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652Le journaliste Patrick Cockburn, que nous citons d’une façon régulière, doit être effectivement souvent consulté pour redresser certains aspects de la réalité des choses. Cette fois encore, le 26 juin 2011 dans The Independent, Cockburn nous apporte quelques précieuses précisions sur un aspect important de la situation libyenne. Il s’agit, à partir d’enquêtes avec divers contacts sur place et avec des sources au sein d’organisations humanitaires, de déterminer une appréciation de la réalité des responsabilités du colonel Kadhafi et de son régime, des pratiques qu’on a dénoncées chez lui, de toutes les vilenies dont on l’a chargé et qui ont justifié pour l’essentiel l’intervention des américanistes-occidentalistes.
…Bien entendu, le constat général qui en ressort n’a pas grand’chose à voir avec la narrative noir-blanc que les courants dominants de la communication, orchestrés par des valeurs-Système sûres, tel un BHL, nous communiquent à longueur de colonnes écrites ou d’émissions enregistrées. Non pas qu’il faille aussitôt y voir une “réhabilitation” de Kadhafi, qui reste évidemment ce qu’il est. L’essentiel n’est pas de savoir qui est Kadhafi mais qui nous sommes, nous qui lançons des expéditions guerrières sans but et sans moyen sinon ceux de quelques massacres absurdes, nous qui fabriquons des diables et des anges contre les diables et ainsi de suite.
Par conséquent, Cockburn nous avertit : “Ne croyez pas tout ce que vous voyez et lisez à propos de Kadhafi”. Après une mise en perspective du rôle du système de la communication durant la chaîne crisique du “printemps arabe”, le rôle des médias américanistes-occidentalistes, etc., il donne quelques indications sur la situation de Kadhafi et ce qu’on peut savoir de son action.
«With so many countries out of bounds, journalists have flocked to Benghazi, in Libya, which can be reached from Egypt without a visa. Alternatively they go to Tripoli, where the government allows a carefully monitored press corps to operate under strict supervision. Having arrived in these two cities, the ways in which the journalists report diverge sharply. Everybody reporting out of Tripoli expresses understandable scepticism about what government minders seek to show them as regards civilian casualties caused by Nato air strikes or demonstrations of support for Gaddafi. By way of contrast, the foreign press corps in Benghazi, capital of the rebel-held territory, shows surprising credulity towards more subtle but equally self-serving stories from the rebel government or its sympathisers.
»Ever since the Libyan uprising started on 15 February, the foreign media have regurgitated stories of atrocities carried out by Gaddafi's forces. It is now becoming clear that reputable human rights organisations such as Amnesty International and Human Rights Watch have been unable to find evidence for the worst of these. For instance, they could find no credible witnesses to the mass rapes said to have been ordered by Gaddafi. Foreign mercenaries supposedly recruited by Gaddafi and shown off to the press were later quietly released when they turned out to be undocumented labourers from central and west Africa.
»The crimes for which there is proof against Gaddafi are more prosaic, such as the bombardment of civilians in Misrata who have no way to escape. There is also proof of the shooting of unarmed protesters and people at funerals early on in the uprising. Amnesty estimates that some 100-110 people were killed in Benghazi and 59-64 in Baida, though it warns that some of the dead may have been government supporters.
»The Libyan insurgents were adept at dealing with the press from an early stage and this included skilful propaganda to put the blame for unexplained killings on the other side. One story, to which credence was given by the foreign media early on in Benghazi, was that eight to 10 government troops who refused to shoot protesters were executed by their own side. Their bodies were shown on TV. But Donatella Rovera, senior crisis response adviser for Amnesty International, says there is strong evidence for a different explanation. She says amateur video shows them alive after they had been captured, suggesting it was the rebels who killed them.»
Cockburn termine son article en mettant en évidence les irresponsabilités occidentales dans les jugements, contrastant avec certaines prises de position qu’on jugera plus responsables. On y retrouve les comportements habituels, les mêmes tendances, depuis le Kosovo sans aucun doute, dans la forme et l’emportement. Il est vrai que certaines descriptions dans le récit de Cockburn rappellent effectivement certaines des polémiques de la guerre du Kosovo. On retrouve enfin le facteur aggravant, dans le sens du blocage de la situation dans les extrêmes, avec les interventions d’une “justice internationale” complètement sous influence de l’Ouest, qui renforce les situations d’impasse. C’est le cas aujourd’hui, avec le mandat d’arrêt lancé contre Kadhafi par le Cour Pénale Internationale.
«…It is all credit to Amnesty International and Human Rights Watch that they have taken a sceptical attitude to atrocities until proven. Contrast this responsible attitude with that of Hillary Clinton or the prosecutor of the International Criminal Court, Luis Moreno-Ocampo, who blithely suggested that Gaddafi was using rape as a weapon of war to punish the rebels. Equally irresponsible would be a decision by the ICC to prosecute Gaddafi and his lieutenants, thus making it far less likely that Gaddafi can be eased out of power without a fight to the finish. This systematic demonisation of Gaddafi – a brutal despot he may be, but not a monster on the scale of Saddam Hussein – also makes it difficult to negotiate a ceasefire with him, though he is the only man who can deliver one.
»There is nothing particularly surprising about the rebels in Benghazi making things up or producing dubious witnesses to Gaddafi's crimes. They are fighting a war against a despot whom they fear and hate and they will understandably use black propaganda as a weapon of war. But it does show naivety on the part of the foreign media, who almost universally sympathise with the rebels, that they swallow whole so many atrocity stories fed to them by the rebel authorities and their sympathisers.»
Qui est vraiment surpris ? Qui cela peut-il surprendre ? Depuis décembre 1989 et l’opération Just Cause des USA contre le Panama, le montage et la fabrication de casus belli sur mesure sont devenus une spécialité incontestée du bloc américaniste-occidentaliste (BAO). Aucun conflit, – et il n’en a pas manqué, – n’a commencé “sur sa valeur propre” si l’on veut, y compris sur le simple exposé des “nécessités” de sécurité nationale, fussent-elles détestables (comme l’intervention US en république dominicaine en 1965). Il faut effectivement la fabrication d’un casus belli qui objectivise l’intervention au nom de “valeurs”, également affirmées comme objectives, qui sont déterminées par le seul bloc américaniste-occidentaliste. Tout cela, la fabrication de casus belli, se réalise sans nécessité de complot, de constructions élaborées, mais simplement à partir d’affirmations non vérifiées, d’affirmations officielles bien que faussaires et sur lesquelles nul ne s’explique (le rôle de l’ambassadeur US Glaspie dans le déclenchement de la première crise/guerre du Golfe). Si, auparavant, ce genre de pratique existait bien entendu, et selon les modalités qu’on a vues, elles n’étaient pas considérées comme une sorte de condition sine qua non de quelque conflit que ce soit et ne constituaient pas le véritable et dérisoire fondement d’une politique en intervenant directement pour imposer des conditions importantes impliquant l’évolution même dans le sens de l'extrémisme du conflit (blocage ou très grande difficulté de négocier à cause de la “diabolisation”).
Comme on le dit évidemment, cette sorte de précision n’a pas pour but de défendre ou de rétablir la “valeur” de tel ou tel dictateur, ex-ami du bloc BAO depuis 9/11 devenu victime de la croisade permanente du bloc BAO. Il nous importe même assez peu de faire des comparaisons et des échelles de monstruosité (Kadhafi, «…a brutal despot he may be, but not a monster on the scale of Saddam Hussein»). Ce qui importe en l’occurrence, c’est la voie choisie comme seul moyen d’appréhender cette sorte de problème par ces pays du bloc américanistes-occidentalistes, qui est l’action militaire avec l’anathème qui le justifie, qui empêche tout espoir raisonnable d’éventuel arrangement amiable, d’éventuelle pacification. L’anathème consiste en général, effectivement, dans la “diabolisation” du “dictateur” ou du chef politique, ou bien d’un groupe que le système de la communication a rendu idéologiquement très marqué, – l’un ou l’autre devenant le principal adversaire. Cette pratique est aujourd’hui si systématiquement utilisée qu’on peut considérer qu’elle devient la méthode principale de fabrication du casus belli pour le bloc BAO, comme une sorte de moyen mécanique de communication qui introduit dans la démarche un élément bloquant rendant cette démarche irréversible, ou dans tous les cas très difficilement réversible pendant très longtemps
On voit bien, depuis la Libye, que ce n’est pas (plus) une pratique typiquement américaniste ou d’inspiration américaniste, mais qu’elle touche le bloc dans son entièreté, et qu’elle semble notablement liée à une attitude essentiellement dictée par des soucis d’idéologie et de communication, sans que les avantages éventuels de ces “soucis d’idéologie et de communication” soient bien envisagés, voire même bien existants. La perception des intérêts de type “classique”, y compris pétroliers et le reste, donc l’aspect géopolitique, n’est plus selon nous centrale dans la démarche, mais vient en soutien, pour donner une appréciation rationnelle de la démarche après coup, ou dans tous les cas après que la démarche ait commencé, et, en général, comme un argument secondaire qui va de soi et n’a nul besoin d’être explicité, justifié, débattu, etc. ; en général, d’ailleurs, cet aspect géopolitique de convenance se dilue très vite dans le désordre où débouche l’intervention et se transforme en un aspect instable de l’intervention, voire contre-productif, alimentant l’évolution vers le désordre et l’échec. L’aspect de politique intérieure des agresseurs du bloc dans cette sorte d'aventures, notamment avec des retombées électoralistes, est fondamental pour les dirigeants américanistes-occidentalistes, qui s’engagent souvent parce qu’ils recherchent l’affirmation d’une certaine substance dans la fonction qu’ils occupent, et dont ils sont singulièrement démunis par eux-mêmes. Tout cela nous semble peser d’un poids tel dans les explications de cette sorte de situation qu’il nous semble assez peu fondé de parler d’une politique néo-impérialiste, comme on est souvent tenté de le faire.
La dimension de communication est, dans les cas tels qu’il sont décrits, extrêmement importante. Puisque le conflit n’a en général guère de substance sauf dans les événements immédiats qui s’avèrent souvent manipulés et dont on sent la fragilité comme casus belli, la “diabolisation” de l’adversaire qui est une pure opération de communication est essentielle, au début du conflit et pour permettre de débuter le conflit. Après, lorsque les nuances et les avatars s’installent, la “diabolisation” n’est plus essentielle, et nos dirigeants guerriers pourraient s’en passer, – mais il est trop tard, elle est bien installée. On doit alors se contenter de lire des articles comme celui de Cockburn et commencer à chercher une voie de sortie où l’on ne perde pas trop la face. (Le schéma en évolution de ces interventions s’est enrichi du fait fondamental, dont ces interventions elles-mêmes sont en partie responsables, de l’impuissance grandissante des pays du bloc BAO, donc leur incapacité grandissante à gagner, à imposer leurs conditions, à liquider les dirigeants ou groupes “diabolisés”, etc. D’où la nécessité, à un moment ou l’autre, de chercher des contacts de négociation. On se trouve alors dans la pire des positions. Cela commence à être la situation dans l’affaire libyenne.)
Mis en ligne le 27 juin 2011 à 07H42