Prix Nobel du complot?

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Prix Nobel du complot?


13 octobre 2007 — Que signifie le Prix Nobel 2007? L’événement dépasse largement la répétition annuelle de la chose. Nous acceptons aisément la dimension politique implicite ou explicite de la nomination (nomination du co-lauréat Gore), son aspect étonnant d’“ingérence” très sophistiquée dans les affaires intérieures de Washington.

Voir notre Bloc-Notes d’hier: «Le Nobel de la Paix 2007, “feuille de route” vers la Maison-Blanche 2008?», — et, plus loin: «Gore est prisonnier de son succès, de sa notoriété, de son prestige. Il est prisonnier des forces qui marquent son époque, forces médiatiques et de la communication. Il lui sera quasiment impossible de ne pas exploiter son couronnement comme Prix Nobel par une action politique décidée et décisive, — et, effectivement, une entrée dans la course à la présidence semble bien celle qui corresponde le plus à cette définition. Le choix 2007 du Nobel pour la Paix ressemble à une injonction du jury des Nobel, une “feuille de route” vers la présidence, — comme une étrange interférence dans les affaires intérieures des USA, — un comble, dans la situation actuelle. On verra ce que le Prix Nobel 2007 en fera.»

Nous prolongeons notre premier constat avec un texte que publie le site WSWS.org, ce jour. L’entame de l’analyse, après le titre, ne laisse aucun doute sur l’interprétation centrale qui est proposée; justement comme nous proposons nous-mêmes, celle d’une “ingérence” dans les affaires de Washington D.C. (le souligné en gras est de nous):

«The awarding of the Nobel Peace Prize to former Vice President Al Gore is a political statement by the European bourgeoisie about the policies of the Bush administration and the politics of the United States. Rarely has there been such an open intervention by the European ruling elite in the internal politics of America.»

L’analyse développe deux aspects politiques de la nomination de Gore comme co-Prix Nobel de la Paix 2007.

• Il y a l’aspect de la bataille politique elle-même, avec la mise en avant de la lutte contre le réchauffement climatique. A côté de la substance même de ce programme, WSWS.org met en évidence combien cette préoccupation représente une attaque contre l’actuelle orientation de la direction washingtonienne.

«Climate change has also become a means to creating a common front of all the major European powers, overcoming the divisions that came to the surface over the US invasion of Iraq in 2003. France and Germany—derided as “old Europe” by then-US Defense Secretary Donald Rumsfeld—publicly opposed the war, while Britain, Italy, Spain and many eastern European countries participated in it. At this year’s G-8 summit, the European powers were able to form a bloc on the danger of global warming that for the first time compelled the Bush administration to make at least verbal concessions, six years after Bush unilaterally repudiated the Kyoto Treaty on climate change.»

• Il y a, de façon bien plus précise et comme on l’a signalé plus haut, l’aspect de renforcer très puissamment l’argument d’un Al Gore éventuellement candidat pour les présidentielles 2008 aux USA. L’analyse privilégie l’idée d’une manœuvre politique, sans qu’il soit précisé si Gore en est l’outil involontaire, l’outil volontaire ou le complice. Il n'est pas évident que la recherche de cette précision soit utile.

«It is doubtful that the Nobel prize committee aimed to inject Gore into the presidential campaign in such a direct and obvious fashion. However, behind the award is a widespread concern in ruling circles of Europe that the crisis in the United States is developing far more rapidly than the US political establishment anticipates.

»Gore is being held in waiting, in the event that a political radicalization erupts, sparked by financial crises, rising social tensions, the ongoing bloodbath in Iraq or some new military adventure by the Bush-Cheney administration, that threatens to escape the boundaries of the established two-party system in the US.

»This danger is exacerbated by the extreme telescoping of the US presidential election process. Both Democratic and Republican nominees are likely to be selected by mid-February, given the accelerated primary schedule in which nearly half of all delegates will be chosen by February 5 for nominating conventions that do not take place until late August.

»The Democrats and Republicans could well have settled on pro-war candidates — Hillary Clinton for the Democrats, any of the leading Republicans — leaving mass antiwar sentiment disenfranchised and millions of people looking for an alternative. Under such circumstances, a Nobel Peace Prize winner and critic of the Iraq war could well play the role of safety valve for bourgeois politics.»

• Ces aspects divers de l’analyse sont accompagnés d’une mise en perspective, ou plutôt d’une remise en ordre du propos par des indications diverses sur Al Gore. L’essentiel est d’indiquer qu’il importe de tenir compte du passé et des attaches de Gore, de son appartenance de classe et de la solidarité qui va avec; cela implique que, même menée à son terme l’hypothèse de son élection ne déboucherait que sur une version à peine améliorée parce qu’un peu plus “green” du même exercice du pouvoir.

«Gore, of course, is a capitalist politician, and has grown wealthy from stockholdings in Apple, Google and other high-tech giants. He is incapable, by ideology and by social interest, of offering a serious program to deal with climate change.

»Moreover, Gore has talked a better game than he has played. When in office, as vice president for eight years, he did little to advance his avowed environmental concerns. The Kyoto Treaty, which Gore played a significant role in drafting, was a largely symbolic exercise, and the Clinton administration never submitted it for ratification by the Senate because of intense opposition by American business interests.

(…)

«Gore has already demonstrated his fundamental commitment to the stability of bourgeois institutions and bourgeois rule, through his conduct during the 2000 election crisis in Florida. Despite winning the popular vote, Gore capitulated to the right-wing Republican hijacking of Florida’s electoral votes, ratified by the intervention of a politically motivated 5-4 majority of the US Supreme Court.

»Gore and the Democrats refused to conduct any serious struggle against the trampling on democracy in Florida because they were far more alarmed by the possible consequences of a popular mobilization against the right-wing electoral coup than they were by the coup itself, which placed Bush in the White House. They thus share political responsibility for all the crimes committed by Bush, Cheney & Co. since the Bush administration was inaugurated on January 20, 2001.»

WSWS.org conclut en observant combien cette nomination Nobel de Al Gore signale une considérable inquiétude en Europe, à propos de la situation aux USA: «The selection of Al Gore for the Nobel Peace Prize suggests that the European bourgeoisie sees the danger of a mass upheaval from below taking place in the United States, the center of world capitalism.»

Une crise amplifiée avant d'exister

Sans aucun doute, l’analyse WSWS.org est un texte remarquablement “politique” de la désignation du Prix Nobel 2007. Par conséquent, il est le plus proche de la réalité. Relancer un débat à propos de la validité du film d’Al Gore ou pour savoir si le réchauffement climatique est de moitié ou de deux tiers la faute de l’espèce humaine n’a pas grand intérêt.

L’interprétation de WSWS.org est audacieuse mais fondée et bien structurée. Elle pêche, à notre sens, par son orientation, c’est-à-dire dans la mesure où elle donne évidemment une interprétation trotskiste du personnage et de son évolution possible. Que Gore soit d’une famille riche, qu’il ait fait tout ce qu’il a fait sous Clinton, qu’il “ait d’ores et déjà démontré son soutien fondamental à la stabilité des institutions et des lois bourgeoises”, tout cela relève plus du slogan que de l’argument. Le fait est, au contraire, que la situation actuelle aux USA, que le sens de l'attribution du Nobel à Gore, que le fait de “la bourgeoisie européenne” craignant un courant de révolte aux USA et voyant dans Gore une possible planche de salut, nous décrivent des temps très différents de la décennie des années 1990.

Il est bien infondé de croire que, dans des temps si différents, les réactions d’un Gore seraient conformes à ce qu’elles furent dans les années 1990, et conformes à l’interprétation de l’ex-jeune homme riche né dans l’“aristocratie” de la bourgeoisie US. Le très grand intérêt de la peinture que nous fait WSWS.org de la situation US rend d’autant moins acceptable que cette même analyse prévoit des réactions humaines conformes à un schéma d’un autre temps, ou à une théorie un peu vieillotte. Si Gore est conduit, d’une façon ou l’autre, vers un engagement politique, il sera bien plus emporté par les événements qu’il ne les contrôlera. Son étiquette de candidat “marginal” parlera pour lui et lui dictera sa politique parce que tout le monde réagira à son éventuelle initiative en fonction de son étiquette et pas de sa jeunesse dorée dans la haute bourgeoisie US.

A côté de cette analyse de WSWS.org, de nombreuses réactions ont interprété ce Nobel comme un appel à une candidature pour les présidentielles, dans tous les cas aux USA. (La presse européenne, surtout française, est autiste à cet égard. Elle ne peut s’autoriser une seconde, si elle l’imagine seulement, une quelconque instabilité interne aux USA, et par conséquent une spéculation à ce propos. Ce type d’analyse est réservé à la Russie de Poutine.) Lorsqu’on songe qu’on se trouve encore à plus de douze mois de l’élection, on est conduit à observer comme un phénomène extraordinaire la prolifération des solutions alternatives à un processus officiel qu’on nous décrit pourtant comme déjà verrouillé, — d’ailleurs par une “solution Billary” très inhabituelle. La “solution Gore” s’inscrit en effet, d’ores et déjà, aux côtés de la “solution Ron Paul”. Peu nous importe à ce stade de savoir qui peut quoi et si quelqu’un peut quelque chose. Il nous suffit de constater la puissance d’un climat de déstabilisation qui nous pousse automatiquement vers l’échafaudage d’hypothèses alternatives. A force de précéder la crise et d’en préjuger, on finit par la rencontrer et, de toutes les façons, on contribue à la renforcer avant même qu'elle ait éclaté. La montée de la tension pour ces élections présidentielles est absolument exceptionnelle.

Ce caractère d’exceptionnalité est lui-même un fait remarquable. On aurait pu croire, on croirait que le départ de GW Bush étant attendu comme l’un des plus heureux événements de l’histoire des USA, la succession se ferait d’abord par une reprise en main d’un système et de processus si complètement “cochonnés” par l’actuel président. Au contraire, on a un empilement de candidats qui sont tous plus ou moins des clones de GW; des solutions inédites et à la limite de la constitutionnalité, et dans tous les cas complètement étrangères aux moeurs de la politique US; des candidats alternatifs potentiels non encore déclarés en tant que tels, figurant déjà comme des épouvantails. Tout se passe comme si l’establishment, qui n’en peut plus de devoir supporter GW encore quelques mois, était affolé à l’idée de devoir lui trouver un successeur; tout se passe comme si la machine était emballée et décourageait par avance toute tentative d’en reprendre le contrôle.