Prescription d'urgence

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Prescription d'urgence


30 octobre 2002 — Cette fois, la chose est prise sérieusement : un article de F. Stephen Larrabee, publié hier dans l'International Herad Tribune, sonne l'alarme à propos des relations germano-américaines. Larrabee est l'homme idoine pour cette tâche de sonner l'alarme et de proposer aussitôt une voie vers la réconciliation : ancien expert des affaires européennes à la Rand, ancien membre distingué du NSC sous Jimmy Carter, donc avec une étiquette “modérée”, il représente la fraction atlantiste multilatéraliste de l'establishment washingtonien, celle dont les liens sont très forts avec l'establishment allemand correspondant.

Il faut lire ce texte avec à l'esprit celui qu'a publié Viola Herms Drath dans le Washington Times du 9 octobre et à propos duquel nous venons de publier nous-mêmes une “Note de Lecture”. La prescription recommandée par Herms Drath, couplée avec l'intervention à Washington depuis la fin septembre d'un contingent respectable d'Allemands de haut niveau acquis aux relations germano-américaines “privilégiées” de type transatlantique ne semble guère donner de résultats. Larrabee sonne l'alarme en avertissant que le dommage qui pourrait naître de cette brouille est considérable.

• D'abord son constat, particulièrement pessimiste. « For the past 40 years, U.S.-German relations have been one of the key cornerstones of Western security. Today these relations are at their lowest point in decades. »

• Cela risque d'aller beaucoup plus mal si l'on ne fait rien : « Unless leaders on both sides take steps to repair the damage, relations could atrophy. »

• Larrabee laisse percer un avertissement : il y a non seulement la brouille entre Schröder et GW, il y a aussi les mesures pratiques pour la guerre contre l'Irak. La façon dont cette question est évoquée, notamment pour mettre en évidence ce que les Américains auraient à supporter si une réconciliation n'est pas rapidement tentée, montre que ces questions pratiques sont aujourd'hui sur la able. (« Germany is unlikely to participate in a U.S.-led invasion of Iraq, but use of U.S. bases in Germany and German airspace will be important for any operation against Iraq »)

• ... Et encore : même si les choses pouvaient être réparées comme Larrabee le propose, les relations resteraient difficiles à cause des tensions à venir (« Thus Iraq will raise delicate political issues for both sides. Managing these issues will be far easier if relations are on the mend. ») C'est dire s'il importe d'agir, et d'agir très vite, — car c'est dire ce que deviendront ces relations Allemagne-USA en cas de guerre, et sans réconciliation préalable.

Que faut-il faire ? Chacun doit y mettre du sien. Larrabee s'adresse d'abord à l'administration GW pour lui expliquer ce qu'elle doit faire. Ce faisant, il donne une nouvelle version, beaucoup plus héroïque, de la brouille. Il n'est plus question d'un Schröder prenant position contre la guerre en Irak pour être élu, en août dernier, mais d'un ensemble de récriminations beaucoup plus honorables. C'est une indication (car Larrabee n'écrit tout cela qu'en fonction de ce que lui disent ses amis allemands) selon laquelle le gouvernement allemand, passé le premier instant de panique, a largement construit son dossier et l'agrémente désormais d'arguments-récriminations sérieux. Les recommandations de Viola Herms Drath, qui recommandait rien de moins qu'un acte de contrition suivie de l'allégeance renouvelée de Schröder, paraissent complètement déraisonnables à la lumière nouvelle que nous donne Larrabee.


« The United States needs to do more to improve consultations with Germany. Chancellor Gerhard Schröder's disenchantment with Washington has in part been driven by his feeling that he was not adequately consulted on many issues that affected Germany's security. While better consultations are no panacea for resolving deep-seated policy differences, they can help to manage differences more effectively and diminish their political impact.

» The United States and Germany need to find new ways to deepen defense cooperation. Washington should encourage Berlin to play an active role in the new NATO Response Force proposed by Secretary of Defense Donald. This would be a concrete demonstration of Berlin's readiness to address the new threats facing the alliance.

» If the United States really wants a capable German partner, it needs to do more to liberalize its export control procedures and open its markets to German firms. While Washington must protect sensitive technology, many of the current procedures make it difficult to do business and need to be streamlined. Licenses are often needlessly delayed for months or get mired in endless bureaucracy. »


[Au passage, constatons combien la fameuse Respond Force de Rumsfeld, dont nous parlions il y a deux jours, a surtout comme fonction d'être un aimable os à ronger. Ici, elle est offerte aux Allemands. Dans d'autres cénacles, elle est offerte aux Français, pour les convaincre de se rapprocher de l'OTAN. Un jour, on l'offrira au Luxembourg, pour avoir l'accès aux banques. Cette plaisanterie se corse dans le cas allemand, lorsqu'on voit qu'on offre le contrôle d'une force dont la fonction est de réagir très rapidement (« one week's notice ») à un pays dont le processus de décision de l'emploi de la force outremer est le plus long, le plus complexe, le plus politicien qu'on puisse imaginer en Europe occidentale, et se compte en mois et non en semaines.]

De son côté, pour la “réconciliation”, qui deviendrait ainsi une sorte de “refondation”, l'Allemagne doit faire un effort. Cela sera du côté des dépenses de défense. Larrabee demande aux Allemands de devenir « a serious defense partner [for] Washington »...


« Germany... should accelerate the transformation of its military forces in order to be able to better contribute to alliance security. [...] Defense budgets are too low. At present, Germany has one of the lowest levels of defense spending in the alliance. Moreover, further cuts are being contemplated. This trend needs to be reversed if Germany wants to be regarded as a serious defense partner in Washington. »


Bien entendu, ces suggestions sont complètement irréalistes lorsqu'on songe à l'état d'esprit régnant en Allemagne. Mais elles sont faites à la lumière des concessions que ferait Washington. Croire que Washington ferait de telles concessions aux Allemands est complètement irréaliste. Et ainsi de suite.

Tout cela nous donne des indications autres que les (faux) espoirs que ces suggestions pourraient prétendre faire naître. (Ce qui n'est sans doute pas le cas : on doute que Larrabee attende beaucoup de ces suggestions.) Sur le cas lui-même, il n'y a aucune illusion à entretenir. L'affaire de la brouille germano-américaine est une affaire de rapports de force et ne se résoudra, du point de vue américain, que par un acte unilatéral allemand, éventuellement (ce serait mieux) au prix d'une humiliation de Schröder. Après tout, l'exigence des neo-conservatives, qui font pour l'heure l'essentiel de la partition de la politique américaine, est du type de la suggestion de Richard Perle, déjà relevée par ailleurs sur ce site, c'est-à-dire rien moins qu'une démission de Schröder.

Dans tous les cas, ce que semble nous indiquer le texte de Larrabee est ceci :

• La brouille entre Berlin et Washington, bien loin de s'atténuer, menace de s'institutionnaliser (« to atrophy »), puisqu'on en est à chercher des formules de substitution à un acte direct de réconciliation-contrition qui ne vient pas.

• Justement, en faisant cette recherche d'une démarche alternative, on en arrive surtout à faire ressortir tous les contentieux, toutes les mésententes entre les deux pays. Pour des gens rationnels, ce pourrait être une voie à explorer ; on doute que cela soit le cas avec l'administration GW.

• Du côté allemand, mis devant des conditions américaines draconiennes, on risque de s'habituer à cette nouvelle situation, pour constater qu'après tout elle est vivable, surtout si elle s'accompagne d'une relance d'un assemblage franco-allemand au niveau européen (la proximité de la France reste la solution de substitution au niveau de la sécurité pour les Allemands, en cas d'impasse dans ce domaine avec Washington).

La question essentielle dans cette affaire est celle des possibles, — on n'ose employer l'expression de “nécessité démocratique”. Les experts et les diplomates européens, qui s'y connaissent en stratégie, prévoient depuis le mois d'août qu'une fois élu, Schröder renversera complètement son engagement anti-US pour retrouver l'alliance US. Les hommes politiques européens, qui n'y connaissent rien en stratégie mais beaucoup plus en politique, estiment que Schröder ne peut pas faire cela, que son engagement est trop fort auprès de son électorat, qu'une volte-face serait un suicide politique. On voit qu'il n'est pas question de vertu civique mais des possibilités politiciennes (car l'alliance avec Washington, c'est aussi un problème politicien pour Berlin, beaucoup plus qu'une question stratégique). Il semble que, pour l'instant, les hommes politiques aient raison. L'ironie, — cette ironie-là est courante dans nos situations occidentales où le mieux/le bien peut sortir du pire de la médiocrité, — l'ironie est que cette vilaine affaire contribue puissamment à poser des problèmes fondamentaux, comme celui de l'allégeance allemande aux USA qui est effectivement un problème fondamental pour l'Europe.