui a expérimenté opérationnellement le changement complet de la perception des Russes ; alors, un “pour faire clair” un peu plus ajusté et actualisé devient : “Si le destroyer de la Royal Navy HMS Defender, ou un autre de la même bande, entre à nouveau dans nos eaux territoriales (y compris Crimée, of course) et ne rebrousse pas chemin après nos coups de semonce, nous le coulerons”.
Ici se pose l’inévitable question : pourquoi une telle évolution qui est si considérable ? Pour entamer l’explication, on citera ces mots du colonel Lang déjà cités, sur la faiblesse de Biden, des USA et le reste :
« On a beaucoup parlé de l’habileté de Poutine à juger justement les gens, compétence qu’il aurait acquise en tant qu'officier (lieutenant-colonel) de la 2e Direction Principale du KGB (contre-espionnage). C'est un éloge qu’il mérite probablement. Eh bien, chers lecteurs de ‘Turcopole’, il a jugé Joe et déterminé que c’est un vieil homme affaibli, un homme qui n'est bon qu’à menacer le peuple américain s’il n’obéit pas... »
Ce que signifie ce jugement de Poutine sur Biden va très loin, il embrasse
d’une part l’entièreté du pouvoir et de la direction US ;
d’autre part la capacité de la volonté d’utiliser l’arme nucléaire.
Les Russes ont évidemment suivi un débat qui vient de loin aux USA, et qui a pris toute sa force sous le président Trump. Il y eut notamment l’intervention de deux généraux ayant commandé ou commandant le Strategic Command (les forces nucléaires stratégiques US) concernant la question d’obéir aux ordres de tir de frappes nucléaires. On les rappelle succinctement (notre texte du 19 novembre 2017) :
• Interrogé par le Congrès sur l’exécution d’un ordre du président (Trump à l’époque) de tirer du nucléaire stratégique, le général Hyten (USAF) qui commandait alors le Strategic Command, donna cette explication extraordinaire :
« [Hyten] a déclaré qu'il ne suivrait pas aveuglément les ordres du président américain Donald Trump, quels qu’ils soient, notant que le droit des conflits armés interdisant l’utilisation d'une force disproportionnée infligeant des souffrances inutiles, serait une autorité supérieure en matière de prise de décision.
» Je donne un avis au président, il me dit ce que je dois faire. Et si c’est illégal, devinez ce qu’il arrive ? Je vais lui dire “Mr. le président, c’est illégal”. Et devinez ce qu’il arrive ? Il va me demander “Qu’est-ce qui serait légal ?” Et nous discuterons de diverses options, avec un ensemble de possibilités pour prendre en compte la situation telle qu’elle est, et c’est comme ça que ça marche. Ce n’est pas si compliqué. »• Un autre général, Kehler de l’USAF également, et également passé à la tête de STRACOM, se montra encore plus disert devant les parlementaires qui l’interrogeaient. Voici une partie intéressante du dialogue, alors qu’on lui demande “Qu’auriez-vous fait si vous aviez reçu l’ordre de tirer du nucléaire ?” :
« – J’aurais dit : Je ne suis pas prêt à poursuivre...
– Alors que se passerait-il ?
– Je ne sais pas... Heureusement, ce sont des scénarios hypothétiques. Il y a le facteur humain dans notre système. Il y a un élément humain dans tout ça.
Ce serait une situation constitutionnelle très intéressante, je crois. Les militaires sont obligés de suivre les ordres légaux mais ne sont pas obligés de suivre les ordres illégaux... Mais je me suis toujours assuré d'avoir des conseillers juridiques à proximité lorsque je dirigeais Strategic Command. »
Bien entendu, tout cela était dit sous la présidence Trump, lorsque tout le monde s’effrayait que Trump, classé comme fou irresponsable autant que fasciste notoire, pourrait bien avoir la lubie d’ordonner un tir nucléaire (il était alors question de la Corée du Nord). Or, le point très intéressant est que, bien que personne n’ait l’autorisation de le dire, le même doute, peut-être en plus grave, sur les capacités de Biden de tenir sa fonction et de gérer une situation de très grand danger pouvant nécessiter éventuellement le tir d’armes nucléaires est très vite apparu.
La chose a pris un aspect officiel, ouvrant la voie vers une “réforme” de la décision de tir, qui pourrait être confiée à une sorte de directoire (le président, le [la] Speaker de la Chambre, éventuellement le président de la Cour Suprême, d’autres)... Ainsi notions-nous le 25 février 2021 :
« Comment le parti démocrate compte-t-il aborder et conduire la délicate mission dans le but de se débarrasser de Biden ? D’abord en privant sa fonction de certaines prérogatives ultra-sensibles, et il n’est pas d’autre qui soit plus sensible que l’autorité déléguée au seul président d’ordonner l’utilisation d’armes nucléaires, – le fameux ‘bouton rouge’ comme l’on disait du temps de la dissuasion de la Guerre Froide.
Ainsi, un nombre important de parlementaires démocrates de la Chambre (une trentaine) ont-ils signé la lettre de l’un d’entre eux, demandant au président Biden de réformer ce privilège du ‘bouton rouge’, pour le faire partager par plusieurs autorités.
» “Environ trois douzaines de démocrates de la Chambre ont envoyé une lettre à Joe Biden l’exhortant à renoncer au contrôle exclusif des codes de lancement nucléaire de la nation, citant des “risques réels”’ pouvant conduire à un tir provocateur ou à une guerre nucléaire accidentelle, selon les rapports. “Doter une personne de cette autorité comporte des risques réels”, lit-on dans la lettre suscitée par le député Jimmy Panetta (D-CA), obtenue par Politico”. »
Tout cela montre une extraordinaire faiblesse du pouvoir US, sur le point fondamental pour la sécurité nationale de la décision d’emploi du nucléaire, et cela quel que soit le président. L’idée d’un directoire pour prendre une décision dans un tel domaine demandant une extrême rapidité et/ou une formidable capacité de responsabilité chez plusieurs personnes ayant été réunies, en même temps, peut-être même à l’unanimité, est en fait une recette inéluctable pour la paralysie, et cela étant réalisé par les acteurs potentiels avant que le cas ne se présente ; c’est-à-dire la pouvoir washingtonien subissant une pression générale pour éviter à tout prix la perspective et la responsabilité d’une frappe/d’une guerre nucléaire
Il nous semble bien entendu assuré que les Russes ont suivi tout cela, et qu’ils ont vu confirmée leur perception de l’incarnation d’un pouvoir paralysé et affreusement affaibli dans la personne de Biden. Leur conclusion, comme Poutine l’a dit, – Poutine qui, de son côté, fait évidemment tout ce qui est possible en toute raison, pour éviter un conflit nucléaire, – c’est qu’il y a finalement assez peu de risques qu’un engagement local fasse monter vers le nucléaire, dans le chef des USA, – et la Russie ayant la position que l’on sait, c’est-à-dire envisageant pour ce cas une riposte armée sans restriction de leur part contre une pression jugée insupportable.
Certes, le risque subsiste évidemment mais ce n’est qu’un risque et non plus désormais une certitude ; pour défendre l’intégrité de la Russie, les dirigeants russes, Poutine en premier, prendront ce risque. L’“expérimentation” du HMS Defender a ouvert la boite de Pandore de la psychologie : on a tiré à munitions réelles. Désormais, s’il y a violation, on recommencera, et si l’intrus n’obtempère pas, les tirs de sommation deviendront des tirs au but. Notre perception des interventions de Poutine est que les Russes ont désormais cette politique-là. Le côté américaniste l’a-t-il compris ? Les Russes s’en fichent bien, si la sécurité et l’intégrité de la nation russe sont directement menacées.
Mis en ligne le 1er juillet 2021 à 14H45