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61952 janvier 2020 – Au cours de mes lectures, je tombe sur une référence qui m’envoie à un article du journaliste anglais Owen Matthews, qui fut notamment correspondant de Newsweek à Moscou de 1997 à 2016, et auteur du récent bestseller Black Sun. C’est un journaliste expérimenté, bien dans la norme anglo-saxonne, avec ce qu’il juge être une grande connaissance de la Russie et par conséquent une extrême antipathie pour Poutine et une dénonciation empressée du danger russe... Donc, le voici auteur de cet article du 6 décembre 2019 dans le Times Litterature Supplement [TLS] (le Times, quotidien londonien sans doute le plus antipoutinien et antirusse avec le Guardian).
Le titre attire aussitôt mon attention : « Le politicien judoka », avec ce sous-titre « Enquête sur le phénomène du succès continuel de Poutine ». Imaginez : un journaliste de cette trempe parlant du “succès continuel” de Poutine ! Je me mets à la lecture de la chose ; en fait une recension de plusieurs livres sur Poutine, d’auteurs respectables et remarquablement objectifs, admirablement vertueux, – bref, antirusses anti-Poutine. Je laisse ici l’argumentation pour vous livrer d’abord les premières lignes de l’article (un peu plus d’un paragraphe). Tout y est dit du sens du jugement de Matthews, qui paraît si révolutionnaire par rapport à ce qu’est cet auteur.
« Comme de nombreux correspondants occidentaux à Moscou, j'ai passé les vingt dernières années à prédire le début de la fin du régime de Vladimir Poutine. Le naufrage du sous-marin Koursk en 2000 a porté un coup fatal à l'autorité de Poutine, ai-je écrit. Tout comme le siège du théâtre Nord-Ost en 2002 et le siège de l'école de Beslan en 2004. L'emprisonnement de l'oligarque Mikhaïl Khodorkovski allait mettre fin aux investissements étrangers et inciter les élites russes à se rebeller contre le Kremlin. L'invasion de la Géorgie en 2008 allait déclencher des sanctions économiques destructrices pour le régime, tout comme l'invasion de la Crimée en 2014. L’empoisonnement des espions ex-soviétiques Alexander Litvinenko et Sergei Skripal aurait des répercussions diplomatiques et économiques dévastatrices, tout comme la destruction d’un avion de ligne malaisien, le soutien à Bachar al-Assad et l’ingérence. Poutine disparaîtrait dès que les prix du pétrole baisseraient. De même dès que l'élite russe aurait réalisé que son action étaient défavorable à leurs actifs offshore il tomberait. De même dès que le sentiment de patriotisme suivant l’annexion de la Crimée se serait dissipé et que les Russes ordinaires auraient commencé à s’intéresser à leurs réfrigérateurs vides plutôt qu’à la propagande diffusée par leurs télévisions.
» Et pourtant, Poutine est toujours là. Après deux décennies, le moment est venu pour les sceptiques, même les plus endurcis, d'admettre qu'il est l'un des dirigeants mondiaux les plus efficaces de notre époque. Il est également grand temps pour les politologues, les économistes, les politiciens et les historiens d'examiner comment Poutine a fait, — et de formuler des théories sur ce qu'il va faire ensuite... »
Dans le cours de l’article, la narrative d’une Russie faible, isolée, etc. (et d’un Poutine à mesure, imagine-t-on) est soutenue sans coup férir, comme elle l’a toujours été depuis 1989-1991... Passage irréfutable où l’un des plus brillants historiens anglais de la Russie, Robert Service, vous assure que la Russie n’a aucune réelle puissance culturelle et civilisationnelle. « Mais la Russie est-elle vraiment forte ou faible ? Les deux décennies que j'ai passées à faire des reportages pour Newsweek, le Spectator et une douzaine d'autres journaux et magazines occidentaux m'ont convaincu que ce pays est un tigre de papier. [L’historien Robert] Service est d'accord. La “limousine russe ... peut effrayer les passants, mais sous le capot elle est beaucoup moins puissante que ce que le manuel proclame”. Gagner des guerres contre de petits voisins ne suffit pas. “Pour rester une grande puissance, la Russie doit aussi devenir une puissance technologique internationale”, ainsi qu'une puissance civilisationnelle et culturelle. La Russie de Poutine, soutient Service, n'a ni l'un ni l'autre. »
Enfin la conclusion de Matthew, après avoir continué à affirmer la faiblesse extrême de la Russie et les continuels succès de Poutine : « J’ai passé les deux dernières décennies à faire valoir que Poutine est en fait faible, que ses services de renseignement sont en loques et désorganisés et que sa politique est incohérente. Mais s’il peut néanmoins nous battre à plate couture, cela signifie-t-il que nous sommes encore plus faibles ? »
Ainsi donc, vous direz-vous, enfin les journalistes-Système, notamment anglosaxons, commenceraient-ils à réaliser la vérité-de-situation du camarade Poutine ? A première vue oui, pourrait-on se dire en se satisfaisant de l'apparence, – mais pas si vite... Ce qui est remarquable dans le premier extrait, le long premier paragraphe, c’est que Matthews égrène tous les grossiers simulacres montés contre Poutine sans jamais en démentir aucun, ni même émettre la moindre réserve sur aucun d’entre eux. Toutes les horreurs que Poutine a commises pendant la période et qui eussent dû le balayer restent plus que jamais des horreurs épouvantables qui ont été faites par lui alors qu’il (Poutine) est tout sauf balayé...
Ainsi en est-il : et pourtant il tourne, il tourne même à une vitesse qu’aucun autre homme d’État n’est capable de seulement approcher, surtout dans le bloc-BAO alors que toutes ces horreurs auraient dû le faire chuter dix fois, cent fois !
Cette conclusion absolument irréelle, – car effectivement, comment un homme aurait-il pu franchir tant d’obstacles infranchissables du point de vue de la communication et de la stature internationale, – est le produit de ce que j’appelle le déterminisme-narrativiste, concept forgé à propos de la crise ukrainienne qui représente un tournant dans la perception. Comme le dit le chapeau de présentation de l’article du Glossaire.dde : « L’Ukraine a montré que, pour ceux qui ne peuvent plus se dégager du Système, la narrative qui leur tient lieu de réalité les enchaîne à des logiques absurdes et pressantes, comme une sorte de déterminisme psychologique qui enfermerait l’esprit dans une sorte de schizophrénie qui serait la plus efficace des prisons pour la perception du monde. » Autrement dit, lorsqu’un simulacre (une narrative) est érigée en “vérité” incontestable, vous êtes enchaîné à sa logique totalement faussaire qui devient le déterminisme de toute perception à venir.
Ainsi Poutine est il un politicien au succès extraordinaire malgré toutes les infamies qu’il a commises, qui ont été montrées et démontrées, et qui toutes auraient dû l’abattre à chaque occasion en le mettant au ban de la communauté internationale jusqu’à l’isoler comme un paria dont son peuple brandirait rapidement la tête au bout d’une pique ; ainsi la Russie triomphe-t-elle partout malgré sa faiblesse, son déséquilibre, sa révolte populaire proche de gronder, son statut de pays du Quint-Monde, sans culture, sans civilisation, inapte aux technologies...
Ainsi font-ils de Poutine une sorte de Superman au centuple, triomphant de tous et de toutes malgré sa faiblesse pitoyable et ses monstruosités qui lui valent la fureur et les ripostes de la Grande Civilisation, un gangster, un grossier personnage sans culture ni la moindre capacité, qui pourtant les met tous par terre à la seconde où il se met en garde... Mais cet homme, c’est le Diable, diable...
Je leur souhaite bien du bonheur avec un dossier pareil, car Matthew nous avertit : « Il est également grand temps pour les politologues, les économistes, les politiciens et les historiens d'examiner comment Poutine a fait... » (c’est fait, on a vu qu’il a “fait” sans avoir la capacité de faire) et il est « également grand temps pour les politologues, les économistes, les politiciens et les historiens [...] de formuler des théories sur ce qu'il va faire ensuite... » (c’est à faire, et la prévision risque bien d’être le plus beau simulacre de théories-bouffe du siècle).
Qu’il complote donc, Poutine, pour faire un mandat de plus, et ses “adversaires” se verront tellement, tellement faibles par rapport à lui qui est si, si faible, qu’ils fabriqueront une narrative où ce Gengis Khan d’opérette réclame qu’ils déposent leurs armes sophistiquées à ses pieds, et qu’ils s’exécuteront à une vitesse que vous n’imaginez pas, aussi rapide qu’un JSF/F-35.
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