Prince Bandar et un silence de mort

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Prince Bandar et un silence de mort

Depuis une grosse décade, un mystère de type stratégique est discrètement mais fortement présent dans le système de la communication : le sort du Saoudien, Prince Bandar ben Sultan. C’est un homme-clef de la direction saoudienne, de l’influence anglo-saxonne en Arabie Saoudite, du réseau fondamental de corruption et de manipulation de puissance du bloc BAO (dont les divers scandales Yamamah), de l’anglosaxonnisme et de l’américanisme tels qu’ils règnent sur le Moyen-Orient du pétrole dans la séquence historique entamée le 14 février 1945, au cours d’un entretien entre Franklin Delano Roosevelt et le roi Abdoul Aziz de la maison des Saoud, à bord du croiseur USS Quincey, sur le Grand Lac Salé, traversé par le Canal de Suez.

Diverses informations et interprétations parcellaires sur le sort de Prince Bandar, sur un événement violent le concernant ou concernant la direction des services de renseignement saoudiens, ont été publiées depuis le 22 juillet. Les sources (sites) sont très diverses, mais certaines très significatives, et souvent de tendances identifiées et certainement éloignées, sinon antagonistes, ce qui donne du fondement à la rumeur par l’absence de concertation ou d'imitation. Nous restituons quelques-unes de ces publications, sans commentaires particuliers sur ces sources ; nos lecteurs et nous-mêmes en connaissent notablement pour certaines, moins ou pas du tout pour d’autres (celles qui sont citées et d’autres, non citées). On ne s’attarde pas à une supputation à ce propos. Nous nous intéressons au fait même de la reprise de l’information, puis de son développement avec variation.

• Le 22 juillet 2012, PressTV.com publiait une très brève nouvelle parlant d’une explosion dans le building abritant le renseignement saoudien, et la mort de l’adjoint du chef du renseignement, – c’est-à-dire l’adjoint de Bandar. Texte très bref, présenté comme relayant une autre source : «The explosion took place on Sunday when Bin Sultan’s deputy was entering the building, Yemen's al-Fajr Press quoted eyewitnesses as saying.»

• Le 26 juillet 2012, MediaLibre.eu annonce que Bandar ben Sultan est mort, citant l’information de l’explosion donnée par PressTV.com mais en y impliquant Bandar comme victime («L’explosion a eu lieu ce dimanche, quand M. Ben Sultan est entré dans le bâtiment. Les médias saoudiens se sont jusqu’à présent abstenus de montrer toute réaction à l’explosion, et ne fait aucun commentaire.»)

• Le 27 juillet 2012, le site Middle East Strategic Perspectives, basé à Beyrouth fait un long développement, à partir des publications ci-dessus, selon le thème qu’il s’agit d’une “assassinat médiatique de faible intensité”, autrement dit une manoeuvre de communication à placer dans la rubrique “désinformation”, ou bien “mésinformation”, ou bien éventuellement autre… Le développement reste assez sibyllin, comme il se doit, sauf, semble-t-il, la conclusion selon laquelle Bandar est sain et sauf. Dans ce cas, le silence officiel sur cette affaire est présenté, d'une façon assez contrainte et plutôt contestable, comme un argument en faveur de la dernière affirmation. («…surtout qu’une explosion aussi importante dans un lieu aussi sensible dans un pays aussi central dans la région, ne peut être longtemps ignorée»).

• Le 29 juillet 2012, le réseau Voltaire annonce qu’une “source officieuse” vient de lui confirmer la mort de Bandar, mais dans une explosion le 26 juillet. L’attentat est présenté comme l’acte des services de sécurité syriens, en représailles de l’attentat de Damas du 18 juillet, lui-même présenté comme le résultat de l’action de Bandar avec le soutien logistique de la CIA. Le 30 juillet 2012, le réseau Voltaire précise que les autorités saoudiennes restent silencieuses malgré la multiplication des spéculations et des demandes d’information, – confirmation ou démenti, – sur le sort de Bandar, et interprète ce silence comme un signe de grand désarroi dans la direction saoudienne. («À l’évidence, que le prince soit vivant ou mort, cette réserve atteste d’un grave trouble dans la famille royale saoudienne».)

• Le 31 juillet 2012, DEBKAFiles publie un long rapport sur l’affaire. Le site reste, lui aussi, prudent : s’il affirme la mort de Bandar selon ses sources, il précise que l’information est en attente d’être confirmée ou démentie par la direction saoudienne et, lui aussi, interprète ce silence comme un signe de désarroi extrême  : «Saudi silence on intelligence chief Bandar’s fate denotes panic.». Le site DEBKAFiles revendique la primauté dans l’annonce de la nouvelle, ou de la rumeur, sur son réseau payant, le 26 juillet, – mais cela reste une affirmation ouverte, laissée à la petite histoire de l’information et du jeu journalistique du scoop. DEBKAFiles reprend la thèse d’une équipe syrienne éxécutant l’opération, mais lui préfère finalement celle d’une opération essentiellement iranienne ; cela, en hommage aux capacités iraniennes, et hommage intéressé puisque cela permet de grossir le danger iranien et d’alimenter l’argument d’une attaque contre l’Iran. Quoi qu’il en soit, l’événement de la mort de Bandar, même celui des spéculations autour de sa mort, sont présentés dans une lumière stratégique très intense qui se justifie objectivement…

«Disquiet in Washington, Jerusalem and a row of Middle East capitals is gaining ground the longer the Saudi government stays silent on the reports of the assassination of the newly-appointed Saudi intelligence chief Prince Bandar bin Sultan, purportedly in a revenge operation by a Syrian intelligence death squad. If true, it would shoot a devastating tentacle out from the Syrian conflict to the broader region. It is widely feared that Saudi rulers are too traumatized to respond by the fear of Iranian penetration of the highest and most closely guarded circles of Saudi government, possibly climaxing in Bandar’s assassination.»

Laissons ici ces spéculations, annonces officieuses, silence saoudien, etc., considérés du point de vue de l’événement lui-même puisqu’on ne peut rien trancher pour l’instant. Mais l’état même de la situation fait qu’il s’agit bien tout de même, d’ores et déjà, d’un “évènement”, même si la nouvelle débouchait sur un démenti, et même sur un démenti confirmé par la réapparition publique, en chair et en os, de Prince Bandar ben Sultan. Il ne fait aucun doute que la seule chose assurée, – le silence saoudien devant ces très nombreuses affirmations, informations, rumeurs, etc. – est une indication incontestable de l’état déliquescent du pouvoir saoudien, et le mot “panique” est tout à fait justifié.

… Mais on pourrait dire plutôt une “confirmation incontestable”, tant cet état déliquescent du pouvoir saoudien est aujourd’hui avéré. Devant une rumeur d’une telle importance stratégique dans le champ essentiel du système de la communication, dans la situation de tension générale où l’on se trouve, où l’Arabie a une place de choix, on se doit de réagir avec décision, soit pour tuer dans l’œuf la chose si cela est possible et fondé, soit pour montrer une détermination plus grande encore face à l’adversité. Rien de cela et, par conséquent, effectivement, une confirmation éclatante : l’état de pourriture de la “poutre-maîtresse” (voir le 14 juillet 2012) est effectivement très avancé. On est justifié de se demander si l’Arabie n’est pas dans un état de faiblesse bien plus prononcée que d’autres pays touchés de plein fouet par la vague de déstabilisation et de déstructuration. Poser la question, certes, c’est y répondre… Soumises au sort de l’Égypte ou de la Syrie, il y a beau temps que l’Arabie et sa dynastie se seraient envolées en des millions d’éclats mêlant le sable, le pétrole et les milliards de dollars dont ce pays dispose à profusion.

L’“événement”, quel que soit le sort de Prince Bandar, est une indication de plus de l’élargissement accéléré de la crise syrienne considérée comme une partie de la “crise haute” secouant le Système, crise syrienne agissant comme un révélateur de mise à nu de toutes les tensions qui ont concouru à son aggravation exponentielle. De ce point de vue, il faut séparer cette “crise syrienne” qui a sa dynamique propre, et la guerre civile en cours qui est une circonstance opérationnelle avec sa logique propre, le lien le plus important entre les deux étant dans les effets directs et indirects “en retour” (“blowback”) de la guerre sur la crise, souvent avec des prolongements imprévisibles et potentiellement considérables ; ainsi, s’il y a effectivement eu assassinat de Prince Bandar à la suite de l’attentat de Damas, les conséquences de la mort de Bandar seraient d’une incomparable importance, dépassant très largement les circonstances opérationnelles des évènements syriens, en en faisant un événement qui serait d’une toute autre nature que celle des évènements syriens. La crise syrienne touche de plus en plus tous ceux qui, autour d’elle, ont participé et participent à son hypertrophie par communication et par actions “couvertes”. Si la guerre en Syrie peut être appréciée dans son déroulement séquentiel comme une conséquence du mouvement général de déstabilisation (dit “printemps arabe”), la crise syrienne considérée de ce point de vue est un pur produit du mouvement général de déstructuration de la crise terminale du Système. Il va de soi que la déstructuration est un phénomène infiniment plus important et plus décisif que la déstabilisation.


Mis en ligne le 1er août 2012 à 09H36